Question 62

LA RESTITUTION

1. De quelle vertu est-elle l’acte ? - 2. Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce qu’on a dérobé ? - 3. Faut-il restituer plus que ce que l’on a pris ? - 4. Faut-il restituer ce que l’on n’a pas pris ? - 5. Faut-il restituer à celui de qui l’on a reçu ? - 6. Est-ce celui qui a pris qui doit restituer ? - 7. Est-ce quelqu’un d’autre ? - 8. Faut-il restituer sans délai ?

Article 1

De quelle vertu la restitution est-elle l’acte ?

Objections : 1. Il semble que la restitution ne soit pas l’acte de la justice commutative. En effet l’objet de la justice est le dû. Or, on peut faire donation de ce qu’on ne doit pas, et il en est de même pour la restitution. Donc, la restitution n’est l’acte d’aucune partie de la justice.

2. Ce qui est passé et n’existe plus ne peut être restitué ; or la justice et l’injustice ont pour objet des actions et des passions qui ne demeurent pas, mais qui passent. Donc la restitution n’est pas un acte de la vertu de justice.

3. La restitution est une compensation de ce qui a été soustrait. Mais on peut soustraire quelque chose à quelqu’un, non seulement dans les échanges, mais aussi dans les distributions ; par exemple, quand quelqu’un en distribuant des biens donne à l’un des bénéficiaires moins qu’il ne devrait avoir. Donc la restitution n’est pas plus un acte de la justice commutative que de la justice distributive.

En sens contraire, la restitution s’oppose à la soustraction ; mais la soustraction du bien d’autrui est un acte d’injustice commis dans un échange. Donc la restitution est un acte de cette justice qui règle les échanges.

Réponse : Restituer ne paraît être rien d’autre que d’établir à nouveau quelqu’un dans la possession ou la maîtrise de son bien. Et ainsi on vise dans la restitution une égalité de justice commutative. La restitution est donc un acte de la justice commutative, que le bien de l’autre soit acquis conformément à sa volonté, comme dans l’échange ou le dépôt, ou contrairement à elle, comme dans le vol ou la rapine.

Solutions : 1. Ce qui n’est pas dû à quelqu’un qu’il ait pu l’être auparavant. Et c’est pourquoi il semble qu’il y ait une nouvelle donation plutôt qu’une restitution, quand on rend à autrui quelque chose qu’on ne lui doit pas. Il demeure cependant une certaine ressemblance avec la restitution, parce que la chose est matériellement la même. Cependant elle ne l’est pas au point de vue formel que considère la justice, c’est-à-dire d’appartenir à quelqu’un : on ne peut donc pas l’appeler proprement une restitution.

2. Le mot de restitution, en tant qu’il implique une reprise, suppose une identité d’objet. C’est pourquoi, dans le sens premier du mot, la restitution semble s’appliquer surtout aux choses extérieures, du fait que leur substance et le droit de les posséder demeurent les mêmes, si bien qu’elles peuvent passer de l’un à l’autre. Mais le mot d’échange, tout d’abord réservé aux seuls biens de ce genre, a été transféré ensuite aux actions et aux passions qui ont trait au respect ou au mépris d’une personne, à son préjudice ou à son avantage ; de même, le mot de restitution s’est appliqué en un sens dérivé à des choses qui ne demeurent que dans leurs effets, et non dans leur substance ; ces effets peuvent d’ailleurs être corporels, comme, par exemple, quand on a blessé quelqu’un en le frappant, ou encore ils peuvent rester dans l’opinion humaine, par exemple, quand quelqu’un demeure noté d’infamie, ou diminué par une parole déshonorante.

3. La compensation accordée par celui qui distribue à celui à qui ü a donné moins que son dû est déterminée par une comparaison entre les biens : plus il y a d’écart entre ce qu’il a reçu et ce qui lui était dû, plus il doit recevoir. Aussi est-ce du ressort de la justice commutatives.

Article 2

Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce que l’on a dérobé ?

