Deuxième Partie
En quoi consiste la vraie dévotion à Marie
Plusieurs véritables dévotions à la très sainte Vierge
24. Il y a, en effet, plusieurs
véritables dévotions à la très sainte Vierge: et je ne parle pas ici des fausses.
25. La première consiste à s'acquitter des devoirs du chrétien, évitant
le péché mortel, agissant plus par amour que par crainte et priant de temps en temps
la Sainte Vierge et l'honorant comme la Mère de Dieu, sans aucune dévotion spéciale envers elle.
26. La seconde consiste à avoir pour la Sainte Vierge des
sentiments plus parfaits d'estime, d'amour, de confiance et de vénération.
Elle porte à se mettre des confréries du saint Rosaire, du Scapulaire, à réciter le chapelet
et le saint Rosaire, à honorer ses images et ses autels, à publier ses louanges
et s'enrôler dans ses congrégations. Et cette dévotion, excluant le péché, est bonne, sainte
et louable; mais elle n'est pas si parfaite ni si capable de retirer les âmes des créatures
et de les détacher d'elles-mêmes pour les unir à Jésus-Christ.
27. La troisième dévotion à
la Sainte Vierge, connue et pratiquée de très peu de personnes, est celle-ci que je vais découvrir.
La parfaite pratique de dévotion à Marie
1. En quoi elle consiste.
28. Ame prédestinée, elle consiste à se donner tout entier,
en qualité d'esclave, à Marie et à Jésus par elle; ensuite, à faire toute chose avec Marie, en Marie, par Marie et pour Marie.
J'explique ces paroles.
29. Il faut choisir un jour remarquable
pour se donner, se consacrer et sacrifier volontairement et par amour, sans contrainte,
tout entier, sans aucune réserve, son corps et son âme; ses biens extérieurs de fortune,
comme sa maison, sa famille et ses revenus; ses biens intérieurs de l'âme, savoir: ses mérites,
ses grâces, ses vertus et satisfactions.
Il faut remarquer ici qu'on fait sacrifice, par cette
dévotion, à Jésus par Marie, de tout ce qu'une âme a de plus cher et dont aucune religion n'exige
le sacrifice, qui est le droit qu'on a de disposer de soi-même et de la valeur de ses prières,
de ses aumônes, de ses mortifications et satisfactions; en sorte qu'on en laisse l'entière
disposition à la très sainte Vierge, pour appliquer selon sa volonté à la plus grande gloire
de Dieu qu'elle seule connaît parfaitement.
30. On laisse en sa disposition toute la valeur
satisfactoire et impétratoire de ses bonnes oeuvres: ainsi, après l'oblation qu'on en a faite,
quoique sans aucun voeu, on n'est plus maître de tout le bien qu'on fait; mais la très sainte Vierge
peut l'appliquer, tantôt à une âme du purgatoire, pour la soulager ou délivrer,
tantôt à un pauvre pécheur pour le convertir.
31. On met bien, par cette dévotion,
ses mérites entre les mains de la Sainte Vierge; mais c'est pour les garder, les augmenter,
les embellir, parce que nous ne pouvons nous communiquer les uns aux autres les mérites
de la grâce sanctifiante, ni de la gloire.
Mais on lui donne toutes ses prières et bonnes oeuvres,
en tant qu'impétratoires et satisfactoires, pour les distribuer et appliquer à qui il lui plaira;
et si, après s'être ainsi consacré à la Sainte Vierge, on désire soulager quelque âme
du purgatoire, sauver quelque pécheur, soutenir quelqu'un de nos amis par nos prières,
nos aumônes, nos mortifications, nos sacrifices, il faudra le lui demander humblement,
et s'en tenir à ce qu'elle en déterminera, sans le connaître; étant bien persuadé que la valeur
de nos actions, étant dispensée par la même main dont Dieu se sert pour nous dispenser ses grâces
et ses dons, ils ne peuvent manquer d'être appliqués à sa plus grande gloire.
