Question 16

LES CONSÉQUENCES DE L’UNION HYPOSTATIQUE POUR CE QU’ON PEUT ATTRIBUER AU CHRIST SELON L’ÊTRE ET LE DEVENIR

Il faut maintenant étudier les conséquences de l’union hypostatique : 1° Ce qui convient au Christ lui-même (Q. 16-19). - 2° Ce qui convient au Christ par rapport à Dieu le Père (Q. 20-24). - 3° Ce qui convient au Christ par rapport à nous (Q. 25-26).

Sur ce qui convient au Christ lui-même, nous étudierons : I. Ce qui lui convient selon l’être et le devenir (Q. 16). - II. Ce qui lui convient en raison de son unité (Q. 17-19).

1. Est-il vrai de dire : " Dieu est homme " ? - 2. Est-il vrai de dire : " L’homme est Dieu " ? - 3. Le Christ peut-il être appelé " homme du Seigneur " ? - 4. Ce qui convient au Fils de l’homme peut-il être attribué à la nature divine, et inversement ? - 5. Ce qui convient au Fils de l’homme peut-il être attribué au Fils de Dieu, et ce qui convient au Fils de Dieu, à la nature humaine ? - 6. Est-il vrai de dire : " Le Fils de Dieu a été fait homme " ? - 7. Est-il vrai de dire " L’homme a été fait Dieu " ? - 8. Est-il vrai de dire : " Le Christ est une créature " ? - 9. Est-il vrai de dire du Christ : " Cet homme a commencé d’exister " ? - 10. Est-il vrai de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature " ? - 11. Est-il vrai de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu " ? - 12. Est-il vrai de dire : " le Christ, en tant qu’homme, est une hypostase ou personne " ?

Article 1

Est-il vrai de dire : " Dieu est homme " ?

Objections : 1. Toute proposition affirmative qui unit deux termes éloignés est fausse. Or, c’est le cas de cette proposition, parce que les formes signifiées par le sujet et le prédicat sont éloignées au maximum. Donc, puisque la proposition en question est affirmative, il apparent qu’elle est fausse.

2. Trois personnes divines ont plus de proximité entre elles que la nature divine et la nature humaine. Or, dans le mystère de la Trinité, on n’attribue pas une personne à une autre : nous ne disons pas que le Père est le Fils, ou réciproquement. Il apparaît donc que l’on ne peut pas attribuer à Dieu la nature humaine en disant " Dieu est homme. "

3. S. Athanase dit : " De même que l’âme raisonnable et le corps font un homme, de même Dieu et l’homme font un Christ. " Mais cette proposition : " L’âme est le corps " est fausse, donc également : " Dieu est homme. "

4. Comme on l’a établi dans la première Partie ce que l’on attribue à Dieu d’une façon non pas relative mais absolue convient à toute la Trinité et à chacune des personnes. Or, le mot " homme " n’est pas relatif, mais absolu. Donc si on l’attribue véritablement à Dieu, il s’ensuivra que toute la Trinité est un homme, et aussi chaque personne. Ce qui est évidemment faux.

En sens contraire, il est écrit (Ph 2, 6). " Lui, de condition divine, s’anéantit, prenant condition d’esclave et devenant semblable aux hommes et se comportant comme un homme. " Ainsi, celui qui est de condition divine est un homme. Mais celui qui est de condition divine est Dieu. Donc Dieu est homme.

Réponse : Cette proposition : " Dieu est homme " est acceptée par tous les chrétiens ; cependant elle n’est pas entendue par tous dans le même sens. Quelques-uns l’acceptent en effet, mais non pas en propriété de termes. Les manichéens disent que le Verbe de Dieu est un homme, non véritablement, mais par métaphore en tant qu’il aurait assumé un corps irréel ; ainsi peut-on dire qu’il est homme comme on le dit d’une statue de bronze qui a la figure d’un homme. Pareillement, ceux pour qui, dans le Christ, l’âme et le corps n’étaient pas unis, ne peuvent dire que Dieu est un homme véritable, mais qu’on l’appelle homme à cause de son apparence, en raison des parties qui le constituent. Mais ces deux opinions ont été désapprouvées plus haut.

D’autres, à l’opposé, soutiennent la réalité du côté de l’homme, mais la nient du côté de Dieu. Car ils affirment que le Christ, Dieu et homme, est Dieu non par nature mais de façon participée, c’est-à-dire par la grâce, de même qu’on appelle tous les saints hommes des dieux. Mais ils accordent plus d’excellence au Christ, à cause de sa grâce plus abondante. Ainsi lorsqu’on dit : " Dieu est homme ", le terme " Dieu " ne représente pas le vrai Dieu dans sa nature propre. Et c’est l’hérésie de Photin, que nous avons déjà réfutée

Mais d’autres acceptent cette proposition en accordant à ses deux termes leur sec -, réaliste, ils affirment que le Christ est vrai Dieu et vrai homme ; cependant, ils ne sauvegardent pas la vérité de l’attribution. Ils disent en effet que " homme " est attribué à Dieu à cause d’un certain lien : de dignité, d’autorité, ou encore d’affection et d’habitation. C’est en ce sens que Nestorius admettait que Dieu soit homme. Mais de telle façon que Dieu serait uni à l’homme par une union qui ferait que Dieu habite en lui et lui serait uni, par l’amour et par une participation de l’autorité et de la gloire divines.

Ils se trompent pareillement, tous ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts. Parce qu’il est impossible de concevoir que, de deux réalités distinctes au point de vue du suppôt ou hypostase, l’une soit attribuée à l’autre en propriété de termes ; ce n’est possible que par métaphore et pour autant qu’il y a entre elles un certain lien ; ainsi disons-nous que Pierre est Jean,parce qu’une certaine liaison les réunit. Et ces opinions, elles aussi, ont été réfutées plus haute.

C’est pourquoi, en professant selon la vraie foi catholique que la véritable nature divine s’est unie à une nature humaine véritable, non seulement dans la personne mais aussi dans le suppôt ou hypostase, nous disons que cette proposition : " Dieu est homme " est vraie en propriété de termes, non seulement à cause de la vérité des termes, c’est-à-dire que le Christ est vrai Dieu et vrai homme -, mais encore à cause de la vérité de cette attribution. Car le mot qui signifie une nature commune au concret peut représenter n’importe lequel des êtres englobés dans cette nature commune ; ainsi le mot " homme " peut représenter tout individu humain. Et ainsi le mot " Dieu ", étant donné son mode de signification, peut représenter la personne du Fils de Dieu, comme nous l’avons montré dans la première Partie. Et d’autre part, on peut vraiment et proprement attribuer à tout suppôt d’une nature quelconque le nom qui représente cette nature au concret, attribuer par exemple le nom d’homme à Socrate et à Platon. Donc, puisque la personne du Fils de Dieu est suppôt de la nature humaine, on peut attribuer vraiment au sens propre le mot " homme " au mot " Dieu " pour autant que celui-ci représente la personne du Fils.

