Question 49

LES PARTIES DE LA PRUDENCE QU’ON PEUT APPELER INTÉGRANTES

1. La mémoire - 2. L’intellect ou intelligence - 3. La docilité - 4. La sagacité - 5. La raison - 6. La prévoyance - 7. La circonspection - 8. L’attention précautionneuse.

Article 1

La mémoire

Objections : 1. Il semble que la mémoire ne soit pas une partie de la prudence. En effet, la mémoire, comme le prouve le Philosophe, est dans la partie sensible de l’âme. La prudence au contraire est dans sa partie rationnelle, comme il le montre ailleurs. Donc la mémoire n’est pas une partie de la prudence.

2. La prudence s’acquiert et grandit par l’exercice. Mais la mémoire est en nous par nature. Donc la mémoire n’est pas une partie de la prudence.

3. La mémoire a pour objet le passé. La prudence au contraire concerne ce qui est encore à faire, au sujet de quoi l’on délibère, dit Aristote. Donc la mémoire n’est pas une partie de la prudence.

En sens contraire, Cicéron met la mémoire dans les parties de la prudence.

Réponse : La prudence a pour objet les actions humaines en leur contingence, nous l’avons dit. En ce domaine, l’homme ne peut être dirigé par des vérités absolues et nécessaires, mais selon des règles dont le propre est d’être vraies dans la plupart des cas ; il faut en effet que les principes soient proportionnés aux conclusions et que, à partir de ceux-ci, on obtienne des conclusions qui leur soient homogènes, dit Aristote. Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que par l’expérience : aussi le Philosophe dit-il que " la vertu intellectuelle naît et grandit grâce à l’expérience et au temps ". " A son tour l’expérience est le produit d’un grand nombre de souvenirs ", dit-il encore. En conséquence, il est requis à la prudence d’avoir beaucoup de souvenirs. C’est donc à bon droit que la mémoire est comptée parmi les parties de la prudence.

Solutions : 1. La prudence, nous l’avons dit, applique la connaissance universelle aux réalités particulières, objets de la perception sensible. C’est pourquoi nombre de qualités appartenant aux facultés sensibles sont requises à la prudence. La mémoire est l’une d’entre elles.

2. De même que la prudence existe par nature à l’état d’aptitude, mais reçoit son achèvement de l’exercice ou de la grâce ; de même aussi, dit Cicéron, la mémoire ne tient pas de la nature seule son accomplissement, mais elle doit beaucoup aussi à l’art et à l’habileté. Quatre moyens font progresser la mémoire. Le premier est que l’on choisisse des similitudes adaptées à ce que l’on veut se rappeler, à condition toutefois qu’elles ne soient pas trop banales ; car ce qui est inhabituel nous étonne davantage, et l’esprit pour cette raison le retient davantage et plus vivement ; de là vient que nous gardons meilleur souvenir de ce que nous avons vu dans l’enfance. C’est pourquoi il est nécessaire de découvrir ces similitudes ou images parce que les idées simples et spirituelles disparaissent trop facilement de l’esprit si elles ne sont pas attachées pour ainsi dire par des similitudes matérielles ; car la connaissance humaine saisit plus fortement les objets sensibles. C’est pourquoi la faculté du souvenir appartient à la partie sensible de l’âme. Le deuxième moyen est que l’on s’exerce à disposer dans un certain ordre ce que l’on veut se rappeler, en sorte que l’on passe facilement d’un souvenir à l’autre. Aussi le Philosophe dit-il : " Les réminiscences se font quelquefois à partir du souvenir des lieux, et la cause en est que l’on passe rapidement (en pensée) de l’un à l’autre. " Le troisième moyen est que l’on porte de l’attention et de l’affection à ce qu’on veut se rappeler, parce que plus une chose a fait impression sur l’esprit, moins on l’oublie. Cicéron dit en ce sens que " la sollicitude conserve intact le contour des images ". Le quatrième moyen est de méditer fréquemment ce que l’on veut se rappeler. D’où le mot du Philosophe : " Les pensées assidues sauvent la mémoire ", car, comme il est dit dans le même ouvrage : " L’habitude est comme une nature. " C’est pourquoi nous nous rappelons vite les choses auxquelles nous pensons beaucoup, passant de l’une à l’autre selon un ordre qui est devenu pour ainsi dire naturel.

