Question 71

LES INJUSTICES COMMISES PAR LES AVOCATS

1. L’avocat est-il tenu d’assister les pauvres ? - 2. Doit-on interdire à certains d’exercer l’office d’avocat ? - 3. L’avocat pèche-t-il en défendant une cause injuste ? - 4. En acceptant de l’argent pour son assistance ?

Article 1

Un avocat est-il obligé d’assister les pauvres ?

Objections : 1. Il semble qu’un avocat soit tenu de donner son assistance à la cause d’un pauvre. Il est écrit, en effet (Ex 23, 5) : “ Si tu vois l’âne de celui qui te hait succombant sous sa charge, ne l’abandonne pas, mais joins tes efforts aux siens pour le décharger. ” Or le pauvre n’est pas moins en danger lorsque sa cause est accablée contrairement à la justice que si son âne succombait sous la charge. L’avocat est donc tenu de prendre en main la défense d’un pauvre.

2. Dans une homélie sur l’Évangile, S. Grégoire déclare : “ Celui qui a l’intelligence doit veiller à ne pas se taire ; celui qui a l’abondance des biens, à ne pas diminuer les largesses de sa miséricorde celui qui sait converser, à en faire profiter le prochain ; celui qui est capable de parler à un riche, à intercéder en faveur des pauvres. Tout ce qu’il a reçu, en effet, si peu que ce soit, doit être regardé comme un talent. ” Or on ne doit pas enfouir un talent, mais le faire fructifier fidèlement ; c’est ce que montre bien dans la parabole (Mt 25, 21) le châtiment du serviteur qui a enfoui son talent. L’avocat est donc tenu de plaider pour un pauvre.

3. Le précepte relatif aux œuvres de miséricorde, puisqu’il est un principe affirmatif, oblige en certains lieux et temps déterminés, mais surtout en cas de nécessité. Or c’est bien un cas de nécessité que celui du pauvre opprimé dans un procès. Donc en ce cas il apparaît que l’avocat est tenu de donner son assistance aux pauvres.

En sens contraire, le pauvre qui manque de nourriture n’est pas dans une nécessité moindre que celui qui a besoin d’un avocat. Or celui qui a les moyens de nourrir un pauvre n’est pas toujours tenu de le faire. Donc l’avocat non plus ne sera pas toujours obligé d’assurer la défense d’un pauvre.

Réponse : Donner son assistance à la cause d’un pauvre est une œuvre de miséricorde ; on peut donc appliquer ici ce que nous avons dit plus haut des œuvres de miséricorde en général. Personne, en effet, n’est à même de pourvoir par ses œuvres de miséricorde aux nécessités de tous les indigents. Aussi, dit S. Augustin : “ Puisque tu ne peux être utile à tous., il faut surtout venir en aide à ceux qui, par une sorte de destin, te sont plus étroitement unis, en fonction des rapports de lieux, de temps ou de quelque autre circonstance. ” Les circonstances de lieu : de fait, on n’est pas obligé d’aller par le monde chercher des indigents à secourir ; il suffit d’exercer la miséricorde à l’égard de ceux qui se présentent. En ce sens, il est prescrit au livre de l’Exode (23, 4) : “ Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi, errant dans la campagne, ramène-le-lui. ” Les circonstances de temps : on n’est pas tenu de pourvoir aux nécessités futures du prochain, il suffit de venir à son secours dans la nécessité présente. Ici nous rencontrons le mot de S. Jean (1 Jn 3, 17) : “ Celui qui voit son frère dans le besoin sans se laisser attendrir, comment l’amour de Dieu pourrait-il demeurer en lui ? ” Enfin quelque autre circonstance : car on doit avant tout venir en aide à ses proches qui sont dans le besoin ; selon S. Paul (1 Tm 5, 3) : “ Si quelqu’un n’a pas soin des siens, surtout ceux de sa famille, il a renié la foi. ”

Cependant, lorsque ces circonstances se trouvent réalisées, il reste encore à examiner si l’indigent est dans une nécessité telle qu’on ne découvre pas sur-le-champ un autre moyen de lui venir en aide. Dans ce cas on est tenu de faire en sa faveur une œuvre de miséricorde. Si au contraire on voit tout de suite un autre moyen de le secourir, par soi-même ou par l’intervention de quelqu’un qui lui tient de plus près, ou qui dispose de plus de ressources, on n’est pas rigoureusement tenu de venir en aide à l’indigent, et s’en abstenir n’est pas un péché ; bien que ce soit un acte louable de le faire sans y être rigoureusement obligé.