Solutions : 1. Quand deux formes diverses ne peuvent se rejoindre dans un seul et même suppôt, la proposition que l’on établit alors est nécessairement en matière éloignée, le sujet signifiant l’une de ces formes, et le prédicat l’autre forme. Mais quand deux formes peuvent se rejoindre dans un seul et même suppôt, la matière de la proposition n’est pas éloignée, mais naturelle, ou contingente, comme lorsque je dis : " Ce qui est blanc est musicien. " Or la nature divine et la nature humaine, bien qu’extrêmement éloignées, se rejoignent par le mystère de l’Incarnation en un seul suppôt, auquel ni l’une ni l’autre n’est unie par accident, mais par elle-même. Et c’est pourquoi cette proposition : " Dieu est homme " ne concerne ni une matière éloignée ni une matière contingente, mais une matière naturelle. Et le prédicat " homme " n’est pas attribué à Dieu par accident, mais par soi, comme il le serait à la personne divine elle-même ; non pas que l’attribut convienne au sujet en raison de la forme signifiée par le mot " Dieu ", mais en raison du suppôt, qui est l’hypostase d’une nature humaine.

2. Les trois personnes divines se rejoignent dans la nature, mais se distinguent par leur suppôt, et c’est pourquoi on ne peut attribuer l’une à l’autre. Mais dans le mystère de l’Incarnation, les natures, parce qu’elles sont distinctes, ne peuvent être attribuées l’une à l’autre sous leur forme abstraite ; en effet, la nature divine n’est pas la nature humaine. Mais, parce qu’elles sont unies dans un même suppôt, l’attribution peut se faire réciproquement de manière concrète.

3. L’âme et la chair ont une signification abstraite, comme la divinité et l’humanité. Au concret, on parle d’" animé " et de " charnel ", comme on dit " Dieu " et " homme ". L’attribution d’un terme abstrait à un autre n’est pas possible, mais seule l’attribution concrète est légitime.

4. Le mot " homme " est attribué à Dieu en raison de l’union dans la personne, et cette union implique une relation. De là vient que la règle des noms absolus, attribués à Dieu de toute éternité, ne s’applique pas ici.

Article 2

Est-il vrai de dire " L’homme est Dieu " ?

Objections : 1. Le nom de Dieu est incommunicable, et l’Écriture (Sg 14, 21) reproche aux idolâtres de " donner à des morceaux de bois et à des pierres ce nom incommunicable ". Pour la même raison, il semble inadmissible d’attribuer ce nom à l’homme.

2. Tout ce qui est attribué au prédicat est attribué au sujet. Or il est vrai de dire : " Dieu est Père ", ou : " Dieu est Trinité. " Et s’il est vrai de dire : " L’homme est Dieu ", il semble qu’il sera aussi vrai de dire : " L’homme est le Père ", ou : " L’homme est la Trinité. " Mais ces propositions sont fausses, donc la première aussi.

3. Dans le Psaume (81, 10 Vg), il est écrit : " Il n’y aura pas chez toi de dieu nouveau. " Mais l’homme est quelque chose de récent, car le Christ n’a pas toujours été un homme. Donc la proposition : " L’homme est Dieu " est fausse.

En sens contraire, il est écrit (Rm 9, 5) " C’est d’eux (les Israélites) que le Christ est issu selon la chair, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement! " Or, selon la chair, le Christ est homme. Il est donc vrai de dire : " L’homme est Dieu. "

Réponse : Une fois posée la vérité des deux natures, divine et humaine, et leur union dans la personne et l’hypostase, cette proposition : " L’homme est Dieu " est vraie en propriété de termes comme celle-ci : " Dieu est homme. " En effet, ce mot " homme " peut représenter toute hypostase de la nature humaine, et ainsi peut-il représenter la personne du Fils de Dieu, que nous affirmons être l’hypostase de la nature humaine. Or, il est évident que le mot " Dieu " peut être véritablement et proprement attribué à la personne du Fils, comme nous l’avons démontré dans la première Partie. Il reste donc que cette proposition est vraie en propriété de termes : " L’homme est Dieu. "

Solutions : 1. Les idolâtres attribuent le nom de la déité à des pierres et à des morceaux de bois considérés dans leur nature propre parce qu’ils mettaient en eux quelque chose de divin. Quant à nous, nous n’attribuons pas la divinité à l’homme en raison de sa nature humaine, mais seulement parce que le suppôt éternel se trouve être, du fait de l’union, suppôt de la nature humaine, comme nous venons de le dire.

2. Le mot " Père " est attribué au mot " Dieu " parce que " Dieu " représente ici la personne du Père. En ce sens, on ne l’attribue pas à la personne du Fils, car la personne du Fils n’est pas la personne du Père. On ne doit donc pas attribuer le mot " Père " au mot " homme ", puisque ce dernier terme représente ici la personne du Fils.

3. Bien que la nature humaine soit, dans le Christ, quelque chose de nouveau, le suppôt de cette nature n’est pas nouveau, il est éternel. Et puisque le mot " Dieu " n’est pas attribué à l’homme en raison de la nature humaine, mais en raison du suppôt, il ne s’ensuit pas que nous posions un dieu nouveau. Ce serait vrai si nous ans que " l’homme ", dans le Christ, représente un suppôt créé, comme sont obligés de le dire ceux qui placent en lui deux suppôts.

Article 3

Le Christ peut-il être appelé " homme du Seigneur " ?

Objections : 1. Il semble que le Christ peut être appelé homo dominicus : " homme du Seigneur ". En effet, S. Augustin affirmer : " Il faut espérer ces biens qui existaient chez cet homme du Seigneur. " Or il parle du Christ, qui est donc " homme du Seigneur ".

2. De même que la seigneurie (dominium) convient au Christ en raison de sa nature divine, de même l’humanité convient à la nature humaine. Mais on dit de Dieu qu’il est " hominisé ", comme on le voit chez le Damascène appelant " hominisation ce qui montre l’union à l’homme ". Donc, au même titre, on peut dire pour désigner le Christ qu’il est " l’homme du Seigneur ".

3. Dominicus dérive de Dominus (Seigneur comme divinus dérive de Deus. Mais Denys nomme le Christ : " le très divin Jésus ". On peut donc au même titre dire que le Christ est l’homme du Seigneur.

