Question 78

LE PÉCHÉ D’USURE DANS LES PRÊTS

1. Est-ce un péché de recevoir de l’argent à titre d’intérêt pour un prêt d’argent, ce qui constitue l’usure ? - 2. Est-il permis, en compensation de ce prêt, de bénéficier d’un avantage quelconque ? - 3. Est-on tenu de restituer les bénéfices légitimement obtenus par les intérêts d’un prêt usuraire ? - 4. Est-il permis d’emprunter de l’argent sous le régime de l’usure ?

Article 1

Est-ce un péché de recevoir de l’argent à titre d’intérêt pour un prêt d’argent, ce qui constitue l’usure ?

Objections : 1. Il ne semble pas. Car on ne peut pécher lorsqu’on suit l’exemple de Jésus Christ. Or le maître dit de lui-même, dans la parabole rapportée par S. Luc (19, 23) : “ A mon retour, je l’aurais retiré avec les intérêts ”, alors qu’il s’agissait d’un prêt d’argent. Ce n’est donc pas un péché de percevoir un intérêt pour un prêt d’argent.

2. Le Psaume (19, 8) dit de la loi divine qu’elle est parfaite parce qu’elle condamne le péché. Mais la loi divine autorise un certain prêt à intérêt selon le Deutéronome (23, 19) : “ Tu n’exigeras de ton frère aucun intérêt, ni pour un prêt d’argent, ni pour du gain, ni pour autre chose. Tu ne pourras recevoir un intérêt que d’un étranger. ” Bien plus, il est promis une récompense pour ceux qui auront observé cette loi (Dt 23, 19) : “ Tu prêteras, en percevant des intérêts, à beaucoup de nations, mais toi-même tu n’auras pas à emprunter. ” Ce n’est donc pas un péché de percevoir un intérêt.

3. Dans les relations humaines, c’est la législation civile qui détermine ce qui est juste. Or elle autorise à percevoir un intérêt; donc le prêt à intérêt ne paraît pas illicite.

4. Les conseils évangéliques n’obligent pas sous peine de péché. Or l’Évangile (Lc 6, 35) formule ce conseil : “ Prêtez, sans rien attendre en retour. ” On peut donc, sans pécher, percevoir un intérêt.

5. Il ne semble pas que ce soit nécessairement un péché de se faire payer pour une œuvre que l’on n’était pas obligé d’accomplir. Or celui qui dispose d’une certaine somme n’est pas tenu en toute circonstance de la prêter à son prochain. Le prêt à intérêt est donc parfois licite.

6. La monnaie d’argent et les pièces d’argenterie ont la même matière. Or il est licite de se faire payer lorsqu’on prête de l’argenterie. Il sera donc également permis de recevoir une certaine somme pour le prêt d’argent en monnaie. Le prêt à intérêt n’est donc pas par lui-même un péché.

7. On est toujours en droit de recevoir un objet que son propriétaire offre librement. Or l’emprunteur offre librement un intérêt au prêteur. Ce dernier a donc le droit de le recevoir.

En sens contraire, il est écrit dans le livre de l’Exode (22, 25) : “ Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui vit avec toi, tu ne seras pas à son égard comme un créancier, tu ne l’accableras pas d’intérêts. ”

Réponse : Recevoir un intérêt pour de l’argent prêté est de soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice. Pour s’en convaincre, il faut se rappeler que l’usage de certains objets se confond avec leur consommation; ainsi nous consommons le vin pour notre boisson, et le blé pour notre nourriture. Dans les échanges de cette nature on ne devra donc pas compter l’usage de l’objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l’on en concède l’usage à autrui, on lui concède l’objet. Voilà pourquoi, pour les objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu’un voulait vendre d’une part du vin, et d’autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou même vendrait ce qui n’existait pas. Il commettrait donc évidemment une injustice. Pour la même raison, l’on pécherait contre la justice si, prêtant du vin ou du blé, on exigeait deux compensations, l’une à titre de restitution équivalente à la chose elle-même, l’autre pour prix de son usage (usus); d’où le nom d’usure (usura).