Objections : 1. Il ne semble pas, car ce qui est impossible n’est pas nécessaire au salut. Or il est quelquefois impossible de restituer ce qu’on a dérobé : dans le cas par exemple où l’on a enlevé un membre, ou même la vie à autrui. Donc il ne paraît pas être nécessaire au salut de restituer ce que l’on a dérobé.

2. Commettre un péché n’est pas nécessaire au salut : car alors, on serait acculé au péché. Or parfois la chose soustraite ne peut être restituée sans péché, par exemple dans le cas où l’on a diffamé autrui en disant la vérité. Donc restituer ce qu’on a soustrait n’est pas nécessaire au salut.

3. Rien ne peut empêcher que ce qui a été fait ne l’ait été ; or il arrive parfois qu’une personne ait perdu l’honneur par des critiques injustes. On ne peut donc pas lui rendre ce qu’elle a perdu, et ainsi, il n’est pas nécessaire au salut de restituer ce qu’on a soustrait.

4. Empêcher autrui d’acquérir un bien est identique à le lui enlever, parce que, dit le Philosophe : “ Un léger dommage apparaît comme un rien. ” Mais celui qui empêche autrui d’acquérir une prébende, ou quelque autre avantage, ne peut être tenu à la restituer parce que, le plus souvent, il ne le pourra pas ; donc il n’est pas nécessaire au salut de restituer ce qu’on a dérobé.

En sens contraire, S. Augustin affirme : “ Si le bien d’autrui, objet du péché, peut être rendu et ne l’est pas, la pénitence n’est pas réelle, mais simulée ; mais si elle est véritable, le péché n’est pas remis sans restitution, à condition, comme je l’ai dit, que celle-ci soit possible4. ”

Réponse : La restitution, on vient de le dire, est un acte de la justice commutative qui consiste en une certaine égalité. La restitution exige donc la remise de ce bien qui avait été injustement pris ; c’est ainsi que l’égalité se rétablit par cette remise. Mais si la prise a été juste, l’inégalité viendra de la restitution, parce que la justice consiste dans l’égalité. Puisqu’il est nécessaire au salut d’observer la justice, il s’ensuit qu’il est nécessaire au salut de restituer ce qui a été soustrait injustement à autrui.

Solutions : 1. Quand il est impossible de faire la compensation exacte, il faut la faire le mieux qu’on peut ; le Philosophe nous dit la même chose au sujet “ des honneurs dus à Dieu et aux parents ”. C’est pourquoi, quand ce qui a été enlevé n’est pas restituable du fait qu’on ne peut rendre rien d’égal, on doit compenser le dommage causé, autant que c’est possible. Si quelqu’un a enlevé un membre à autrui, il doit, en compensation, lui remettre de l’argent, ou lui rendre des honneurs, selon la situation sociale respective du coupable et de la victime, selon l’arbitrage d’un bon juge.

2. On peut dérober à quelqu’un sa réputation de trois façons : 1° En disant le vrai selon la justice, par exemple quand on dévoile un crime en observant les règles établies. Et dans ce cas on n’est pas tenu à réhabiliter cette réputation. - 2° En disant le faux, et injustement. On est tenu alors de restituer en avouant qu’on a accusé faussement. - 3° En disant la vérité, mais sans respecter la justice, par exemple quand on dévoile un crime, sans observer les règles du droit. On est alors tenu de restituer cette réputation, mais sans mentir : en disant, par exemple, qu’on s’est mal exprimé, ou que la diffamation a été injuste. Enfin, si la réputation atteinte ne peut pas être réhabilitée, on doit compenser de la façon qu’on a dite ci-dessus.

3. On ne peut faire qu’un outrage qui a été porté contre autrui ne l’ait pas été. Mais son effet : le tort fait à la dignité de la personne dans l’opinion publique, peut être réparé par des marques extérieures de respect.