En sens contraire, S. Augustin déclare dans le livre de ses Révisions : " je ne vois pas s’il est juste d’appeler homo dominicus (homme du Seigneur) Jésus Christ, puisqu’il est vraiment le Seigneur. "

Réponse : Nous l’avons dit à l’article précédent, quand nous parlons de " l’homme qui est le Christ Jésus ", nous désignons un suppôt éternel qui est la personne du Fils de Dieu, à cause du fait que deux natures ont un unique suppôt. Or, les termes " Dieu " et " Seigneur " sont attribués essentiellement à la personne du Fils de Dieu. C’est pourquoi on ne doit pas les lui attribuer sous une forme dérivée, car cela ne satisfait pas à la vérité de l’union. Et, puisque dominicus dérive de Dominus, " Seigneur ", on ne peut pas dire, à proprement parler, que cet homme est " du Seigneur ", mais plutôt qu’il est " le Seigneur ".

Mais si, en parlant de cet homme qui est le Christ Jésus, on désignait un suppôt créé, comme font ceux qui placent deux suppôts dans le Christ, on pourrait dire alors que cet homme est " du Seigneur ", selon ceux qui mettent en lui deux suppôts, en tant que participant des honneurs divins. C’est la position des nestoriens.

En outre, de cette manière on ne dit pas que la nature humaine est essentiellement divine, mais déifiée, non parce qu’elle serait changée en la nature divine, mais par sa conjonction à cette même nature en une seule hypostase, comme le montre bien S. Jean Damascène.

Solutions : 1. S. Augustin a corrigé cette affirmation comme bien d’autre, dans le livre de ses Révisionso, où nous lisons après les paroles citées dans l’objection : " Partout où j’ai employé cette expression " - que le Christ est homo dominicus -, " je voudrais ne l’avoir pas fait. J’ai vu en effet plus tard qu’il ne fallait pas parler ainsi, bien qu’on puisse avancer quelques motifs pour le faire ". On pourrait dire, en effet, que le Christ est " homme du Seigneur " en raison de la nature humaine que signifie le mot " homme ", mais non en raison du suppôt.

2. Ce suppôt unique de la nature divine et de la nature humaine l’est premièrement de la nature divine, puisqu’il l’est éternellement ; puis, dans le temps et du fait de l’Incarnation, il est devenu suppôt de la nature humaine. Pour ce motif, on le dit " hominisé ", non qu’il ait assumé un homme, mais parce qu’il s’est uni une nature humaine. Il n’est pas vrai, inversement, que le suppôt de la nature humaine ait assumé la nature divine ; on ne pourra donc pas dire que l’homme est déifié, ou qu’il est " du Seigneur ".

3. On donne ordinairement l’attribut de " divin " aux réalités qui reçoivent essentiellement pour attribut le mot " Dieu ". En effet, nous disons que l’essence divine est Dieu, pour motif d’identité ; et que l’essence est celle de Dieu, ou qu’elle est divine, à cause des divers modes de signification. Nous parlons du Verbe divin, quoique le Verbe soit Dieu. Et pareillement nous parlons de la personne de Platon, à cause des divers modes de signification. Mais on n’appelle pas " du Seigneur " les réalités auxquelles on attribue le terme de Seigneur.

En effet, on n’a pas coutume d’appeler " du Seigneur " un homme qui est seigneur. Mais tout ce qui lui appartient d’une façon ou d’une autre est appelé " du Seigneur " : on parle de volonté du seigneur, de main du seigneur, de passion du seigneur. C’est pourquoi cet homme qu’est le Christ et qui est Seigneur, ne peut être appelé " du Seigneur ", mais on peut parler de sa chair ou de sa passion comme de la chair du Seigneur, ou de la passion du Seigneur.

Article 4

Ce qui convient au Fils de l’homme peut-il être attribué au Fils de Dieu, et réciproquement ?

Objections : 1. Il est impossible d’attribuer à un même sujet des réalités opposées. Or les attributs qui appartiennent à la nature humaine sont contraires à ceux qui sont propres à Dieu ; en effet Dieu est incréé, immuable, éternel ; la nature humaine est créée, temporelle et changeante. On ne peut donc attribuer à Dieu ce qui appartient à la nature humaine.

2. Attribuer à Dieu des déficiences, c’est lui enlever l’honneur divin qui lui est dû, ce qui constitue un blasphème. Mais la nature humaine comporte des déficiences, telles que la mort, la souffrance, etc. Or ne peut donc d’aucune manière attribuer à Dieu cc qui convient à la nature humaine.

3. Être assumé convient à la nature humaine, mais non à Dieu. Donc ce qui appartient à, nature humaine ne peut se dire de Dieu.

En sens contraire, S. Jean Damascène, affirme : " Dieu a assumé les propriétés de la chair, car on dit que Dieu est passible, et que le Dieu de gloire a été crucifié. "

Réponse : Sur cette question il y a eu divergence entre les nestoriens et les catholiques. Les nestoriens voulaient séparer les termes attribués au Christ : ce qui appartient à la nature humaine ne devait pas se dire de Dieu, ni ce qui appartient à la nature divine, se dire de l’homme. Si bien que Nestorius a soutenu : " Si quelqu’un ose attribuer les passions au Verbe de Dieu, qu’il soit anathème. " Mais si certains noms peuvent se rattacher aux deux natures, on les attribuait aux réalités communes aux deux, comme les mots " Christ " ou " Seigneur ". Aussi concédaient-ils que le Christ est né de la Vierge, qu’il a existé de toute éternité, mais ils ne disaient pas que Dieu est né de la Vierge, ni que l’homme ait existé éternellement.

Les catholiques, au contraire, affirmèrent que de tels attributs qui se disent du Christ soit selon la nature divine, soit selon la nature humaine, peuvent se dire aussi bien de Dieu que de l’homme. En ce sens, S. Cyrille a déclaré : " Si quelqu’un partage entre deux personnes ou hypostases les expressions qui se trouvent dans les écrits évangéliques ou apostoliques, ou celles qu’ont employées les saints sur le Christ ou celles qu’il a employées sur lui-même, et s’il rapporte les unes à un homme, et les autres au seul Verbe de Dieu : qu’il soit anathème. "

En voici la raison : puisque les deux natures ont une seule hypostase, c’est celle-ci qui est représentée par le nom de l’une et l’autre nature ; et donc, que l’on emploie le mot " homme " ou le mot " Dieu ", il représente toujours la même hypostase sous le nom d’une nature ou de l’autre. Et c’est pourquoi on peut attribuer à l’homme ce qui appartient à la nature divine, comme concernant l’hypostase de la nature divine ; et à Dieu ce qui appartient à la nature humaine.