En revanche, il est des objets dont l’usage ne se confond pas avec leur consommation. Ainsi l’usage d’une maison consiste à l’habiter, non à la détruire ; on pourra donc faire une cession distincte de l’usage et de la propriété; vendre une maison, par exemple, dont on se réserve la jouissance pour une certaine période; ou au contraire céder l’usage de cette maison, mais en garder la nue-propriété. Voilà pourquoi on a le droit de faire payer l’usufruit d’une maison et de redemander ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations d’immeubles.

Quant à l’argent monnayé, Aristote remarque qu’il a été principalement inventé pour faciliter les échanges; donc son usage (usus) propre et principal est d’être consommé, c’est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l’usage de l’argent prêté; c’est en quoi consiste l’usure (usure). Et comme on est tenu de restituer les biens acquis injustement, de même on est tenu de restituer l’argent reçu à titre d’intérêt.

Solutions : 1. Les intérêts dont parle l’Évangile doivent s’entendre dans un sens métaphorique; ils désignent le surcroît de biens spirituels exigé par Dieu, qui veut que nous fassions toujours un meilleur usage des biens qu’il nous a confiés. Mais c’est pour notre avantage et non pour le sien.

2. Il était interdit aux Juifs de toucher un intérêt de la part de “ leurs frères ”, c’est-à-dire des juifs; ce qui donne à entendre que percevoir l’intérêt d’un prêt, de quelque homme qu’on le reçoive, est mal, absolument parlant. Nous devons, en effet, regarder tout homme “ comme notre prochain et notre frère ”, surtout d’après la loi évangélique à laquelle tous sont appelés. Aussi le Psaume (15, 5) parlant du juste, dit-il sans restriction : “ Il ne prête pas son argent à intérêt ”, et Ézéchiel (18, 17) : “ Il n’a pas pris d’intérêt. ” Si les Juifs étaient autorisés à percevoir un intérêt de la part des étrangers, ce n’est pas que cet acte fût permis parce qu’il était licite : c’était une tolérance pour éviter un plus grand mal : de peur que, poussés par cette avarice dont ils étaient esclaves, comme le signale Isaïe (56, 11), ils ne perçussent des intérêts sur les Juifs eux-mêmes, adorateurs du vrai Dieu.

Quant à la récompense promise par le Deutéronome : “ Tu prêteras à intérêt (fœnerabis) à beaucoup de nations ”, le mot prêt (fœnus) doit s’entendre ici au sens large pour le prêt pur et simple (mutuum) ; c’est en ce sens qu’il faut interpréter le passage de l’Ecclésiastique (29, 10 Vg) : “ Ce n’est pas par malice mais par crainte d’être injustement dépouillés, que beaucoup refusent de prêter avec intérêt (non fœnerati sunt) ”, il faut lire : “ de prêter sans intérêt (non mutuaverunt) ”. La récompense que Dieu promet donc aux Juifs, c’est une telle abondance de richesses qu’elle leur permettra de prêter au autres.

3. Les lois humaines laissent certains péchés impunis à cause de l’imperfection des hommes; car elles priveraient la société de nombreux avantages, si elles réprimaient rigoureusement tous les péchés en y appliquant des peines. C’est pourquoi la loi humaine tolère le prêt à intérêt, non qu’elle l’estime conforme à la justice, mais pour ne pas nuire au plus grand nombre. Aussi le droit civil lui-même prescrit-il : “ Les choses qui se consomment par l’usage ne sont pas susceptibles d’usufruit, ni selon le droit naturel, ni selon le droit civil. ” Et encore : “ Le Sénat n’a pas admis l’usufruit de ces choses ; il ne le pouvait pas, il a autorisé un quasi-usufruit ”, il a permis en effet l’intérêt. Aristote, de son côté, guidé par la raison naturelle, affirme “ Il est absolument contre nature que l’argent produise un intérêt. ”