4. On peut empêcher autrui d’acquérir une prébende de multiples façons. 1° A juste titre c’est le cas par exemple où la recherche de l’honneur de Dieu ou de l’utilité de l’Église nous pousse à la faire donner à une personne plus digne de la posséder ; et alors il ne peut être question ni de restitution, ni de compensation. 2° Injustement, quand on cherche à nuire par haine, par vengeance, etc., à celui qu’on veut écarter. Et ici encore une distinction doit être faite : si l’on a empêché le plus digne d’obtenir la prébende, en conseillant de la donner à un autre, avant qu’il ait été désigné définitivement, on est tenu à une certaine compensation, en rapport avec les conditions des personnes et l’état de l’affaire, au jugement d’un expert ; mais on n’est pas tenu à rendre autant, parce que le candidat n’était pas encore nommé et que bien des empêchements pouvaient survenir. Mais au cas où l’on aurait obtenu indûment la révocation du titulaire, c’est comme si on lui avait enlevé ce qui lui appartenait. On est donc tenu à une restitution égale, du moins selon qu’on en est capable.

Article 3

Faut-il restituer plus que ce que l’on a pris ?

Objections : 1. Il apparaît qu’il ne suffit pas de restituer seulement ce qu’on a pris injustement, car il est écrit dans l’Exode (22, 1) : “ Si un homme a volé un bœuf ou une brebis, et qu’il l’a tué ou vendu, il rendra cinq bœufs pour un, et quatre brebis pour une. ” Or on est tenu d’obéir au commandement divin ; donc le voleur est tenu de restituer le quadruple ou le quintuple.

2. Dans l’épître aux Romains (15, 4), l’Apôtre nous dit : “ Tout ce qui a été écrit a été écrit pour notre instruction. ” Or dans l’évangile selon S. Luc (19, 8), Zachée dit au Seigneur : “ Si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rendrai le quadruple. ” Donc on doit, dans la restitution, multiplier la valeur de ce qu’on a pris injustement.

3. Il ne peut pas être juste d’enlever à quelqu’un ce qu’il ne doit pas donner. Mais le juge enlève au voleur, pour le châtier, plus qu’il n’a volé, donc tout homme doit s’acquitter de même, et il n’est pas suffisant de rendre seulement ce qu’on a pris.

En sens contraire, la restitution ramène à l’égalité l’inégalité causée par le vol. Or en restituant simplement ce qu’on a dérobé, on ramène cette égalité. On n’est donc tenu qu’à restituer autant qu’on a pris.

Réponse : Prendre injustement à autrui a deux conséquences. L’une est une inégalité dans les biens, et celle-ci peut même exister sans injustice, comme dans les échanges mutuels. L’autre, c’est la faute d’injustice, qui peut même exister en gardant objectivement l’égalité, comme dans le cas où l’on veut faire violence, mais sans succès la réparation de la première conséquence est assurée par la restitution qui rétablit l’égalité, et il suffit pour y parvenir que l’on rende seulement ce qu’on a dérobé. Mais pour effacer la faute, il faut un châtiment qu’il appartient au juge d’infliger. C’est pourquoi, tant qu’on n’a pas été condamné par le juge, on n’est pas tenu de restituer plus qu’on n’a pris. Mais une fois condamné, on doit subir la peine.

Solutions : 1. Cela répond clairement à la première objection : c’est la loi qui détermine la peine que doit infliger le juge. Bien que depuis l’avènement du Christ, les préceptes judiciaires de l’ancienne loi n’obligent plus personne, comme on l’a dit précédemment il peut se faire pourtant que la loi humaine porte un jugement identique ou semblable sur les mêmes questions.

2. Zachée parle en homme qui veut faire plus que son devoir ; il avait dit auparavant : “ Je donne la moitié de mes biens aux pauvres. ”

3. Le juge peut, en guise de châtiment, exiger quelque chose de plus que ce qui a été volé ; mais avant la condamnation, ce surplus n’était pas dû.

Article 4

Faut-il restituer ce que l’on n’a pas dérobé ?

Objections : 1. Il semble que certains doivent restituer ce qu’ils n’ont pas dérobé. En effet, celui qui cause du tort à quelqu’un est tenu de réparer le dommage. Mais parfois le dommage causé à autrui dépasse de beaucoup le profit qu’on en a tiré ; par exemple, arracher les semences détruit toute la future récolte ; ainsi le coupable semble tenu à la restituer. Donc il est tenu de rendre ce qu’il n’a pas pris.