Remarquons cependant que, dans une proposition où une réalité est attribuée à une autre, il convient de prêter attention non seulement à la nature du sujet, mais aussi au mode d’attribution. Et, bien que nous ne fassions pas de différence entre, les réalités attribuées au Christ, néanmoins nous distinguons le mode selon lequel elles sont attribuées. Et effet, ce qui appartient à la nature divine est attribué au Christ selon sa nature divine, et ce qui relève de la nature humaine selon sa nature humaine. C’est pourquoi. Augustin écrit : " Distinguons dans les Écritures ce qui, par l’expression, a rapport à la forme divine, et ce qui a rapport à la forme d’esclave. " Et plus loin il ajoute, : " Un lecteur prudent, diligent et pieux saisira la raison et le mode de l’attribution. "

Solutions : 1. Il est impossible d’attribuer des réalités opposées à un même sujet et sous le même rapport, mais non selon des rapports différents. De cette manière on attribue au Christ des réalités contraires non selon le même rapport, mais selon les diverses natures.

2. Attribuer à Dieu des déficiences concernant sa nature divine serait blasphématoire, car ce serait diminuer son honneur ; mais on ne lui fait pas injure si on les lui attribue selon la nature assumée. Aussi dit-on dans un discours au concile d’Éphèse : " Dieu ne regarde pas comme une injure ce qui est occasion de salut pour les hommes ; car aucun des abaissements qu’il a choisi de souffrir pour nous ne fait injure à cette nature qui ne peut être atteinte par les injures. Cela abaisse ce qui nous appartient, afin de sauver notre nature. Donc, quand ces injures sont abjectes et viles, qu’elles ne font aucun tort à la nature divine, mais produisent notre salut, comment peux-tu dire qu’elles occasionnent un outrage envers Dieu ? "

3. Être assumé convient à la nature humaine non en raison du suppôt, mais en raison d’elle-même. Et c’est pourquoi cela ne convient pas à Dieu.

Article 5

Ce qui convient au Fils de l’homme peut-il être attribué à la nature divine, et réciproquement ?

Objections : 1. Ce qui appartient à la nature humaine s’attribue au Fils de Dieu et à Dieu. Mais Dieu est sa nature ; on peut donc attribuer à la nature divine ce qui appartient à la nature humaine.

2. La chair appartient à la nature humaine. Mais selon S. Jean Damascène : " Nous disons que la nature du Verbe s’est incarnée, selon les bienheureux Athanase et Cyrille. " Il paraît donc que ce qui appartient à la nature humaine, on peut l’attribuer à la nature divine.

3. Ce qui appartient à la nature divine convient à la nature humaine du Christ, comme connaître l’avenir, avoir la puissance de sauver. Il semble donc qu’au même titre, ce qui appartient à la nature humaine peut se dire de la nature divine.

En sens contraire, S. Jean Damascène écrit : " Quand nous parlons de la déité, nous ne lui attribuons pas ce qui est propre à l’humanité ; nous ne disons pas que la déité est passible ou qu’elle peut être créée. " Or la déité, c’est la nature divine. Donc, ce qui appartient à la nature humaine, ne peut être dit de la nature divine.

Réponse : Les propriétés d’un être ne peuvent vraiment être attribuées qu’à une réalité qui lui soit identique ; c’est ainsi qu’il convient à l’homme seulement de pouvoir rire. Or, dans le mystère de l’Incarnation, la nature divine et la nature humaine ne sont pas identiques ; il n’y a d’identique que l’hypostase des deux natures. C’est pourquoi, quand on prend ces deux natures abstraitement, ce qui appartient à l’une ne peut pas être attribué à l’autre. Au contraire, les noms concrets représentent la nature hypostasiée. Aussi peut-on attribuer indifféremment des noms concrets à ce qui convient aux deux natures ; soit que le nom en question désigne à la fois les deux natures, comme le mot " Christ " qui signifie et la divinité, principe d’onction, et l’humanité qui est ointe ; soit qu’il désigne seulement la nature divine comme le mot " Dieu " ou " Fils de Dieu ", ou seulement la nature humaine comme le mot " homme " ou " Jésus ". De là cette parole du pape S. Léon : " Il importe peu de savoir à partir de quelle nature nous nommons le Christ, car, l’unité de personne demeurant inséparablement, c’est le même qui est tout entier Fils de l’homme en raison de la chair, et tout entier Fils de Dieu en raison de la divinité possédée dans l’unité avec le Père. "

Solutions : 1. En Dieu, personne et nature sont réellement identiques, et en raison de cette identité la nature divine est attribuée au Fils de Dieu. Pourtant les deux mots n’ont pas le même mode de signification, et c’est pour cela qu’on attribue au Fils de Dieu des choses que l’on n’attribue pas à la nature divine ; ainsi nous disons que le Fils de Dieu est engendré, et nous ne le disons pas de la nature divine, comme nous l’avons montré dans la première Partie. De même, dans le mystère de l’Incarnation, nous disons que le Fils de Dieu a souffert, mais nous ne disons pas que la nature divine a souffert.

2. Le mot " incarnation " implique plutôt l’union à la chair qu’une propriété de celle-ci. Or chacune des natures dans le Christ a été unie à l’autre dans la personne et, en raison de cette union, on dit que la nature divine est incarnée, et que la nature humaine est déifiée, comme nous l’avons déjà vu.

3. Ce qui appartient à la nature divine se dit de la nature humaine non pas selon que cela convient essentiellement à la nature divine, mais selon que cela en dérive sur la nature humaine par mode de participation. Ce qui ne peut être participé par la nature humaine, comme d’être incréé ou tout-puissant, ne peut donc lui être attribué en aucune manière. Or la nature divine ne reçoit rien de la nature humaine par mode de participation ; on ne pourra donc rien lui attribuer de ce qui appartient à la nature humaine.

Article 6

Est-il vrai de dire : " Le Fils de Dieu a été fait homme " ?

Objections : 1. Puisque " homme " désigne une substance, être fait homme est être fait tout court, c’est un devenir absolu. Mais il est faux de dire : " Dieu a été fait. " Donc il est faux de dire : " Dieu a été fait homme. "

2. Être fait homme, c’est subir un changement. Mais Dieu ne peut être soumis au changement, selon cette parole (Mt 3, 6) : " je suis le Seigneur, et je ne change pas. "

3. Le mot homme, attribué au Christ, représente la personne du Fils de Dieu. Mais il est faux de dire : " Dieu a été fait personne du Fils de Dieu. "

En sens contraire, il y a la parole en S. Jean (1, 14) : " Le Verbe a été fait chair ", et S. Athanase explique : " C’est comme si l’on disait : "Dieu a été fait homme. "

Réponse : On dit qu’un être a été fait ceci, quel qu’il soit, lorsqu’on lui attribue ceci à nouveau. Or, être homme est véritablement attribué à Dieu, nous l’avons dit, de telle façon cependant qu’il ne lui convient pas d’être homme de toute éternité, mais dans le temps, par l’assomption de la nature humaine. Il est donc vrai de dire : " Dieu a été fait homme. " Toutefois cette proposition est entendue diversement par divers auteurs comme " Dieu est homme ", dont nous avons parlé plus haut.