32. J'ai dit que cette dévotion consiste à se
donner à Marie en qualité d'esclave. Il faut remarquer qu'il y a trois sortes d'esclavage.
Le premier est l'esclavage de la nature; les hommes bons et mauvais
sont esclaves de Dieu en cette manière.
Le second, c'est l'esclavage de contrainte; les démons et
les damnés sont les esclaves de Dieu en cette manière.
Le troisiène, c'est l'esclavage d'amour et
de volonté; et c'est celui par lequel nous devons nous consacrer à Dieu par Marie,
de la manière la plus parfaite dont une créature se puisse servir pour se donner à son Créateur.
33. Remarquez encore qu'il y a bien de la différence entre un serviteur et un esclave.
Un serviteur veut des gages pour ses services; l'esclave n'en a point. Le serviteur est libre
de quitter son maître quand il voudra et il ne le sert que pour un temps;
l'esclave ne le peut quitter justement, il lui est livré pour toujours. Le serviteur ne donne pas
à son maître droit de vie et de mort sur sa personne; l'esclave se donne tout entier,
en sorte que son maître pourrait le faire mourir sans qu'il en fût inquiété par la justice.
Mais il est aisé de voir que l'esclave de contrainte a la plus étroite des dépendances, qui ne peut proprement
convenir qu'à un homme envers son Créateur. C'est pourquoi les chrétiens ne font point
de tels esclaves; il n'y a que les Turcs et les idolâtres qui en font de la sorte.
34. Heureuse et mille fois heureuse est l'âme libérale qui se consacre à Jésus par Marie,
en qualité d'esclave d'amour, après avoir secoué par le baptême l'esclavage tyrannique du démon!
2. Excellence de cette pratique.
35. Il me faudrait beaucoup de lumières pour décrire
parfaitement l'excellence de cette pratique, et je dirai seulement en passant:
1º Que se donner
ainsi à Jésus par les mains de Marie, c'est imiter Dieu le Père qui ne nous a donné son Fils
que par Marie, et qui ne nous communique ses grâces que par Marie; c'est imiter Dieu
le Fils qui n'est venu à nous que par Marie, et qui, nous ayant donné l'exemple pour faire
comme il a fait, nous a sollicités à aller à lui par le même moyen par lequel il est venu à nous,
qui est Marie; c'est imiter le Saint-Esprit qui ne nous communique ses grâces et ses dons que par Marie.
N'est-il pas juste que la grâce retourne à son auteur, dit saint Bernard, par le même canal par lequel elle nous est venue?
36. 2º Aller à Jésus-Christ par Marie, c'est véritablement
honorer Jésus-Christ, parce que c'est marquer que nous ne sommes pas dignes d'approcher de sa
sainteté infinie directement par nous-mêmes, à cause de nos péchés, et que nous avons besoin de Marie,
sa sainte Mère, pour être notre avocate et notre médiatrice auprès de lui, qui est notre médiateur.
C'est en même temps s'approcher de lui comme de notre médiateur et notre frère, et nous humilier
devant lui comme devant notre Dieu et notre juge: en un mot, c'est pratiquer l'humilité qui ravit toujours le coeur de Dieu.
37. 3º Se consacrer ainsi à Jésus par Marie, c'est mettre entre les mains de Marie nos bonnes
actions qui, quoiqu'elles paraissent bonnes, sont très souvent souillées et indignes
des regards et de l'acceptation de Dieu devant qui les étoiles ne sont pas pures.
Ah! prions cette bonne Mère et Maîtresse que, ayant reçu notre pauvre présent, elle le purifie,
elle le sanctifie, elle l'élève et l'embellisse de telle sorte qu'elle le rende digne de Dieu.