2. Le débiteur qui retient l’argent de son créancier au-delà du terme fixé lui fait tort de tout ce qu’il aurait pu gagner avec cet argent. Cependant lui-même n’a pas dérobé ce profit. Donc il semble bien qu’on peut être tenu de rendre ce qu’on n’a pas pris.

3. La justice humaine découle de la justice divine ; or il faut rendre à Dieu plus qu’on n’a reçu de lui, selon S. Matthieu (25, 26) : “ Tu savais que je moissonne où je n’ai, pas semé, et que je ramasse où je n’ai rien répandu. ” Il est donc juste qu’on restitue aussi à autrui quelque chose qu’on n’a pas reçu.

En sens contraire, la compensation réclamée par la justice a pour but de rétablir l’égalité. Or restituer ce qu’on n’a pas reçu n’y aboutit pas ; donc une telle restitution n’est pas réclamée par la justice.

Réponse : Celui qui a causé à autrui un dommage semble lui prendre le montant de ce dommage. Or, il y a dommage quand quelqu’un a moins qu’il ne devrait avoir, dit le Philosophe. D’où il suit que l’on est tenu de restituer ce dont on a fait tort à autrui. Mais il y a deux façons de causer du dommage à son prochain. 1° En lui enlevant ce qu’il avait effectivement ; et en ce cas il faut réparer en restituant exactement ce qu’on a pris ; par exemple si quelqu’un a fait tort à autrui en détruisant sa maison, il doit lui rendre la valeur de cette maison. 2° On fait tort à son prochain en l’empêchant de recueillir ce qu’il était en voie de posséder. Et alors la compensation n’a pas à se fonder sur l’égalité. Parce qu’une possession virtuelle est inférieure à une possession actuelle. Être en voie d’acquérir un bien ne vous rend maître de ce bien qu’en puissance ou virtuellement. Or, rendre, en compensation, un bien dont on jouirait immédiatement, ce serait rendre plus qu’on n’a dérobé, ce qui n’est pas nécessaire à la juste restitution, comme on vient de le dire. On est cependant tenu à une compensation selon la condition des personnes et des affaires.

Solutions : 1 et 2. La réponse est évidente par ce que nous avons dit. Celui qui sème n’a pas encore effectivement la moisson ; il ne la possède qu’en puissance ; de même, celui qui a l’argent n’en a le profit qu’en puissance ; l’un et l’autre peuvent rencontrer toute sorte d’obstacles.

3. Dieu ne réclame rien de l’homme, si ce n’est le bien dont lui-même a mis la semence en nous. Il faut interpréter ce qu’il nous dit ici comme se rapportant au jugement faux du mauvais serviteur qui estime qu’il n’a rien reçu ; ou encore comme nous rappelant que Dieu réclame de nous les fruits de ses dons, fruits qui viennent de lui et de nous, bien que les dons viennent de Dieu sans nous.

Article 5

Faut-il restituer à celui de qui l’on a reçu ?

Objections : 1. Il semble qu’il ne faut pas toujours restituer à celui dont on a reçu quelque chose. En effet, nous ne devons nuire à personne. Or il arriverait parfois qu’on nuirait à quelqu’un en lui rendant ce qu’on a reçu de lui, et même qu’on ferait tort aux autres, par exemple en rendant à un furieux l’épée qu’il nous aurait confiée. Donc on n’est pas toujours tenu de restituer à celui de qui l’on a reçu.

2. Celui qui a donné une chose illicitement ne mérite pas de la récupérer. Mais quelquefois le donateur et le bénéficiaire agissent illicitement ; cela est évident dans le cas de simonie. Donc on ne doit pas toujours restituer à celui qui a donné.

3. A l’impossible nul n’est tenu. Mais il est parfois impossible de rendre à celui qui vous a donné, soit parce qu’il est mort, soit parce qu’il est trop loin, soit parce qu’il est inconnu. La restitution ne doit donc pas toujours être faite à celui de qui l’on a reçu.