Solutions : 1. Être fait homme est un devenir absolu dans tous les cas où la nature humaine commence d’exister dans un suppôt nouvellement créé. Mais on dit que Dieu a été fait homme en ce sens que la nature humaine commence d’exister dans le suppôt de la nature divine qui préexiste de toute éternité. Ce n’est donc pas là pour Dieu un devenir absolu.

2. " Être fait " implique une attribution différente et nouvelle. Aussi, toutes les fois que cette attribution nouvelle comporte un changement dans celui dont on parle, " devenir " est synonyme de " changer ". Et c’est le cas de toutes les attributions absolues ; ainsi la blancheur et la grandeur ne sont données à un être que si celui-ci change nouvellement pour acquérir la blancheur ou la grandeur. Mais ce qui est relatif peut être attribué nouvellement à un être sans que celui-ci soit changé. C’est ainsi que par le déplacement d’un objet qui passe à sa gauche, un homme peut se trouver à sa droite sans subir lui-même aucun changement. Dans ce cas, tout ce qui devient n’est pas forcément changé, parce que cela a pu devenir par le changement d’autrui. On dit à Dieu, en ce sens (Ps 90, 1) : " Seigneur tu es devenu pour nous un refuge. " Or, être homme convient à Dieu en raison de l’union hypostatique, qui est une relation. On peut donc faire à Dieu une attribution nouvelle, en disant qu’il est homme, sans que cela comporte d’autre changement que celui de la nature humaine assumée dans la personne divine. Et c’est pourquoi, lorsqu’on dit : " Dieu a été fait homme ", on n’entend pas mettre un changement du côté de Dieu, mais seulement du côté de la nature humaine.

3. Le mot " homme " représente la personne du Fils de Dieu, non pas dans l’abstrait, mais en tant qu’elle subsiste dans la nature humaine. Mais, bien qu’il soit faux de dire : " Dieu a été fait la personne du Fils ", il est vrai de dire : " Dieu a été fait homme " parce qu’il est uni à la nature humaine.

Article 7

Est-il vrai de dire : " L’homme a été fait Dieu " ?

Objections : 1. Il est écrit (Rm 1, 2) : Cet évangile que Dieu " avait promis par ses prophètes dans les Saintes Écritures, concernant son Fils qui a été fait pour lui de la descendance de David selon la chair... " Mais le Christ en tant qu’homme est de la descendance de David selon la chair. Donc l’homme a été fait Fils de Dieu.

2. S. Augustin écrit : " Cette assomption était capable de faire de Dieu un homme, et de l’homme un Dieu. " Mais, à cause de cette assomption, il est vrai de dire : " Dieu a été fait homme. " Pareillement, il est donc vrai de dire : " L’homme a été fait Dieu. "

3. S. Grégoire de Nazianze écrit : " Dieu a été humanisé, et l’homme a été déifié, que vous le disiez de n’importe quelle façon. " Mais Dieu a été humanisé en ce sens qu’il a été fait homme. Au même titre, nous disons que l’homme est déifié parce qu’il a été fait Dieu. Ainsi est-il vrai de dire : " L’homme a été fait Dieu. "

4. Quand on dit : " Dieu a été fait homme ", le sujet du changement n’est pas Dieu, mais la nature humaine signifiée par le mot " homme ". Mais il semble que le sujet du changement est celui à qui on l’attribue. Il est donc plus véridique de dire : " L’homme a été fait Dieu ", plutôt que " Dieu a été fait homme. "

En sens contraire, S. Jean Damascène précise : " Nous ne disons pas que l’homme a été déifié, mais que Dieu a été humanisé. " Or devenir Dieu et être déifié sont synonymes. Donc il est faux de dire : " L’homme a été fait Dieu. "

Réponse : Cette proposition peut s’entendre de trois manières.

1° Le participe " fait " détermine d’une façon absolue soit le sujet, soit le prédicat. En ce sens, la proposition est fausse, car ni le prédicat " a été fait Dieu " ne se dit absolument de l’homme, ni " être fait " ne se dit absolument de Dieu, nous le dirons plus loin Dans le même sens il serait faux de dire : " Dieu a été fait homme. " Mais ce n’est pas ce sens qui est ici en question.

2° Le participe " fait " peut être compris comme déterminant la composition du sujet et du prédicat, si bien que " l’homme a été fait Dieu " signifierait : " Il a été fait que l’homme est Dieu. " En ce sens il est vrai de dire aussi bien : " L’homme a été fait Dieu " et " Dieu a été fait homme. " Mais tel n’est pas le sens propre des locutions de ce genre ; à moins peut-être de ne pas représenter par le mot " homme " une personne, mais l’homme en général. On ne peut pas dire en effet que cet homme a été fait Dieu, puisque cet homme ou ce suppôt n’est autre que la personne du Fils de Dieu, qui est Dieu de toute éternité ; il reste vrai cependant que l’homme, à le prendre en général, n’a pas toujours été Dieu.

3° Enfin, au sens propre de la proposition, le participe " fait " implique un devenir de l’homme, dont le terme serait Dieu. Sous ce rapport, étant donné qu’il n’y a qu’une seule personne, hypostase ou suppôt, de l’homme et de Dieu, comme nous l’avons montré plus haut, la proposition est fausse. Car, quand nous disons : " L’homme a été fait Dieu ", le mot " homme " désigne une personne ; ce n’est pas en effet en raison de la nature humaine que l’homme peut être dit Dieu, mais en raison du suppôt. Or ce suppôt de la nature humaine, dont nous disons qu’il est Dieu, n’est pas autre chose que l’hypostase ou la personne du Fils de Dieu, qui a toujours été Dieu. On ne peut donc pas dire que cet homme a commencé d’être Dieu, ou qu’il devient Dieu, ou qu’il a été fait Dieu.