En conséquence, l’avocat ne sera pas toujours tenu d’accorder son assistance aux pauvres, mais seulement lorsque ces conditions sont rassemblées. Autrement il devrait abandonner toutes les autres causes pour ne se consacrer qu’à celles des pauvres. Les mêmes principes valent pour le médecin à propos des soins à donner aux pauvres.

Solutions : 1. Lorsqu’un âne succombe sous sa charge, on suppose qu’il ne peut être relevé que par les passants ; c’est pourquoi il sont tenus de l’aider. Ce qui ne serait pas le cas si l’on pouvait l’aider autrement.

2. L’homme est tenu d’employer utilement le talent qui lui a été confié, en tenant compte des circonstances de temps, de lieux, etc., selon les règles données ci-dessus.

3. Toute nécessité n’entraîne pas l’obligation de secourir le prochain, mais seulement celles que nous avons déterminées.

Article 2

Doit-on interdire à certains d’exercer l’office d’avocat ?

Objections : 1. Il ne semble pas que le droit puisse interdire à quelqu’un d’exercer l’office d’avocat. Personne, en effet, ne doit être empêché d’accomplir une œuvre de miséricorde. Or donner son assistance dans un procès est une œuvre de miséricorde. Donc cela ne doit être interdit à personne.

2. Un même effet ne peut être produit par des causes contraires. Or s’adonner aux choses divines et s’adonner au péché sont deux états contraires. C’est donc à tort qu’on interdit l’office d’avocat aux uns parce qu’ils se consacrent à la religion, comme les moines et les clercs, et à d’autres en raison de leurs fautes, comme les infâmes et les hérétiques.

3. Il faut aimer son prochain comme soi-même. Or c’est un effet de l’amour, qu’un avocat accorde son assistance à son prochain devant les tribunaux. Il est donc inadmissible de reconnaître à certains le droit de se défendre eux-mêmes et de leur refuser cependant de plaider pour les autres.

En sens contraire, le droit interdit à de nombreuses personnes d’engager une procédure.

Réponse : On peut être empêché d’accomplir un acte pour deux raisons, soit par incapacité, soit par inconvenance ; mais tandis que l’incapacité est un empêchement absolu, l’inconvenance est un empêchement relatif qui peut disparaître devant la nécessité. Ainsi certains seront inaptes pour cause d’incapacité, à exercer l’office d’avocat, soit qu’ils manquent de sens interne, comme les aliénés et les impubères, soit qu’ils manquent d’un sens externe, comme les sourds et les muets. En effet, l’avocat a besoin, d’une part de l’habileté qui le rend apte à montrer efficacement la justice de la cause qu’il soutient, et d’autre part d’une bonne langue et d’une bonne oreille qui lui permettent de s’exprimer et d’entendre ce qu’on lui dit. Aussi ceux qui sont privés de l’une ou l’autre ne pourront-ils absolument pas remplir la charge d’avocat ni pour eux-mêmes ni pour d’autres.

Par ailleurs, la convenance que requiert l’accomplissement de cette charge exclut certains, et ici encore pour deux motifs. Les uns sont liés par des devoirs plus élevés. Ainsi ne convient-il pas que les moines et les prêtres soient avocats dans quelque cause que ce soit, ni les clercs devant les tribunaux séculiers ; car ces hommes sont consacrés aux choses divines. - D’autres ont un défaut personnel, corporel, comme les aveugles qu’on ne peut faire intervenir dans un procès ; ou un défaut spirituel, car il ne convient pas que celui qui a méprisé la justice en ce qui le concerne, vienne la défendre en faveur d’un autre. Voilà pourquoi les infâmes, les infidèles et tous ceux qui ont été condamnés pour crimes graves ne peuvent décemment remplir l’office d’avocat.