4. Il faut rendre davantage à celui dont on a reçu plus de bienfaits. Mais on reçoit plus de certaines personnes, par exemple de ses parents, que de quelqu’un qui vous consent un emprunt ou un dépôt. Donc on doit d’abord subvenir aux besoins d’autres personnes, plutôt que de restituer à un créancier.

5. Il est vain de restituer d’une main ce qui vous est restitué dans l’autre. Or si un prélat a soustrait injustement quelque chose à son église, et qu’il le lui restitue, en définitive cela lui revient, puisqu’il est l’administrateur de l’église. Donc il n’est pas obligé de restituer. Par conséquent, on n’est pas toujours tenu de restituer à celui à qui on a dérobé.

En sens contraire, il est dit dans l’épître aux Romains (13, 7) : “ Rendez à chacun ce que vous lui devez : l’impôt à qui vous devez l’impôt ; à qui les taxes, les taxes. ”

Réponse : La restitution établit l’égalité exigée par la justice commutative, qui consiste en une certaine proportion entre les biens, nous l’avons dit. Or cette proportion objective ne pourrait se réaliser si celui qui a moins que son dû ne recevait pas ce qui lui manque. Or il est nécessaire, pour qu’il le reçoive, que la restitution lui en soit faite.

Solutions : 1. Quand la chose à restituer doit être gravement nuisible à celui à qui il faut la restituer, ou à un autre, on ne doit pas la rendre, parce que le but d’une restitution est l’utilité de celui à qui on restitue ; en effet, la raison d’être de toute possession est son utilité. Cependant, celui qui détient le bien d’autrui ne doit pas se l’approprier ; mais il doit, ou le conserver pour le restituer en temps opportun, ou même le transférer pour mieux le conserver.

2. On donne illicitement de deux façons. 1° Parce que la donation elle-même est illicite et contraire à la loi ; c’est le cas quand elle est simoniaque. Le donateur mérite alors de perdre ce qu’il a donné ; et l’on ne doit rien lui en restituer. Quant au donataire, il a reçu un bien contrairement à la loi ; il ne doit pas le garder pour son usage, mais l’employer à des œuvres pieuses. 2° On donne illicitement lorsque la cause de la donation est illicite, quoique la donation elle-même ne le soit pas : par exemple, quand on donne à une prostituée pour la fornication. La femme peut, en ce cas, garder ce qui lui a été donné, mais si, par fraude ou par tromperie, elle a extorqué quelque chose de plus, elle doit le restituer.

3. Si le bénéficiaire de la restitution est complètement inconnu, il faut restituer comme on peut, par exemple en faisant des aumônes pour son salut, qu’il soit mort ou vivant. Cependant, il faut d’abord faire toutes les recherches possibles, pour retrouver l’intéressé. - S’il est mort, il faut restituer à son héritier qui doit être considéré comme ne faisant qu’une seule personne avec lui. - Enfin s’il est très loin, ce qui lui est dû doit lui être transmis, surtout si c’est un bien de grande valeur et facilement transportable. Autrement, il faut le mettre en lieu sûr et en aviser son propriétaire.

4. On doit employer ses biens propres plutôt à s’acquitter envers ses parents, ou ceux dont on a reçu le plus de bienfaits. Mais on ne doit pas rembourser un bienfaiteur avec le bien d’autrui ; et c’est ce que l’on ferait si l’on restituait à l’un ce qu’on doit à l’autre. Pourtant, en cas d’extrême nécessité, on pourrait et on devrait même prendre à autrui pour subvenir aux besoins de ses propres parents.

5. Un prélat peut dérober les biens d’une église de trois manières. 1° En usurpant à son profit un bien qui ne lui est pas destiné ; par exemple, si un évêque s’appropriait les biens du chapitre. Et alors il est clair qu’il doit restituer en remettant ce qu’il a détourné entre les mains de ceux qui en sont de droit les bénéficiaires. - 2° En transférant à un autre un bien d’une église confiée à sa garde ; et alors il doit le restituer à l’église, et prendre soin qu’il parvienne à son successeur. - 3° Enfin, un prélat peut soustraire du bien de son église en esprit seulement, quand il commence à avoir une âme de propriétaire, à le posséder comme le sien, et non plus comme celui de l’église. Et il doit restituer en quittant un tel état d’esprit.