4. L’homme n’est pas toujours tenu de prêter, et c’est pourquoi le prêt est simplement l’objet d’un conseil. Mais que l’homme ne cherche pas à tirer profit d’un prêt, cela tombe sous le précepte. - On pourrait cependant n’y voir qu’un conseil, eu égard aux doctrines des pharisiens légitimant d’une certaine manière le prêt à intérêt; en ce sens l’amour des ennemis est aussi un conseil. Il se peut aussi que le Christ ait visé, non l’espoir du gain usuraire, mais l’espérance que l’on met dans un homme. Nous ne devons pas, en effet, accorder un prêt ou faire une bonne œuvre pour une récompense en mettant notre espérance en l’homme, mais en Dieu.

5. L’homme qui prête peut recevoir une compensation, mais seulement de ce qu’il a fait, et il n’a pas le droit d’exiger davantage. Or cette compensation est conforme à l’égalité requise par la justice, si l’on rend autant qu’on a emprunté. Donc, si l’on exige davantage pour l’usufruit d’une chose qui n’a d’autre usage que celui de sa consommation, on demande le prix de ce qui n’existe pas. C’est une exaction injuste.

6. Le principal usage des pièces d’argenterie ne consiste pas dans leur destruction; aussi l’on peut licitement en vendre l’usage, sans en aliéner la propriété. Mais l’usage principal de la monnaie d’argent, c’est d’être dépensée dans les échanges. Il n’est donc pas permis d’en vendre l’usage, et de vouloir en outre la restitution de ce qu’on a prêté.

Il faut cependant observer que les pièces d’argenterie peuvent avoir un usage secondaire et servir d’objets d’échange; mais il ne serait pas permis de vendre cet usage. Pareillement, les pièces d’argent monnayé pourraient avoir un usage secondaire, par exemple si on les prêtait à autrui pour qu’il en fasse étalage ou les mette en gage. On pourrait alors licitement exiger un prix pour cet usage de l’argent.

7. L’emprunteur qui paie un intérêt n’est pas absolument libre, il le donne contraint et forcé, puisque, d’une part, il a besoin d’emprunter de l’argent et que, d’autre part, le prêteur qui dispose de cette somme ne veut pas la prêter sans percevoir un intérêt.

Article 2

Est-il permis, en compensation de ce prêt, de bénéficier d’un avantage quelconque ?

Objections : 1. Il semble que ce soit licite. En effet, chacun peut licitement chercher à s’indemniser. Or on peut subir un préjudice en prêtant de l’argent. Il sera donc légitime de demander ou même d’exiger quelque chose en sus de l’argent prêté, à titre d’indemnité.

2. Aristote fait remarquer que c’est un devoir de convenance pour chacun de “ donner une compensation à celui dont il a reçu une faveur ”. Or celui qui prête de l’argent à son prochain qui est dans le besoin, lui fait une faveur et acquiert par conséquent des droits à sa gratitude. L’emprunteur a donc une obligation naturelle de donner une certaine compensation à son bienfaiteur. Mais il ne paraît pas illicite de s’obliger à ce que l’on doit en vertu du droit naturel. Donc il ne paraît pas illicite, lorsque l’on prête de l’argent à autrui, de l’obliger à donner une certaine compensation.

3. Sur cette parole d’Isaïe (33, 16) : “ Bienheureux celui qui secoue ses mains pour ne pas recevoir de présents ”, la Glose fait remarquer que, s’il y a des présents offerts par la main, il en est d’autres qui se font par la parole et par des services rendus. Or il est permis d’accepter un service, voire un éloge, de son emprunteur. Il sera donc également permis de recevoir n’importe quel autre présent.

4. Le rapport est le même d’un don à un autre, et d’un prêt à un autre. Or on peut accepter de l’argent pour une autre somme que l’on a donnée. On pourra donc recevoir un prêt réciproque de l’emprunteur comme compensation de l’argent qu’on lui a prêté.