Toutefois la nécessité l’emporte sur cette raison de convenance. Alors de telles personnes pourront plaider pour elles-mêmes ou d’autres personnes qui leur sont unies ; les clercs pourront prendre en main la cause de leurs églises, et les moines celle de leur monastère, si l’abbé le leur ordonne.

Solutions : 1. On se trouve parfois empêché d’accomplir une œuvre de miséricorde, soit par incapacité, soit par manque de convenance. C’est qu’en effet toutes les œuvres de miséricorde ne conviennent pas à tous ; il ne convient pas aux sots de donner un conseil, ni aux ignorants d’instruire.

2. De même que la vertu est détruite par l’excès ou le défaut, de même l’inconvenance provient du trop ou du trop peu. Il en résulte que certains seront écartés de l’office d’avocat parce que leur dignité les élève trop haut pour leur permettre d’exercer une telle fonction, ainsi les religieux et les clercs. D’autres au contraire sont indignes de remplir cet office et lui sont en quelque sorte inférieurs, c’est le cas des infâmes et des infidèles.

3. Un homme a une plus grande obligation de se défendre lui-même que de défendre les autres, car ces derniers peuvent pourvoir d’une autre manière à leur propre cas. La comparaison ne vaut donc pas.

Article 3

L’avocat pèche-t-il en défendant une cause injuste ?

Objections : 1. Il ne semble pas. En effet, de même que l’habileté du médecin se révèle lorsqu’il guérit une maladie désespérée, ainsi l’habileté de l’avocat s’il peut défendre une cause injuste. Or on loue le médecin d’une telle réussite. Donc l’avocat aussi, loin de pécher, mérite d’être loué s’il plaide en faveur d’une cause injuste.

2. Il est permis de renoncer à n’importe quel péché. Mais le code punit l’avocat qui trahit la cause dont il s’est chargé. Donc un avocat ne pèche pas en défendant une cause injuste dont il s’est chargé.

3. Lorsqu’on emploie des moyens injustes pour défendre une cause juste, comme de produire de faux témoins ou faire état de lois inexistantes, on pèche plus gravement qu’en défendant une cause injuste ; parce que le premier péché porte sur la forme, le second sur la matière. Or il apparaît que l’avocat a le droit de se servir de telles ruses, absolument comme le soldat a le droit de dresser des embuscades. Il semble donc que l’avocat ne pèche pas s’il défend une cause injuste.

En sens contraire, il est écrit (2 Ch 19, 2) “ Tu prêtes secours au méchant, et c’est pourquoi tu as mérité la colère du Seigneur. ” Or l’avocat qui défend une cause injuste prête secours au méchant. Donc son péché attire sur lui la colère du Seigneur.

Réponse : Il est interdit de coopérer au mal, soit en le conseillant, soit en y aidant, soit en y consentant de quelque manière ; conseiller ou favoriser le mal, en effet, est à peu près la même chose que le faire. Aussi S. Paul écrit-il aux Romains (1, 32) : “ Sont dignes de mort, non seulement ceux qui commettent le péché, mais encore ceux qui y donnent leur consentement ” ; et c’est pourquoi nous avons dite qu’ils sont tous tenus à restitution. Or il est évident que l’avocat apporte aide et conseil à son client. Donc, s’il défend sciemment une cause injuste, nul doute qu’il pèche gravement, et soit tenu à restitution du dommage qu’il a causé injustement à la partie adverse en accordant son assistance à son client. Mais s’il ignore l’injustice de la cause qu’il défend et la croit juste, il est excusable dans la mesure où l’ignorance peut excuser.

Solutions : 1. Le médecin qui entreprend de soigner une maladie désespérée ne fait de tort à personne. Au contraire, l’avocat prenant en main une cause injuste lèse la partie contre laquelle il plaide. Il n’y a donc pas de comparaison. Si l’éclat de son talent semble mériter les louanges, sa volonté pèche contre la justice en abusant de son talent au service du mal.

2. L’avocat qui accepte de défendre une cause qu’il croit d’abord juste et dont il découvre au cours du procès qu’elle est injuste, ne doit pas la trahir, par exemple, en venant en aide à la partie adverse, ou en révélant à celle-ci les secrets de son client. Cependant il peut et il doit abandonner cette cause, ou bien il peut engager son client à renoncer ou à composer, sans préjudice pour la partie adverse.