Tous les revenus de notre âme sont moindres devant Dieu, le Père de famille, pour gagner son amitié
et sa grâce, que ne serait devant le roi la pomme véreuse d'un pauvre paysan, fermier de sa Majesté,
pour payer sa ferme. Que ferait le pauvre homme, s'il avait de l'esprit et s'il était bien venu auprès de la reine?
Amie du pauvre paysan et respectueuse envers le roi, n'ôterait-elle pas de cette pomme ce qu'il y a de véreux
et de gâté et ne la mettrait-elle pas dans un bassin d'or entouré de fleurs; et le roi
pourrait-il s'empêcher de la recevoir, même avec joie, des mains de la reine qui aime ce
paysan? Modicum quid offerre desideras? manibus Mariae tradere cura, si non vis sustinere repulsam. Si vous voulez offrir
quelque peu de chose à Dieu, dit saint Bernard, mettez-le dans les mains de Marie, à moins que vous ne vouliez être rebuté.
38. Bon Dieu que tout ce que nous faisons est peu de chose! Mais mettons-le
dans les mains de Marie par cette dévotion. Comme nous nous serons donnés tout à fait à elle,
autant qu'on se peut donner, en nous dépouillant de tout en son honneur, elle nous sera infiniment plus libérale,
elle nous donnera «pour un oeuf un boeuf», elle se communiquera toute à nous avec ses mérites et ses vertus;
elle mettra nos présents dans le plat d'or de sa charité, elle nous revêtira comme Rébecca fit Jacob, des beaux habits
de son Fils aîné et unique Jésus-Christ, c'est-à-dire de ses mérites qu'elle a à sa
disposition: et ainsi, comme ses domestiques et esclaves, après nous être dépouillés de tout pour l'honorer,
nous aurons doubles vêtements: Omnes domestici ejus vestiti sunt duplicibus: vêtements, ornements, parfums,
mérites et vertus de Jésus et Marie dans l'âme d'un esclave de Jésus et Marie dépouillé de soi-même et fidèle en son dépouillement.
39. 4º Se donner ainsi à la Sainte Vierge, c'est exercer dans le plus haut point qu'on peut
la charité envers le prochain, puisque se faire volontairement son captif, c'est lui
donner ce qu'on a de plus cher, afin qu'elle en puisse disposer à sa volonté en faveur des vivants et des morts.
40. 5º C'est par cette dévotion qu'on met ses grâces, ses mérites et vertus en sûreté,
en faisant Marie la dépositaire et lui disant: «Tenez, ma chère Maîtresse, voilà ce que,
par la grâce de votre Fils, j'ai fait de bien; je ne suis pas capable de le garder à cause
de ma faiblesse et de mon inconstance, à cause du grand nombre et de la malice de mes
ennemis qui m'attaquent jour et nuit. Hélas! si l'on voit tous les jours les cèdres du Liban
tomber dans la boue, et des aigles, s'élevant jusqu'au soleil, devenir des oiseaux de nuit;
mille justes de même tombent à ma gauche et dix mille à ma droite, mais, ma puissante
et très puissante Princesse, gardez tout mon bien, de peur qu'on ne me le vole, tenez-moi,
de peur que je ne tombe; je vous confie en dépôt tout ce que j'ai: Depositum custodi. - Scio cui credidi.
Je sais bien qui vous êtes, c'est pourquoi je me confie tout à vous;
vous êtes fidèle à Dieu et aux hommes, et vous ne permettrez pas que rien périsse de ce
que je vous confie; vous êtes puissante, et rien ne peut vous nuire, ni ravir ce que vous
avez entre les mains.» Ipsam sequens non devias; ipsam rogans non desperas;
ipsam cogitans non erras; ipsa tenente, non corruis;
ipsa protegente, non metuis; ipsa duce, non fatigaris; ipsa propitia, pervenis (Saint Bernard, Inter flores, cap. 135).