Article 6

Est-ce celui qui a pris qui doit restituer ?

Objections : 1. Il semble que celui qui a pris n’est pas toujours tenu de restituer. En effet, la restitution rétablit la juste égalité qui consiste à ôter à celui qui possède davantage, pour donner à celui qui a moins. Mais il arrive parfois que le voleur ne possède pas ce bien qui passe dans les mains d’un autre. Ce n’est donc pas celui qui l’a pris qui doit restituer, mais celui qui le détient.

2. Nul n’est tenu de déclarer sa faute. Mais parfois en restituant, on découvre sa faute ; c’est évident en cas de vol. Donc celui qui a dérobé n’est pas toujours tenu de restituer.

3. Il n’y a pas lieu de restituer plusieurs fois la même chose. Or quelquefois on s’est mis à plusieurs pour voler, et l’un des coupables a restitué intégralement. Donc celui qui a profité du vol n’est pas toujours tenu de restituer.

En sens contraire, celui qui a péché est tenu de satisfaire. Mais la restitution relève de la réparation. Donc le voleur doit restituer.

Réponse : Il y a lieu de considérer deux choses concernant celui qui a reçu le bien d’autrui : ce qu’il a reçu et la manière dont il l’a reçu. En raison de ce bien, on est tenu de le restituer du moment qu’on l’a encore en sa possession. Le principe de la justice commutative exige en effet que celui qui possède plus que son bien propre le rende à celui qui a été frustré. Mais on peut avoir pris ce bien d’autrui de trois façons : 1° Parfois c’est injuste parce que contraire à la volonté du propriétaire : c’est évident pour le vol ou la rapine. Et alors la restitution est obligatoire, que l’on considère ce bien en lui-même, ou l’action injuste par laquelle on se l’est approprié ; le voleur doit restituer, même si le bien volé n’est pas demeuré en sa possession. Comme celui qui a frappé autrui est tenu de réparer l’injustice subie, quoique lui-même n’y ait rien gagné, de même le voleur ou le pillard est tenu de compenser le tort qu’il a causé, même s’il n’en a rien tiré ; et de plus, il doit subir un châtiment pour l’injustice commise. - 2° On reçoit le bien d’autrui et l’on en dispose, mais sans injustice, c’est-à-dire avec l’agrément du propriétaire de ce bien ; c’est le cas des emprunts. Le bénéficiaire est tenu à restitution, que l’on considère le bien en lui-même, ou la façon de le prendre, même s’il a tout perdu. Il doit en effet reconnaître l’obligeance gratuite dont il a été l’objet, ce qu’il ne ferait pas si le donateur en subissait un dommage. - 3° On peut enfin recevoir le bien d’autrui sans injustice, mais sans pouvoir l’utiliser ; c’est le cas des dépôts. Du fait qu’il a reçu ce bien, le dépositaire n’est tenu à rien ; au contraire, puisqu’il rend service en le recevant. Mais il est tenu en raison du bien confié. C’est pourquoi si le dépôt lui est soustrait sans qu’il y ait de sa faute, il n’est pas tenu à restitution ; au cas contraire, il le serait s’il avait perdu le dépôt par une faute grave.

Solutions : 1. Le but principal de la restitution n’est pas d’enlever son surplus à celui qui possède plus que son dû ; mais de donner ce qui lui manque à celui qui a moins. C’est pourquoi il ne peut pas être question de restitution à propos de ce que l’on reçoit d’autrui sans lui causer de préjudice ; par exemple quand on prend de la lumière à la chandelle d’autrui. Et c’est pourquoi, quand même celui qui a dérobé à autrui n’a plus le bien qu’il a pris, parce qu’il l’a transmis à un autre, il est pourtant tenu à restitution, parce que l’autre a été frustré de son bien ; celui qui a dérobé y est obligé, à cause de son acte injuste ; celui qui possède ce bien, à cause de ce bien lui-même.