3. Nous avons montré plus haut que le général et le soldat peuvent agir avec ruse au cours d’une guerre juste, en dissimulant habilement leurs plans à l’ennemi, sans toutefois que cette dissimulation aille jusqu’à la perfidie, car, comme l’observe Cicéron : “ Même envers les ennemis il faut rester loyal. ” De même l’avocat, en défendant une cause juste, pourra-t-il cacher prudemment ce qui pourrait nuire à son procès, mais il ne lui est pas permis de mentir.

Article 4

L’avocat pèche-t-il en recevant de l’argent pour son assistance ?

Objections : 1. Il ne semble pas que l’avocat puisse recevoir de l’argent pour son assistance. Les œuvres de miséricorde ne doivent pas être faites en vue d’une récompense humaine, selon ce texte (Lc 14, 12) : “ Lorsque tu donnes à déjeuner ou à dîner, n’invite ni tes amis, ni tes voisins riches, de peur qu’ils ne t’invitent à leur tour et que ce soit là ta récompense. ” Or donner son assistance est une œuvre de miséricorde, nous l’avons vu. L’avocat n’a donc pas le droit d’être rémunéré pour son assistance.

2. Il ne faut pas échanger du spirituel contre du temporel. Or assister un plaideur est bien du spirituel, puisque c’est exercer la science du droit. L’avocat ne peut donc accepter de l’argent en retour.

3. Trois personnes coopèrent au procès l’avocat, le juge, le témoin. Or S. Augustin déclare : “ Le juge ne doit pas vendre un jugement juste, ni le témoin une déposition véridique. ” L’avocat ne pourra donc pas davantage vendre sa légitime assistance.

En sens contraire, S. Augustin dit au même endroit : “ L’avocat a le droit de faire payer son assistance, comme tout homme de loi un bon conseil. ”

Réponse : Lorsqu’on n’est pas obligé de rendre un service, on peut en toute justice exiger une rétribution après l’avoir rendu. Or il est clair qu’un avocat n’est pas toujours obligé d’accorder son assistance et ses conseils. Aussi ne commet-il pas d’injustice s’il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d’un malade, et pour tous ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs honoraires soient modérés, en tenant compte de la condition sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni, et des coutumes du pays. Mais si, malheureusement, ils extorquaient une rétribution excessive, ils pécheraient contre la justice. C’est ce qui fait dire encore à S. Augustin : “ On a coutume de leur faire rendre ce qu’ils ont extorqué par une improbité sans scrupule, mais il n’en est pas de même de ce qui leur a été donné conformément à un usage acceptable. ”

Solutions : 1. On n’est pas toujours tenu de donner gratuitement ce que l’on peut faire par miséricorde ; autrement personne ne pourrait vendre quoi que ce soit, car tout peut être la matière d’un acte de miséricorde. Mais lorsqu’un homme donne une chose par miséricorde, il ne doit pas attendre sa récompense des hommes, mais de Dieu. Donc lorsque l’avocat assume la défense d’un pauvre par miséricorde, il ne doit pas attendre une rétribution humaine, mais la récompense divine. Cependant il n’est pas toujours tenu de plaider gratuitement.

2. Si la science du droit est quelque chose de spirituel, son exercice exige un travail matériel, pour la rétribution duquel on peut recevoir de l’argent ; sinon aucun artisan n’aurait le droit de vivre de son art.

3. Le juge et le témoin sont communs aux deux parties, parce que le juge est tenu de rendre une juste sentence, et le témoin de donner un témoignage vrai. Or la justice et la vérité ne penchent pas d’un côté plus que de l’autre. Aussi est-ce du trésor public que le juge reçoit des honoraires pour son travail. Quant aux témoins, ils reçoivent une indemnité, non comme prix de leur déposition, mais à titre de dédommagement de leur peine ; et ces frais sont à la charge des deux parties, ou seulement de celle qui a cité les témoins à la barre ; car selon S. Paul (1 Co 9, 7) - “ Personne n’a jamais porté les armes à ses propres frais. ” Au contraire, l’avocat défend uniquement les intérêts d’une partie. Il a donc le droit d’être payé pour les services qu’il lui a rendus.