3. Nous devons, de nos expériences passées, tirer argument pour l’avenir. Aussi la mémoire du passé est-elle nécessaire si l’on veut bien délibérer de ce qui est à faire dans le futur.

Article 2

L’intellect ou intelligence

Objections : 1. Il semble que l’intelligence ne soit pas une partie de la prudence. Car, de deux opposés, l’un n’est pas partie de l’autre. Mais l’intelligence, dans le genre des vertus intellectuelles, est distinguée de la prudence, comme le montre Aristote. Donc l’intelligence ne doit pas être appelée une partie de la prudence.

2. L’intelligence est l’un des dons du Saint-Esprit et elle correspond à la foi, nous l’avons établi plus haut. Mais la prudence est une vertu différente de la foi, comme il ressort de tout ce qu’on dit. Donc l’intelligence n’a pas rapport à la prudence.

3. La prudence a pour objet les actions humaines considérées dans leurs éléments particuliers, dit Aristote. Mais l’intelligence connaît l’universel et l’immatériel, comme il le dit ailleurs. Donc l’intelligence n’est pas une partie de la prudence.

En sens contraire, Cicéron donne l’intelligence comme partie de la prudence, et Macrobe l’intellect, ce qui revient au même.

Réponse : Par intelligence, on n’entend pas ici la faculté intellectuelle. On prend le mot comme impliquant la droite estimation de quelque principe initial que l’on accepte comme connu par soi, dans le sens où l’on dit que nous avons l’intelligence des premiers principes de la démonstration. Or toute déduction de la raison procède de propositions acceptées comme premières. Aussi faut-il que toute démarche de la raison procède d’une intelligence. Donc, parce que la prudence est la droite règle de l’action, il est nécessaire que son développement tout entier procède de l’intelligence. C’est pourquoi l’intelligence est donnée comme l’une des parties de la prudence.

Solutions : 1. Le raisonnement de la prudence atteint son terme dans une action particulière qui est comme une conclusion, et à laquelle est appliquée la connaissance universelle, nous l’avons montré. Or, une conclusion particulière s’obtient par voie de syllogisme à partir d’une proposition universelle et d’une proposition particulière. Il faut donc que le raisonnement de la prudence procède d’une double intelligence. L’une a pour objet l’universel. Et celle-là ressortit à l’intelligence qui figure parmi les vertus intellectuelles ; car nous connaissons par nature non seulement les principes universels spéculatifs mais aussi pratiques, tel celui-ci : il ne faut nuire à personne, comme on l’a montré plus haut. L’autre intelligence est celle qui a connaissance d’un extrême, dit Aristote, c’est-à-dire de quelque chose de premier, relatif à une action particulière et contingente - de là se forme la mineure, laquelle doit être particulière dans le syllogisme de prudence, comme on vient de le dire. Or, ce principe particulier est une fin particulière, comme il est dit au même endroit. Aussi l’intelligence qui figure comme partie de la prudence est-elle la droite estimation d’une fin particulière.

2. L’intelligence entendue comme un don du Saint-Esprit est une certaine pénétration aiguë des choses divines, nous l’avons montré plus haut. C’est dans un autre sens que l’intelligence est tenue pour une partie de la prudence, on vient de le dire.

3. La même estimation droite de la fin particulière est appelée intelligence, en tant qu’elle concerne un principe, et aussi sens, en tant qu’elle porte sur du particulier. Et c’est ce que dit le Philosophe : " Il faut que les singuliers aient un sens ; et celui-ci est une intelligence. " Ne l’entendons pas du sens particulier par lequel nous connaissons les sensibles propres, mais du sens intérieur par lequel nous jugeons du particulier.

Article 3

La docilité

Objections : 1. Il semble que la docilité ne doive pas figurer parmi les parties de la prudence. En effet, ce qui est requis pour toute vertu intellectuelle ne doit pas être attribué en propre à l’une d’entre elles. Mais la docilité est nécessaire pour n’importe quelle vertu intellectuelle. Donc il ne faut pas en faire une partie de la prudence.

2. Ce qui concerne les vertus humaines est en nous ; car nous sommes loués ou blâmés selon ce qui est en nous. Mais il n’est pas en notre pouvoir d’être dociles : cela convient à certains par une disposition de leur nature. Donc la docilité n’est pas une partie de la prudence.

3. La docilité appartient au disciple. Mais la prudence est préceptive, et à ce titre elle semble plutôt appartenir aux maîtres, qu’on appelle aussi précepteurs. Donc la docilité n’est pas une partie de la prudence.