5. Celui qui prête une somme d’argent en cède la possession à l’emprunteur, et aliène davantage son bien que s’il confiait cette somme à un marchand ou à un ouvrier. Or il est permis de tirer un bénéfice de l’argent confié à un marchand ou à un ouvrier. Il est donc également permis de prendre un bénéfice sur un prêt d’argent.

6. Pour de l’argent prêté, on peut recevoir un gage, dont l’usage pourrait se vendre un certain prix ; on peut engager ainsi un champ ou une maison d’habitation. Il est donc licite de retirer un avantage d’un prêt d’argent.

7. Il arrive parfois que quelqu’un vende ses biens plus cher, ou qu’il achète ceux d’autrui moins cher en raison d’un prêt antérieur; ou encore qu’il majore ses prix s’il accorde un délai de paiement, ou qu’il les baisse lorsqu’on le paie plus vite. Il semble qu’il y ait dans toutes ces circonstances une certaine compensation qui est comme le bénéfice d’un prêt d’argent. Or il n’est pas évident que ce soit illicite. Il semble donc licite de demander ou même d’exiger certains avantages lorsque l’on prête de l’argent.

En sens contraire, on lit dans Ézéchiel (18, 17), parmi les qualités de l’homme juste : “ Il n’a reçu ni intérêt, ni rien de plus que ce qu’il a prêté. ”

Réponse : Selon Aristote, “ tout ce qui est estimable à prix d’argent peut être traité comme l’argent lui-même ”. Par suite, de même que l’on pèche contre la justice, lorsqu’en vertu d’un contrat, tacite ou exprès, on perçoit un intérêt sur un prêt d’argent ou une autre chose qui se consomme par l’usage - nous l’avons vu dans l’article précédent -, de même quiconque, en vertu d’un contrat tacite ou exprès, reçoit un avantage quelconque estimable à un prix d’argent, commet pareillement un péché contre la justice. Toutefois, s’il reçoit cet avantage sans l’avoir exigé et sans aucune obligation tacite ou expresse, mais à titre de don gracieux, il ne pèche pas; car, avant le prêt, il lui était loisible de bénéficier d’un tel don, et le fait de consentir un prêt n’a pu le mettre dans une condition plus défavorable. - Mais ce qu’il est permis d’exiger en compensation d’un prêt, ce sont ces biens qui ne s’apprécient pas avec de l’argent : la bienveillance et l’amitié de l’emprunteur, ou d’autres faveurs.

Solutions : 1. Dans son contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre l’usage de l’argent, mais obtenir un dédommagement. Il se peut d’ailleurs que le prêt évite à l’emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s’expose le prêteur. C’est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du second. Mais on n’a pas le droit de stipuler dans le contrat une indemnité fondée sur cette considération, que l’on ne gagne plus rien avec l’argent prêté; car on n’a pas le droit de vendre ce que l’on ne possède pas encore et dont l’acquisition pourrait être empêchée de bien des manières.

2. La compensation pour un bienfait reçu peut être envisagée sous un double aspect. D’abord comme l’acquittement d’une dette de justice; on peut y être astreint par un contrat précis, et cette obligation se mesure à la quantité du bienfait reçu. Voilà pourquoi celui qui emprunte une somme d’argent ou des biens qui se consomment par l’usage, n’est pas tenu à rendre plus qu’on ne lui a prêté. Ce serait donc contraire à la justice que de l’obliger à rendre davantage. - En second lieu, on peut être obligé de témoigner sa reconnaissance pour un bienfait, par dette d’amitié ; alors on tiendra compte des sentiments du bienfaiteur plus que de l’importance du bienfait. Une dette de cette nature ne peut être l’objet d’une obligation civile, puisque celle-ci impose une sorte de nécessité, qui empêche la spontanéité de la reconnaissance.