2. Bien qu’on ne soit pas obligé de découvrir sa faute aux hommes, on est tenu de la découvrir à Dieu en confession. Et ainsi, on peut restituer à autrui son bien, par l’intermédiaire du prêtre à qui l’on s’est confessé.

3. Le but principal de la restitution est la réparation du dommage causé au propriétaire injustement dépouillé ; c’est pourquoi, lorsqu’une restitution suffisante a été faite par l’un des coupables, les autres ne sont pas tenus de la renouveler, mais plutôt de rendre à celui qui a restitué ; celui-ci peut d’ailleurs leur en faire cadeau.

Article 7

Est-ce quelqu’un d’autre qui doit restituer ?

Objections : 1. Il semble que ceux qui n’ont rien pris ne sont pas tenus de restituer. En effet, la restitution est le châtiment de celui qui a volé. Or on ne doit être puni que si l’on a péché. Donc personne ne doit restituer, sinon celui qui a volé.

2. La justice n’oblige personne à augmenter le bien d’autrui. Or, si étaient tenus à restitution, non seulement celui qui a pris, mais encore ceux qui ont coopéré de quelque façon, cela accroîtrait les biens de celui à qui l’on a dérobé quelque chose ; soit parce que la restitution serait faite plusieurs fois, soit encore parce que l’on coopère à une soustraction de biens qui n’aboutit pas. Donc les autres ne sont pas tenus à restituer.

3. Nul n’est obligé de s’exposer à un péril pour sauver le bien d’autrui ; or quelquefois, en dénonçant un voleur, ou en lui résistant, on s’expose au danger de mort. On ne peut donc être tenu à restitution pour n’avoir pas dénoncé un voleur, ou ne pas lui avoir résisté.

En sens contraire, il est dit dans l’épître aux Romains (1, 32) : “ Sont dignes de mort non seulement les auteurs de pareilles actions, mais encore ceux qui approuvent ceux qui les commettent. ” Donc, au même titre, ceux qui approuvent le vol doivent restituer.

Réponse : On est tenu à restitution non seulement, comme on vient de le voir, en raison du bien d’autrui dont on s’est emparé, mais encore en raison de cette prise injuste. Donc, tous ceux qui en sont la cause sont tenus de restituer. Or on peut l’être de deux manières : directement ou indirectement. Directement, quand on pousse quelqu’un à s’emparer du bien d’autrui. Et cela peut se faire de trois façons. D’abord en poussant à prendre, en le prescrivant, en le conseillant, en y consentant expressément et en félicitant le voleur de son habileté. Ensuite, du côté de celui qui prend, parce qu’on lui donne asile, ou qu’on l’aide de quelque manière. Enfin, du côté du bien qui est pris, en participant au vol ou à la rapine, comme complice du méfait. On participe au vol indirectement, en n’empêchant pas ce qu’on pourrait et devrait empêcher : soit en dissimulant l’ordre ou le conseil qui empêcherait le vol ou la rapine, soit en refusant un secours qui pourrait y mettre obstacle, soit en tenant secret le fait accompli. Toutes causes énumérées dans ces vers : “ Ordre, Conseil, Consentement, Flatterie, Recours, Participant, Muet, Ne s’opposant pas, Ne dénonçant pas ”.

Cinq de ces causes obligent à restitution 1° L’ordre, car celui qui ordonne est le principal moteur ; aussi est-il tenu principalement à restitution. 2° Le consentement, si la rapine n’avait pu se commettre sans lui. 3° Le recours, quand on reçoit des voleurs et qu’on les protège. 4° La participation, quand on participe à un vol ou à un pillage. 5° Est tenu à restitution celui qui ne s’oppose pas au vol quand il y est tenu, comme les princes qui sont tenus de maintenir la justice sur la terre. Si, par leur négligence, les vols se multiplient, ils sont tenus à restitution. Car leurs revenus sont comme un salaire institué pour qu’ils maintiennent sur terre la justice.