Les nestoriens prétendent au contraires que Dieu et l’homme constituent, dans le Christ, des personnes ou hypostases distinctes, et qu’on les attribue l’un à l’autre en les associant sous le rapport de la dignité personnelle, ou de l’amour, ou de l’habitation. Dans cette opinion, l’on pourrait dire au même titre : " L’homme a été fait Dieu ", c’est-à-dire uni à Dieu, ou : " Dieu a été fait homme ", c’est-à-dire uni à l’homme.

Solutions : 1. Dans le texte de l’Apôtres le relatif " qui ", se rapportant à la personne du Fils de Dieu, ne doit pas se comprendre du côté du prédicat, comme si un être déjà existant, issu de David selon la chair, avait été fait Fils de Dieu. C’est le sens de l’objection. Il faut comprendre ce relatif du côté du sujet. Le sens est alors que " le Fils de Dieu a été fait ", c’est-à-dire homme, " pour lui ", c’est-à-dire, selon la Glose, à l’honneur du Père, alors qu’il existe comme issu de la race de David selon la chair. C’est comme si l’on disait : " Le Fils de Dieu est devenu possesseur d’une chair issue de la race de David, pour la gloire de Dieu. "

2. La parole de S. Augustin doit s’entendre en ce sens que, du fait de l’Incarnation, il s’est fait que l’homme soit Dieu et que Dieu soit homme. Les deux locutions, entendues de cette manière, sont vraies, nous l’avons noté.

3. La même réponse s’applique ici, car être déifié et être fait Dieu sont synonymes.

4. Le terme sujet doit être pris matériellement, comme désignant le suppôt ; au contraire, le terme prédicat doit être pris formellement comme signifiant la nature. Par conséquent, lorsqu’on dit : " L’homme a été fait Dieu ", le devenir est attribué, non à la nature humaine, mais au suppôt de cette nature, lequel, étant Dieu de toute éternité, ne peut pas devenir Dieu. Et quand on dit : " Dieu a été fait homme ", on signifie que le devenir se termine à la nature humaine elle-même. C’est pourquoi on peut dire, à proprement parler : " Dieu a été fait homme ", tandis qu’il est faux d’affirmer : " L’homme a été fait Dieu. " Ainsi, lorsque Socrate, qui est déjà homme, devient ensuite blanc, on peut dire en désignant Socrate : " Cet homme, aujourd’hui, est devenu blanc " ; mais on ne peut pas dire : " Ce blanc, aujourd’hui, a été fait homme. "

Pourtant, à supposer que l’on représente la nature humaine par un nom abstrait, on pourrait en faire le sujet du devenir et employer l’expression suivante : " La nature humaine a été faite nature du Fils de Dieu. "

Article 8

Est-il vrai de dire " Le Christ est une créature " ?

Objections : 1. Nous lisons dans un sermon de S. Léon pape : " Quelle union nouvelle et inouïe! Dieu qui est et qui était, devient créature. " Mais ce que le Fils de Dieu est devenu du fait de l’Incarnation, on peut l’attribuer au Christ. Il est donc vrai de dire : " Le Christ est une créature. "

2. Les propriétés des deux natures peuvent être attribuées à l’hypostase qui leur est commune, quel que soit le nom par lequel on désigne cette hypostase, nous l’avons dit. Or, être créature est une propriété de la nature humaine, de même que le fait d’être Créateur relève en propre de la nature divine. Ces deux choses peuvent donc se dire du Christ : qu’il est une créature, et qu’il est incréé et Créateur.

3. La partie principale de l’homme, c’est l’âme plutôt que le corps. Mais, en raison du corps qu’il a reçu de la Vierge, on dit purement et simplement que le Christ est né de la Vierge Marie. On devra donc dire purement et simplement en raison de son âme qui a été créée par Dieu, que le Christ est une créature.

En sens contraire, S. Ambroise écrit " Est-ce que, sur une parole, le Christ a été fait ? Est-ce que, sur un commandement, le Christ a été créé ? " Cette interrogation équivaut à une négation, car l’auteur ajoute aussitôt : " Comment peut-il y avoir de la créature en Dieu ? Car Dieu possède une nature simple et non composée. " On ne peut donc admettre que le Christ soit une créature.

Réponse : Comme dit S. Jérôme " en parlant inconsidérément, on tombe dans l’hérésie ". Aussi nos expressions ne doivent-elles avoir rien de commun avec celles des hérétiques, pour ne pas paraître favoriser leur erreur. Or les ariens disaient que le Christ est une créature, et qu’il est inférieur au Père, non seulement du point de vue de sa nature humaine, mais même en tant que personne divine. C’est pourquoi nous ne devons pas dire d’une manière absolue que le Christ est une créature, ni qu’il est inférieur au Père ; il faut toujours ajouter cette réserve que le Christ est tel selon sa nature humaine. Quant aux choses qui, sans aucun doute possible, ne peuvent convenir à la personne divine en elle-même, nous pouvons les dire du Christ purement et simplement en raison de sa nature humaine ; c’est ainsi que nous affirmons sans autre précision que le Christ a souffert, est mort et a été enseveli. Ainsi, dans le domaine corporel et humain, quand il peut y avoir erreur, nous n’attribuons pas au tout ce qui convient à la partie ; nous ne disons pas par exemple purement et simplement qu’un nègre est blanc, mais qu’il a les dents blanches. Mais nous disons tout court qu’il est crépu, car cela ne peut convenir qu’à sa chevelure.

Solutions : 1. Quelquefois, il est vrai, les saints Docteurs, pour faire bref, ont omis de préciser, en tant que le Christ est une créature ; mais il faut sous-entendre une limite.

2. Toutes les propriétés de la nature humaine, comme celles de la nature divine, peuvent être attribuées de quelque manière au Christ. Et c’est pourquoi, selon S. Jean Damascène, " le Christ, qui est Dieu et homme, est à la fois susceptible d’être créé et de ne pas être créé, d’être partagé et de ne pas l’être ". Mais quand il y a hésitation sur l’une ou sur l’autre nature, on ne doit pas parler sans précision. C’est pourquoi il dit plus loin : " Une seule et même hypostase ", celle du Christ, " est incréée du fait de sa déité, et créée du fait de son humanité ". De même, en sens inverse, il ne faudrait pas dire sans précision : le Christ est incorporel, ou impassible, pour éviter l’erreur des manichéens pour qui le Christ n’avait pas un corps véritable et n’a pas véritablement souffert. Mais il faut ajouter cette précision que le Christ, selon sa divinité, est incorporel et impassible.

3. Jésus est né de la Vierge : il ne peut y avoir aucun doute que cela convienne à la personne du Fils de Dieu, alors qu’on peut en douter sur le fait d’être créé. La comparaison n’est donc pas valable.

Article 9

Est-il vrai de dire du Christ " Cet homme a commencé d’exister " ?