3. Si le prêteur demande ou exige pour l’argent qu’il prête la compensation d’un présent en services ou en paroles, comme s’il y avait une obligation de l’offrir résultant d’un contrat tacite ou exprès, ce serait comme s’il demandait ou exigeait comme présent un service manuel, puisque les uns et les autres peuvent être évalués à prix d’argent, ainsi qu’on le voit chez ceux qui louent les services, rendus par leur travail ou leur parole. Mais si le présent en travail ou en parole est offert, non comme l’acquittement d’une créance, mais dans un sentiment de bienveillance qui ne s’estime pas à prix d’argent, le prêteur a le droit de l’accepter, de l’exiger et de le réclamer.

4. L’argent ne peut être vendu pour une somme dépassant la quantité échangée ; il faut restituer autant qu’on a reçu. On ne doit rien demander ou exiger de plus, sinon un sentiment de bienveillance qui ne peut être évalué à prix d’argent, et qui peut susciter chez l’emprunteur une offre spontanée de prêt réciproque. Mais il serait tout à fait contraire à cette bienveillance spontanée de stipuler l’obligation pour l’emprunteur de consentir à son tour un prêt dans l’avenir; attendu que même cette obligation peut s’évaluer à prix d’argent. Et voilà pourquoi, s’il est permis au prêteur d’emprunter simultanément autre chose à son emprunteur, il lui est interdit d’exiger la promesse d’un prêt pour l’avenir.

5. Celui qui prête de l’argent en transfère la possession à l’emprunteur. Celui-ci conserve donc cet argent à ses risques et périls, et il est tenu de le restituer intégralement. Le prêteur n’a donc pas le droit d’exiger plus qu’il n’a donné. Mais celui qui confie une somme d’argent à un marchand ou à un artisan par mode d’association, ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, de sorte qu’il participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail de l’artisan; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice.

6. Si, comme garantie de l’argent qu’il a reçu, l’emprunteur donne un gage dont l’usage est appréciable à prix d’argent, le prêteur devra déduire ce revenu de la somme que doit lui restituer l’emprunteur. S’il voulait en effet que ce revenu lui soit concédé gratuitement par surcroît, ce serait comme s’il prêtait à intérêt, ce qui est usuraire. A moins toutefois, qu’il ne s’agisse d’un objet dont on a coutume de se concéder gratuitement l’usage entre amis; par exemple lorsqu’on se prête un livre.

7. Vendre un objet au-dessus de son juste prix parce que l’on accorde à l’acheteur un délai de paiement, c’est une usure manifeste, car ce délai ainsi concédé a le caractère d’un prêt. Par conséquent, tout ce qu’on exige au-dessus du juste prix en raison de ce délai est comme l’intérêt d’un prêt, et doit donc être considéré comme usuraire. - De même lorsque l’acheteur veut acheter un objet au-dessous du juste prix, sous prétexte qu’il le paiera avant sa livraison, il commet lui aussi le péché d’usure ; ce paiement anticipé, en effet, est une sorte de prêt, dont l’intérêt consiste dans la remise faite sur le juste prix de l’objet vendu. - Si toutefois on baisse volontairement les prix afin de disposer plus vite de l’argent, ce n’est pas de l’usure.

Article 3

Est-on tenu de restituer les bénéfices légitimement obtenus par les intérêts d’un prêt usuraire ?

Objections : 1. Il semble que l’on soit tenu de rendre tout ce que l’on a acquis avec les intérêts d’un prêt. S. Paul écrit en effet aux Romains (11, 16) : “ Si la racine est saine, les branches le sont aussi. ” On peut donc dire pareillement : Si la racine est corrompue, les branches le sont aussi. Or ici la racine a été usuraire. Tout ce qui est acquis par elle le sera donc aussi; et l’on sera tenu de le restituer.