Et ailleurs: Detinet Filium ne percutiat; detinet diabolum ne noceat; detinet virtutes ne fugiant;
detinet merita ne pereant; detinet gratiam ne effluat. Ce sont les paroles de saint Bernard
qui expriment en substance tout ce que je viens de dire. Quand il n'y aurait que ce seul
motif pour m'exciter à cette dévotion, comme le moyen de me conserver et augmenter même
dans la grâce de Dieu, je ne devrais respirer que feu et flammes pour elle.
41. 6º Cette dévotion
rend une âme vraiment libre de la liberté des enfants de Dieu. Comme pour l'amour de Marie,
on se réduit volontairement en l'esclavage, cette chère Maîtresse, par reconnaissance,
élargit et dilate le coeur, et fait marcher à pas de géant dans la voie des commandements de Dieu.
Elle ôte l'ennui, la tristesse et le scrupule. Ce fut cette dévotion que Notre-Seigneur apprit à la
chère Agnés de Langeac, religieuse morte en odeur de sainteté, comme un moyen
assuré pour sortir des grandes peines et perplexités où elle
se trouvait: «Fais-toi, lui dit-il, esclave de ma Mère et prends
la chaînette»; ce qu'elle fit; et dans le moment, toutes ses peines cessèrent.
42. Pour autoriser cette dévotion, il faudrait rapporter ici toutes
les bulles et les indulgences des papes et les mandements des évêques en sa faveur,
les confréries établies en son honneur, l'exemple de plusieurs saints et grands personnages
qui l'ont pratiquée; mais je passe tout cela sous silence.
3. Sa formule intérieure et son esprit.
43. J'ai dit ensuite que cette dévotion consistait à faire
toutes choses avec Marie, en Marie, par Marie et pour Marie.
44. Ce n'est pas assez de s'être donné une fois à Marie, en
qualité d'esclave; ce n'est pas même assez de le faire tous les mois,
et toutes les semaines: ce serait une dévotion toute passagère,
et elle n'élèverait pas l'âme à la perfection où elle est capable de l'élever.
Il n'y a pas beaucoup de difficulté à s'enrôler dans une confrérie, à embrasser
cette dévotion et à dire quelques prières vocales tous les jours, comme elle prescrit;
mais la grande difficulté est d'entrer dans l'esprit de cette dévotion
qui est de rendre une âme intérieurement dépendante et esclave
de la très sainte Vierge et de Jésus par elle.
J'ai trouvé beaucoup de personnes, qui,
avec une ardeur admirable, se sont mises sous leur saint esclavage, à l'extérieur;
mais j'en ai bien rarement trouvé qui en aient pris l'esprit et encore moins qui y aient persévéré.
Agir avec Marie.
45. 1º La pratique essentielle de cette dévotion
consiste à faire toutes ses actions avec Marie, c'est-à-dire à prendre la Sainte Vierge
pour le modèle accompli de tout ce qu'on doit faire.
46. C'est pourquoi, avant d'entreprendre
quelque chose, il faut renoncer à soi-même et à ses meilleures vues; il faut s'anéantir
devant Dieu, comme de soi incapable de tout bien surnaturel et de toute action utile au salut;
il faut recourir à la très sainte Vierge, et s'unir à elle et à ses intentions,
quoique inconnues; il faut s'unir par Marie aux intentions de Jésus-Christ,
c'est-à-dire se mettre comme un instrument entre les mains de la très sainte Vierge
afin qu'elle agisse en nous, de nous et pour nous, comme bon lui semblera,
à la plus grande gloire de son Fils, et par son Fils, Jésus, à la gloire du Père;
en sorte qu'on ne prenne de vie intérieure et d'opération spirituelle que dépendamment d'elle.
Agir en Marie.
47. 2º Il faut faire toute chose en Marie,
c'est-à-dire qu'il faut s'accoutumer peu à peu à se recueillir au-dedans de soi-même
pour y former une petite idée ou image spirituelle de la très sainte Vierge.