Objections : 1. S. Augustin écrit : " Avant que le monde fût, nous n’existions pas, ni non plus le médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Jésus Christ. " Mais ce qui n’a pas toujours existé a commencé. Donc cet homme - désignant le Christ - a commencé d’exister.

2. Le Christ a commencé d’être homme. Mais être homme, c’est être absolument. Donc cet homme a commencé d’exister absolument.

3. " Homme " implique un suppôt de la nature humaine. Mais le Christ n’a pas toujours été suppôt de la nature humaine. On peut donc dire de lui : " Cet homme a commencé d’exister. "

En sens contraire, il est écrit (He 13, 8) : " Jésus Christ est le même hier et aujourd’hui, il le sera à jamais. "

Réponse : On ne doit pas dire, en montrant le Christ : " Cet homme a commencé d’exister ", sans ajouter aucune précision. Et cela pour un double motif.

1° Parce que cette façon de parler est fausse de façon absolue car, selon l’enseignement de la foi catholique, il n’y a dans le Christ qu’un seul suppôt, une seule hypostase, une seule personne. Les mots " cet homme " appliqués au Christ désignent donc un suppôt éternel, dont l’éternité est incompatible avec un commencement dans l’existence. Aussi la proposition : " Cet homme a commencé d’exister " est-elle fausse. Sans doute, commencer d’exister convient à la nature humaine signifiée par ce mot " homme ", mais le sujet de la proposition n’est pas pris formellement pour la nature, mais matériellement pour le suppôt, nous l’avons dit plus haut.

2° Parce que, même si cette proposition était vraie, il ne faudrait pas l’employer sans précision, afin d’éviter l’hérésie d’Arius. Celui-ci prétendait que la personne du Fils de Dieu était une créature inférieure au Père, et de même il lui attribuait d’avoir commencé d’exister, en affirmant qu’il fut un temps où il n’existait pas.

Solutions : 1. La parole de S. Augustin doit s’entendre en ce sens que l’homme Jésus Christ, selon son humanité, n’a pas existé avant que le monde fût.

2. Avec le verbe " commencer " on ne peut passer, comme fait l’objection, d’un genre inférieur à un genre supérieur et dire par exemple : " Ceci a commencé d’être blanc, donc ceci a commencé d’être coloré. " Tout commencement, en effet, implique un fait nouveau en acte, qui n’existant pas antérieurement. On ne peut pas dire : " Ceci n’était pas blanc auparavant, donc ceci n’était pas coloré auparavant. " De même, exister de façon absolue représente un genre supérieur au fait d’exister comme homme. On ne pourra donc pas faire cette déduction : " Le Christ a commencé d’être homme donc il a commencé d’exister. "

3. Le mot " homme " en tant qu’il désigne le Christ, signifie bien la nature humaine qui a commencé d’exister, mais il implique aussi le suppôt éternel qui, lui, n’a pas eu de commencement. Et, puisque le sujet d’une proposition se réfère au suppôt, tandis que le prédicat se rapporte à la nature, il sera faux de dire : " L’homme Christ a commencé d’exister " ; mais on pourra affirmer : " Le Christ a commencé d’être homme. "

Article 10

Est-il vrai de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature " ?

Objections : 1. Rien n’est créé dans le Christ, sauf la nature humaine. Mais il est faux de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est la nature humaine. " Donc cela encore est faux : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. "

2. Le prédicat ne se réfère pas tellement au sujet de la proposition qu’au terme qui vient préciser le sujet. Si je dis, par exemple, que le corps, en tant que coloré, est visible, il s’ensuivra que le coloré est visible. Mais, nous venons de le dire on ne peut admettre que l’homme Christ soit une créature. Donc, pas davantage : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. "

3. Tout ce que l’on attribue à un homme en tant que tel lui est attribué par soi et absolument. Car, selon Aristote, les expressions " par soi " et " en tant que tel " sont synonymes. Donc, il est faux de dire : " Le Christ est par soi et absolument une créature. " Il sera également faux d’affirmer : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. "

En sens contraire, tout ce qui existe est ou bien le Créateur, ou bien une créature. Or il est faux de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est le Créateur. " Il est donc vrai de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. "

Réponse : Dans l’expression : " Le Christ en tant qu’homme ", le mot " homme " peut désigner soit le suppôt, soit la nature. S’il désigne le suppôt, étant donné que le suppôt de la nature humaine dans le Christ est éternel et incréé, il est faux de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. " Mais si le mot " homme " désigne la nature humaine, la proposition est vraie, car du point de vue de sa nature humaine, le Christ, nous l’avons dit, est une créature.

Remarquons cependant que, dans la formule employée, le mot " homme " se réfère davantage à la nature qu’au suppôt, car il y joue le rôle d’un prédicat et doit être pris formellement ; l’expression : " Le Christ en tant qu’homme " équivaut en effet à celle-ci : " Le Christ en tant qu’il est homme. " Il vaut donc mieux accepter que refuser l’expression : " Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. " Cependant, si l’on ajoutait un terme qui orienterait vers le suppôt, il en irait autrement, et l’on devrait refuser une proposition telle que : " Le Christ, en tant qu’il est cet homme, est une créature. "

Solutions : 1. Bien que le Christ ne soit pas sa nature humaine, il possède cependant la nature humaine. Or le terme de créature peut être attribué non seulement aux noms abstraits, mais aussi aux noms concrets. Nous disons en effet tout aussi bien : " L’humanité est une créature ". et " L’homme est une créature. "

2. Le mot " homme " pris comme sujet, désigne plutôt le suppôt ; mis en apposition au sujet, il signifie plutôt la nature, comme on vient de le dire. Et parce que la nature est créée, tandis que le suppôt est incréé, on ne peut pas admettre telle quelle la proposition : " L’homme Christ est une créature ", mais on admet celle-ci : " Le Christ en tant qu’homme est une créature. "

3. Tout homme qui est suppôt de la seule nature humaine ne possède l’existence que selon cette nature. C’est pourquoi le fait, pour un tel suppôt, d’être en tant qu’homme une créature, le constitue créature purement et simplement. Mais le Christ n’est pas seulement suppôt de la nature humaine, il l’est aussi de la nature divine, qui lui donne une existence incréée. Et c’est pourquoi, du fait que le Christ en tant qu’homme est une créature, il ne s’ensuit pas qu’il soit purement et simplement une créature.

Article 11

Est-il vrai de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu " ?

Objections : 1. Le Christ est Dieu par la grâce d’union. Mais c’est en tant qu’homme que le Christ possède cette grâce ; donc le Christ, en tant qu’homme, est Dieu.