2. Un texte des Décrétales statue : “ Les possessions qui ont été acquises grâce aux intérêts d’un prêt doivent être vendues, et leur prix restitué aux personnes auxquelles les intérêts ont été extorqués. ” Donc, pour la même raison, on aura à restituer tout autre bien qui aurait été acquis grâce aux intérêts d’un prêt.

3. Ce qu’une personne achète avec de l’argent reçu comme intérêt d’un prêt, ne lui appartient qu’en raison de l’argent qu’elle a donné. Elle n’a donc pas plus de droit sur cet achat que sur l’argent avec lequel elle l’a payé. Or elle est obligée de restituer cet argent usuraire. Donc aussi tout ce qu’elle a acquis avec cet argent.

En sens contraire, tout le monde peut licitement conserver ce qu’il a légitimement acquis. Or ce que l’on acquiert avec les intérêts d’un prêt est quelquefois légitimement acquis. On peut donc licitement le conserver.

Réponse : L’usage de certains objets est leur consommation elle-même, nous l’avons dit et le droit ne leur reconnaît pas d’usufruit. C’est pourquoi qu’il s’agisse de deniers, de blé, de vin ou de denrées du même genre, si on les a extorqués à titre d’intérêt sur un prêt, on ne sera tenu de restituer que ce que l’on a reçu, parce que ce que l’on a gagné par la suite avec cette matière ne peut être regardé comme son fruit propre, mais comme celui de l’activité humaine. A moins toutefois qu’en conservant ces denrées, on n’ait porté préjudice à l’emprunteur, qui aurait de ce chef perdu quelque chose de ses biens. Le prêteur est alors tenu de réparer ce préjudice.

Mais d’autres objets ne sont pas détruits par l’usage qu’on en fait et peuvent avoir un usufruit, ainsi une maison, un champ, etc. C’est pourquoi, si quelqu’un extorque à titre d’intérêt la maison ou le champ de l’emprunteur, il sera tenu non seulement de restituer cette maison ou ce champ, mais encore les revenus de ces propriétés ; parce que ce sont des fruits dont un autre est propriétaire, et par conséquent ils lui sont dus.

Solutions : 1. La racine n’est pas seulement une matière improductive comme l’argent prêté, mais elle a raison de cause active, puisqu’elle donne à l’arbre sa nourriture. C’est pourquoi la comparaison ne vaut pas.

2. Les possessions qui ont été acquises grâce aux intérêts d’un prêt n’appartiennent pas à celui qui a versé les intérêts, mais à l’acheteur. Toutefois elles sont hypothéquées par l’emprunteur, comme d’ailleurs tous les autres biens du prêteur usurier. Et c’est pourquoi on ne dit pas que ces biens doivent être attribués à celui dont on a exigé des intérêts, car leur valeur peut dépasser le montant des intérêts perçus ; mais on ordonne de les vendre et de restituer sur le prix de vente une somme équivalant aux intérêts reçus.

3. Ce qui est acheté avec les intérêts d’un prêt revient de droit à l’acquéreur, non pas tant en raison de cet argent qu’il avance et qui ne joue en quelque sorte que le rôle de cause instrumentale, mais en raison de son activité qui est la cause principale. C’est pourquoi cet acquéreur a plus de droit sur cet objet qu’il achète avec les intérêts de l’argent prêté que sur ces intérêts eux-mêmes.

Article 4

Est-il permis d’emprunter de l’argent sous le régime de l’usure ?

Objections : 1. Il semble que non. En effet, S. Paul écrit (Rm 1, 32) : “ Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais aussi ceux qui y consentent. ” Or celui qui emprunte de l’argent à intérêt consent au péché du prêteur et lui fournit l’occasion de le commettre. Il pèche donc lui aussi.

2. Pour aucun avantage temporel on ne doit donner à son prochain l’occasion de pécher. Ce serait un scandale actif et on a dit que c’est toujours un péché. Or celui qui sollicite un prêt donne expressément occasion de pécher au prêteur qui exige des intérêts ; il n’y a donc aucun avantage temporel qui excuse l’emprunteur.