Elle sera à l'âme l'Oratoire pour y faire toutes ses prières à Dieu, sans crainte d'être rebutée;
la Tour de David pour s'y mettre en sûreté contre tous ses ennemis;
la Lampe allumée pour éclairer tout l'intérieur et pour brûler de l'amour divin;
le Reposoir sacré pour voir Dieu avec elle; et enfin son unique Tout auprès de Dieu,
son recours universel. Si elle prie, ce sera en Marie; si elle reçoit Jésus par la sainte
communion, elle le mettra en Marie pour s'y complaire; si elle agit, ce sera en Marie;
et partout et en tout elle produira des actes de renoncement à elle même.
Agir par Marie.
48. 3º Il faut n'aller jamais à Notre-Seigneur que par son intercession
et son crédit auprès de lui, ne se trouvant jamais seul pour le prier.
Agir pour Marie.
49. 4º Il faut faire toutes ses actions pour Marie, c'est-à-dire
qu'étant esclave de cette auguste Princesse, il faut qu'elle ne travaille plus que pour Elle,
que pour son profit, que pour sa gloire, comme fin prochaine, et pour la gloire de Dieu,
comme fin dernière. Elle doit donc en tout ce qu'elle fait, renoncer à son amour
propre, qui se prend presque toujours pour fin d'une manière presque imperceptible,
et répéter souvent du fond du coeur: O ma chère Maîtresse, c'est pour vous que je
vais ici ou là, que je fais ceci ou cela, que je souffre cette peine ou cette injure!
50. Prends bien garde, âme prédestinée, de croire qu'il est plus parfait d'aller
tout droit à Jésus, tout droit à Dieu dans ton opération et intention; si tu veux y aller
sans Marie, ton opération, ton intention sera de peu de valeur; mais y allant par Marie,
c'est l'opération de Marie en toi, et, par conséquent, elle sera très relevée et très digne de Dieu.
51. De plus, prends bien garde de te faire violence pour sentir
et goûter ce que tu dis et fais: dis et fais tout dans la pure foi que Marie a eue sur la terre,
qu'elle te communiquera avec le temps; laisse à ta Souveraine, pauvre petite esclave,
la vue claire de Dieu, les transports, les joies, les plaisirs, les richesses,
et ne prends pour toi que la pure foi, pleine de dégoûts, de distractions, d'ennuis, de sécheresse;
dis: Amen, ainsi soit-il, à ce que fait Marie, ma Maîtresse, dans le ciel;
c'est ce que je fais de meilleur pour le présent.
52. Prends bien garde encore de te tourmenter si tu ne jouis
pas sitôt de la douce présence de la Sainte Vierge en ton intérieur.
Cette grâce n'est pas faite à tous; et quand Dieu en favorise une âme par grande miséricorde,
il lui est bien aisé de la perdre si elle n'est pas fidèle à se recueillir souvent;
et si ce malheur t'arrivait, reviens doucement et fais amende honorable à ta Souveraine.
4. Les effets qu'elle produit dans l'âme fidèle.
53. L'expérience
t'en apprendra infiniment plus que je ne t'en dis, et tu trouveras, si tu as été fidèle
au peu que je t'ai dit, tant de richesse et de grâces en cette pratique que tu en seras surprise
et ton âme sera toute remplie d'allégresse.
54. Travaillons donc, chère âme,
et faisons en sorte que, par cette dévotion fidèlement pratiquée, l'âme de Marie soit en
nous pour glorifier le Seigneur, que l'esprit de Marie soit en nous pour se réjouir en Dieu son Sauveur.
Ce sont là les paroles de saint Ambroise: Sit in singulis anima Mariae
ut magnificet Dominum, sit in singulis spiritus Mariae ut exultet in Deo. Et ne croyons pas
qu'il y eut plus de gloire et de bonheur à demeurer dans le sein d'Abraham, qui est le Paradis,
que dans le sein de Marie, puisque Dieu y a mis son trône. Ce sont les paroles
du saint abbé Guerric: «Ne credideris majoris esse felicitatis habitare in sinu Abrahae,
qui vocatur Paradisus, quam in sinu Mariae in quo Dominus thronum suum posuit.»