Dans les autres cas énumérés, la restitution n’est pas toujours obligatoire. Le conseil, la flatterie, etc., ne sont pas toujours une cause effective de rapine. Le conseiller ou le flatteur n’est tenu à restituer que s’il peut estimer avec probabilité que l’acquisition injuste a découlé d’une de ces causes.

Solutions : 1. Celui qui pèche, ce n’est pas seulement celui qui accomplit le péché, mais encore celui qui, de quelque façon, est cause du péché, soit par un conseil, soit par un ordre, soit de toute autre façon.

2. Est tenu principalement à restituer celui qui a tenu la place principale dans l’accomplissement du vol ; principalement, certes, celui qui commande ; en second lieu, l’exécutant et les autres à la suite, dans l’ordre. Si l’un d’eux a restitué à la victime du vol, nul autre n’est plus tenu à restitution ; mais’ ceux qui ont été les principaux acteurs, et à qui le vol a profité, sont tenus de rendre à ceux qui ont restitué. Mais quand on a commandé un vol qui n’a pas réussi, il n’y a rien à restituer, puisque la restitution a pour but principal de rendre son bien à celui qui en a été injustement dépouillé.

3. Ne pas dénoncer un voleur, ne pas l’empêcher, ne pas l’arrêter, n’oblige pas toujours à restituer, mais seulement ceux qui en ont la charge, comme les chefs temporels. Mais le plus souvent, cela ne leur fait courir aucun péril ; ils sont en effet maîtres de la puissance publique, en tant que gardiens de la justice.

Article 8

Faut-il restituer sans délai ?

Objections : 1. Il semble que l’on ne soit pas obligé de restituer sans délai, mais qu’on peut licitement différer la restitution. En effet, les préceptes affirmatifs n’obligent pas en tout temps et toujours ; or le précepte de restituer est affirmatif ; donc on n’est pas obligé de restituer immédiatement.

2. A l’impossible nul n’est tenu. Ou quelquefois on ne peut pas restituer immédiatement.

3. La restitution est un acte de vertu, de la vertu de justice. Or le temps est une des circonstances requises à l’acte de vertu. Puisque les autres circonstances ne sont pas déterminées, mais déterminables par les règles de la prudence, il semble que dans la restitution non plus, il n’y ait pas de temps déterminé, pour qu’on soit tenu de restituer immédiatement.

En sens contraire, toutes les questions de restitution doivent être résolues de la même façon. Or celui qui embauche un salarié n’a pas le droit de différer la restitution qui lui est due, comme le Lévitique (19, 13) le dit expressément : “ Tu ne retiendras pas le salaire du mercenaire jusqu’au lendemain matin. ” Donc, dans les autres restitutions non plus on ne peut pas souffrir de délai, et la restitution doit être immédiate.

Réponse : De même que prendre le bien d’autrui est un péché contre la justice, le retenir l’est aussi. Car retenir ainsi contre le gré de son propriétaire un de ses biens, c’est l’empêcher d’en user, et donc commettre envers lui une injustice. Or, il est évident qu’on ne peut pas demeurer dans le péché, on doit en sortir au plus tôt. L’Ecclésiastique (21, 2) dit à ce sujet : “ Fuis le péché comme si tu étais devant un serpent. ” On est donc tenu de restituer immédiatement, ou de demander un délai à celui qui peut vous accorder l’usage de ce bien.

Solutions : 1. Le précepte de la restitution, quoique la forme en soit affirmative, implique un précepte négatif, qui nous interdit de détenir le bien d’autrui.

2. L’impossibilité de restituer aussitôt dispense de la restitution immédiate, de même que l’impossibilité absolue de la restitution en dispense totalement. On doit cependant demander par soi-même ou par un autre un délai ou une remise à son créancier.

3. Parce que l’omission de n’importe quelle circonstance s’oppose à la vertu, on doit considérer comme obligatoire de l’observer. Et parce que, en retardant la restitution, on commet le péché d’une injuste rétention, qui est contraire à la justice, il est nécessaire de déterminer le temps, pour que la restitution se fasse aussitôt.