3. Une égale nécessité peut contraindre à déposer son argent chez un homme qui prête à intérêt, comme à lui demander un prêt. Mais faire un dépôt chez cet homme est absolument interdit, comme il l’est de remettre une épée à un fou furieux, une jeune fille à la garde d’un débauché, ou de la nourriture à un glouton. Il n’est donc pas permis d’emprunter à un homme qui exige des intérêts.

En sens contraire, Aristote a établi que celui qui subit une injustice ne pèche pas, aussi l’injustice n’est-elle pas un juste milieu entre deux vices. Or le péché du prêteur usurier consiste à commettre une injustice envers l’emprunteur dont il exige des intérêts. Donc l’emprunteur qui souscrit un prêt à intérêt ne pèche pas.

Réponse : Il n’est aucunement permis d’engager quelqu’un à pécher, quoiqu’il soit permis de profiter du péché d’autrui pour un bien. Parce que même Dieu fait servir tous les péchés à la réalisation d’un bien, car de tout mal il tire un bien, d’après S. Augustin. Aussi lorsque Publicola demandait à celui-ci s’il était permis d’avoir recours au serment de l’homme qui jure par les idoles, et qui évidemment pèche en leur rendant ainsi un honneur divin, il reçut cette réponse : “ Celui qui a recours au serment de l’homme qui jure par les faux dieux, non pour le mal, mais pour le bien, ne participe pas au péché de cet homme qui a juré par les démons; il s’associe seulement à ce qu’il y a de bon dans son pacte, par lequel il est resté loyal. ” Il y aurait cependant péché si l’on engageait cet homme à jurer par les faux dieux.

De même, pour la question qui nous occupe, il faut répondre que jamais il ne sera permis d’engager quelqu’un à prêter en exigeant des intérêts; mais quand un homme est disposé à faire des prêts de cette nature et ainsi pratique l’usure, il est permis de lui emprunter à intérêt ; ceci en vue d’un bien, qui est de subvenir à sa propre nécessité ou à celle d’autrui. C’est ainsi encore qu’il est permis à celui qui tombe au pouvoir des bandits de leur montrer ce qu’il possède, pour éviter d’être tué, bien que les bandits pèchent en le dépouillant. C’est ce que nous enseigne l’exemple des dix hommes tombés au pouvoir d’Ismaël et qui lui dirent : “ Ne nous fais pas mourir, car nous avons des provisions cachées dans ce champ ” (Jr 41, 8).

Solutions : 1. L’emprunteur qui accepte de l’argent d’un prêt à intérêt ne consent pas au péché du prêteur, mais il s’en sert. Ce qui lui agrée, ce n’est pas de promettre des intérêts, mais de recevoir un prêt qui en lui-même est bon.

2. Celui qui emprunte à intérêt ne donne pas au prêteur l’occasion de percevoir des intérêts, mais seulement de prêter. C’est le prêteur à intérêt lui-même qui en tire l’occasion de pécher à cause de la malice de son cœur. C’est donc de son côté qu’il y a scandale passif, sans qu’il y ait scandale actif de la part de l’emprunteur. Cependant un homme n’est pas obligé à cause de ce scandale passif de s’abstenir de solliciter un prêt, s’il est dans le besoin, parce que ce scandale ne provient pas de la faiblesse ou de l’ignorance, mais de la malice.

3. Si quelqu’un confiait son argent à un homme qui prête à intérêt et qui, sans cet apport, ne pourrait nous consentir de tels prêts, ou s’il le lui confiait dans l’intention de lui faire obtenir un gain plus considérable grâce aux intérêts qu’il perçoit, il lui fournirait par là même la matière de son péché. Aussi serait-il complice de sa faute. Si, au contraire, en vue de mettre son argent en lieu sûr, quelqu’un confie son argent à un homme qui prête à intérêt, mais qui a par ailleurs de quoi continuer ses prêts, il ne pèche pas mais utilise pour un bien les services d’un pécheur.