55. Cette dévotion, fidèlement pratiquée, produit une infinité d'effets dans l'âme.
Mais le principal don que les âmes possèdent, c'est d'établir ici-bas la vie de Marie dans
une âme, en sorte que ce n'est plus l'âme qui vit, mais Marie en elle, ou l'âme de Marie devient son âme,
pour ainsi dire. Or, quand par une grâce ineffable, mais véritable, la divine Marie est Reine
dans une âme, quelles merveilles n'y fait-elle point? Comme elle est l'ouvrière des grandes merveilles,
particulièrement à l'intérieur, elle y travaille en secret, à l'insu même de l'âme qui,
par sa connaissance détruirait la beauté de ses ouvrages.
56. Comme elle est partout Vierge féconde,
elle porte dans tout l'intérieur où elle est la pureté de coeur et de corps, la pureté
en ses intentions et ses desseins, la fécondité en bonnes oeuvres. Ne croyez pas, chère âme, que Marie,
la plus féconde de toutes les créatures, et qui est allée jusqu'au point de produire un Dieu, demeure oiseuse
en une âme fidèle. Elle la fera vivre sans cesse en Jésus-Christ, et Jésus-Christ en elle.
Filioli mei, quos iterum parturio donec formetur Christus in vobis (Ga 4,19), et si Jésus-Christ est
aussi bien le fruit de Marie en chaque âme en particulier que par tout le monde en général, c'est particulièrement
dans l'âme où elle est que Jésus-Christ est son fruit et son chef-d'oeuvre.
57. Enfin, Marie devient
toute chose à cette âme auprès de Jésus-Christ: elle éclaire son esprit par sa pure foi.
Elle approfondit son coeur par son humilité, elle l'élargit et l'embrase par sa charité, elle le purifie par sa pureté,
elle l'anoblit et l'agrandit par sa maternité. Mais à quoi est-ce que je m'arrête? Il n'y a que
l'expérience qui apprend ces merveilles de Marie, qui sont incroyables aux gens savants
et orgueilleux, et même au commun des dévots et dévotes.
58. Comme c'est par Marie que Dieu est venu
au monde pour la première fois, dans l'humiliation et l'anéantissement, ne pourrait-on pas dire aussi
que c'est par Marie que Dieu viendra une seconde fois, comme toute l'Église l'attend,
pour règner partout et pour juger les vivants et les morts? Savoir comment cela se fera, et quand cela se fera,
qui est-ce qui le sait? Mais je sais bien que Dieu, dont les pensées sont plus éloignées des nôtres que le ciel
ne l'est de la terre, viendra dans un temps et de la manière la moins attendue des hommes,
même les plus savants et les plus intelligents dans l'Écriture sainte, qui est fort obscure sur ce sujet.
59. L'on doit croire encore que sur la fin des
temps, et peut-être plus tôt qu'on ne pense, Dieu suscitera de grands hommes remplis du Saint-Esprit et de celui de Marie, par lesquels
cette divine Souveraine fera de grandes merveilles dans le monde, pour détruire le péché et établir
le règne de Jésus-Christ, son Fils, sur celui du monde corrompu; et c'est par le moyen de cette
dévotion à la très sainte Vierge, que je ne fais que tracer et amoindrir par ma faiblesse,
que ces saints personnages viendront à bout de tout.
5. Les pratiques extérieures.
60. Outre la pratique intérieure de cette dévotion, dont nous venons de parler, il y en a d'extérieures
qu'il ne faut pas omettre ni négliger.
La consécration et son renouvellement.
61. La première, c'est de se donner à Jésus-Christ, en quelque jour remarquable,
par les mains de Marie, de laquelle on se fait esclave, et de communier à cet effet, ce jour-là,
et le passer en prières: laquelle consécration on renouvellera au moins tous les ans, au même jour.