2. Remettre les péchés est le propre de Dieu, selon Isaïe (43, 25) : " C’est moi qui efface les iniquités pour l’amour de moi. " Mais le Christ, en tant qu’homme, remet les péchés, puisqu’il dit (Mt 9, 6) : " Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés ", etc. Donc le Christ, en tant qu’homme, est Dieu.

3. Le Christ n’est pas l’homme en général, mais il est cet homme en particulier. Or le Christ, en tant qu’il est cet homme, est Dieu, car l’expression " cet homme " désigne un suppôt éternel qui est Dieu par nature. Donc, le Christ, en tant qu’homme, est Dieu.

En sens contraire, ce qui convient au Christ en tant qu’homme, convient à tout homme. Donc, si le Christ, en tant qu’homme, est Dieu, il s’ensuit que tout homme est Dieu. Ce qui est évidemment faux.

Réponse : Le mot " homme ", placé en apposition, peut être pris en deux sens. Premièrement quant à la nature ; et alors il n’est pas vrai que le Christ, en tant qu’homme, soit Dieu, car il y a, entre la nature humaine et la nature divine, une différence essentielle. En un second sens, le mot " homme " est employé en raison du suppôt. Or, le suppôt de la nature humaine dans le Christ, c’est la personne du Fils de Dieu, qui, par elle-même, est Dieu ; sous ce rapport, il est donc vrai que le Christ, en tant qu’homme, est Dieu.

Mais parce que le terme placé en apposition signifie proprement la nature plutôt que le suppôt, comme nous l’avons dit. il faut plutôt récuser cette affirmation : " Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu. "

Solutions : 1. Ce n’est pas sous le même rapport qu’on est mû vers un terme, et que l’on est ce terme en acte ; le mouvement s’applique en effet à la matière ou au sujet, tandis que l’être en acte relève de la forme. Pareillement, ce n’est pas sous le même rapport qu’il convient au Christ d’être ordonné à être Dieu par la grâce d’union, et d’être Dieu. L’un lui convient selon sa nature humaine, et l’autre selon sa nature divine. C’est pourquoi il est vrai de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, possède la grâce d’union " ; mais non pas : " Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu. "

2. " Le Fils de l’homme a le pouvoir, sur la terre, de remettre les péchés ", en vertu non de sa nature humaine, mais de sa nature divine, où réside le pouvoir souverain de remettre les péchés. Dans la nature humaine, ce pouvoir n’existe qu’à titre d’instrument, par ministère. C’est pourquoi S. Jean Chrysostome explique ainsi ce texte : " Il a dit de façon caractéristique : "pouvoir, sur la terre, de remettre les péchés", pour montrer l’union indivisible qui existe entre la puissance divine et la nature humaine. Car, bien qu’il soit devenu homme, il est demeuré le Verbe de Dieu. "

3. Dans l’expression " cet homme ", le mot " homme ", par le pronom démonstratif, oriente vers le suppôt. C’est pourquoi dire : " Le Christ, en tant qu’il est cet homme est Dieu ", vaut mieux que de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu. "

Article 12

Est-il vrai de dire : " Le Christ, en tant qu’homme, est une hypostase ou personne " ?

Objections : 1. Ce qui convient à tout homme convient au Christ en tant qu’il est homme, selon ce texte (Ph 2, 7) : " Il est devenu semblable aux hommes. " Or tout homme est une personne. Donc le Christ, en tant qu’homme, est une personne.

2. Le Christ, en tant qu’homme, est une substance de nature rationnelle, non une substance universelle, mais une substance individuelle. Or, selon Boèce, la personne n’est pas autre chose qu’une substance individuelle de nature rationnelle. Donc, le Christ, en tant qu’homme, est une personne.

3. Le Christ, en tant qu’homme, est une réalité de la nature humaine, un suppôt, une hypostase de cette même nature. Mais tout suppôt humain, toute hypostase, toute nature humaine réelle est une personne. Donc, le Christ, en tant qu’homme, est une personne.

En sens contraire, le Christ, en tant qu’homme, n’est pas une personne éternelle. Donc, s’il est une personne en tant qu’homme, il s’ensuit qu’il y aura en lui deux personnes, l’une temporelle et l’autre éternelle. Ce qui est faux, nous l’avons dit.

Réponse : Comme nous l’avons déjà montré, le mot " homme ", placé en apposition, peut être pris soit pour le suppôt, soit pour la nature. Donc, quand on dit : " Le Christ, en tant qu’homme, est une personne ", si l’on prend le mot " homme " au sens de suppôt, il est évident que la proposition est vraie ; car le suppôt de la nature humaine n’est pas autre que la personne du Fils de Dieu.

Mais si l’on prend le mot " homme " au sens de nature, cela peut avoir deux sens. Ou bien l’on veut dire qu’il convient à la nature humaine d’exister dans une personne ; et cette manière de parler est vraie, car tout ce qui subsiste dans la nature humaine est une personne. Ou bien l’on entend que la nature humaine doit avoir dans le Christ une personnalité propre, causée par les principes mêmes de cette nature, et sous ce rapport le Christ en tant qu’homme n’est pas une personne ; car sa nature humaine n’existe pas par elle-même séparément de la nature divine, ce qui serait requis pour qu’elle soit une personne.

Solutions : 1. Il convient à tout homme d’être une personne, en ce sens que tout ce qui subsiste dans une nature humaine est une personne. Mais ceci est propre à l’homme qu’est le Christ : la personne qui subsiste dans sa nature humaine n’est pas causée par les principes de cette nature ; elle est éternelle. Et c’est pourquoi, d’une manière, le Christ en tant qu’homme est une personne ; mais, d’une autre manière, il ne l’est pas, au sens où nous venons de le dire.

2. La substance individuelle dont il est question dans la définition de Boèce est une substance complète, subsistant par soi et séparément des autres substances. Autrement, il faudrait dire que la main de l’homme est une personne, puisqu’eue est une substance individuelle, alors que cette substance individuelle existe dans un sujet et ne peut être appelée une personne. Pour la même raison, la nature humaine dans le Christ, n’est pas une personne, bien qu’elle puisse être appelée un être individuel et singulier.

3. La personne, l’hypostase, le suppôt, la réalité substantielle signifient quelque chose de complet et de subsistant par soi. Aussi, puisque la nature humaine n’existe pas par soi, séparément de la personne du Fils de Dieu, on ne peut pas dire qu’elle soit par elle-même une hypostase, ou un suppôt, ou une réalité substantielle.

C’est pourquoi, dans le sens où nous nions la proposition : " Le Christ, en tant qu’homme, est une personne ", il faut également nier toutes les autres propositions semblables.