L'offrande d'un tribut à la Sainte Vierge.
62. La seconde pratique,
c'est de donner tous les ans, au même jour, un petit tribut à la Sainte Vierge, pour lui
marquer sa servitude et sa dépendance: ç'a toujours été l'hommage des esclaves envers leurs maîtres.
Or, ce tribut est ou quelque mortification, ou quelque aumône ou quelque pélerinage, ou quelques prières.
Le bienheureux Marin, au rapport de son frère, saint Pierre Damien, prenait la discipline publiquement
tous les ans, au même jour, devant un autel de la Sainte Vierge. On ne demande ni conseille
cette ferveur; mais, si l'on ne donne pas beaucoup à Marie, l'on doit au moins offrir ce qu'on lui présente
avec un coeur humble et bien reconnaissant.
La célébration spéciale de la fête de l'Annonciation.
63. La troisième est de célébrer tous les ans, avec une
dévotion particulière, la fête de l'Annonciation, qui est la fête principale de cette dévotion,
qui a été établie pour honorer et imiter la dépendance où le Verbe éternel se mit en ce jour, pour notre amour.
La récitation de la Petite Couronne et du Magnificat.
64. La quatrième pratique extérieure est
de dire tous les jours, sans obligation à aucun péché, si l'on y manque,
la Petite Couronne de la Très Sainte Vierge, composée de
trois Pater et de douze Ave, et de réciter souvent le Magnificat,
qui est l'unique cantique que nous ayons de Marie, pour remercier Dieu de ses bienfaits
et pour en attirer de nouveaux; surtout, il ne faut pas manquer de le réciter après la sainte communion,
pour action de grâces, comme le savant Gerson tient que la Sainte Vierge même faisait après la communion.
Le port de la chaînette.
65. Le cinquième,
c'est de porter une petite chaîne bénite au cou, ou au bras, ou au pied, ou au travers du corps.
Cette pratique peut absolument s'omettre, sans intéresser le fond de cette dévotion;
mais cependant il serait pernicieux de la mépriser et condamner, et dangereux de la négliger.
Voici les raisons qu'on a de porter cette marque extérieure:
1º pour se garantir des funestes chaînes du péché originel et actuel, dont nous avons été liés;
2º pour honorer les cordes et les liens amoureux dont Notre-Seigneur a bien voulu être garotté, pour nous rendre vraiment libres;
3º comme ces liens sont des liens de charité, traham eos in vinculis caritatis,
c'est pour nous faire souvenir que nous ne devons agir que par le mouvement de cette vertu;
4º enfin, c'est pour nous faire ressouvenir de notre dépendance de Jésus et de Marie, en qualité d'esclave, qu'on a coutume de porter semblables chaînes.
Plusieurs grands personnages,
qui s'étaient faits esclaves de Jésus et de Marie, estimaient tant ces chaînettes qu'ils
se plaignaient de ce qu'il ne leur était pas permis de les traîner publiquement à leur pied comme les esclaves des Turcs.
O chaînes plus précieuses et plus glorieuses que les colliers
d'or et de pierres précieuses de tous les empereurs, puisqu'elles nous lient à Jésus-Christ
et à sa sainte Mère, et en sont les illustres marques et livrées!
Il faut remarquer
qu'il est à propos que les chaînes, si elles ne sont pas d'argent, soient au moins de fer, à cause de la commodité.
Il ne les faut jamais quitter pendant la vie, afin qu'elles
nous puissent accompagner jusqu'au jour du jugement. Quelle joie, quelle gloire, quel triomphe
pour un fidèle esclave, au jour du jugement, que ses os, au son de la trompette se lèvent
de terre encore liés par la chaîne de l'esclavage, qui apparemment ne sera point pourrie!
Cette seule pensée doit animer fortement un dévot esclave à ne la jamais quitter, quelque incommode qu'elle puisse être à la nature.
|