En sens contraire, Macrobe conformément à Plotin, fait figurer la docilité parmi les parties de la prudence.

Réponse : Comme on l’a dit plus haut, la prudence concerne les actions particulières. En ce domaine, la diversité est comme infinie, et il n’est pas possible qu’un seul homme soit pleinement informé de tout ce qui s’y rapporte, surtout en peu de temps ; il lui en faut beaucoup, au contraire. C’est pourquoi la prudence est une matière où l’homme a besoin plus qu’ailleurs d’être formé par autrui ; les vieillards surtout sont qualifiés pour l’éclairer, eux qui sont parvenus à la saine intelligence des fins relatives à l’action. D’où ces mots du Philosophe : " Il faut être attentif aux dires et opinions indémontrables des vieillards et des hommes prudents, et y croire non moins qu’aux démonstrations ; car par leur expérience ils voient les principes. " Dans le même sens il est dit aux Proverbes (3, 5) : " Ne prends pas appui sur ta prudence " ; et dans l’Ecclésiatique (6,35) : " Tiens-toi au milieu des anciens (c’est-à-dire des vieillards) prudents, et unis-toi de cœur à leur sagesse. " Or, il appartient à la docilité de bien se laisser instruire. Voilà pourquoi la docilité est légitimement tenue pour une partie de la prudence.

Solutions : 1. Bien que la docilité soit utile à toute vertu intellectuelle, elle l’est particulièrement à la prudence pour la raison qu’on vient de dire.

2. La docilité, comme les autres qualités rattachées à la prudence, est naturelle comme aptitude ; mais pour qu’elle soit consommée, le zèle est très important, c’est-à-dire que l’homme applique son esprit avec soin, assiduité et respect aux enseignements des anciens, évitant de les négliger par paresse comme de les mépriser par orgueil.

3. Par la prudence l’homme ne commande pas seulement aux autres mais aussi à soi-même, nous l’avons dit. Aussi se trouve-t-elle même chez les sujets, comme on l’a dit aussi, et c’est à leur prudence qu’appartient la docilité. Bien que les supérieurs eux-mêmes doivent être dociles quant à certaines choses ; car il n’est personne qui se suffise en tout dans les matières relevant de la prudence, nous venons de le dire.

Article 4

La sagacité

Objections : 1. Il semble que la sagacité ne soit pas une partie de la prudence. En effet, la sagacité a pour effet de découvrir facilement les moyens termes dans les démonstrations, selon Aristote. Mais le raisonnement de la prudence n’est pas démonstratif, puisqu’il porte sur du contingent. Donc la sagacité n’appartient pas à la prudence.

2. Il appartient à la prudence de bien délibérer, dit Aristote. Mais la sagacité n’a pas sa place dans la délibération : elle est en effet une eustochia, c’est-à-dire le bonheur dans la découverte, et celle-ci est rapide, ne s’embarrassant pas de raisonnement. La délibération au contraire doit être lente, dit encore Aristote. Donc la sagacité ne doit pas figurer comme partie de la prudence.

3. La sagacité, on vient de le dire, est une heureuse conjecture. Mais recourir aux conjectures est le propre des rhéteurs. Donc la sagacité appartient davantage à la rhétorique qu’à la prudence.

En sens contraire, comme dit Isidore, le mot sollicitus vient de sollers et de citus. Mais la sollicitude a rapport à la prudence, on l’a dit plus haut. Donc aussi la sagacité ou sollertia.

Réponse : L’homme prudent est celui qui possède la droite estimation de ce qu’il faut faire. Or la droite estimation ou opinion, dans l’ordre pratique comme dans l’ordre spéculatif, s’acquiert de deux manières, soit qu’on la trouve soi-même, soit qu’on l’apprenne d’un autre. Et comme la docilité dispose à bien recevoir l’opinion droite provenant d’un autre, ainsi la sagacité fait-elle qu’on est apte à acquérir par soi-même la droite estimation. La sagacité prend alors le sens de l’eustochia, dont elle est une partie. Car l’eustochia inspire l’heureuse conjecture en toute matière, la sagacité étant pour sa part une facile et prompte conjecture relative à la découverte du moyen terme, dit Aristote. Toutefois le philosophe, qui nomme la sagacité comme l’une des parties de la prudence, l’entend généralement de l’eustochia en toute son extension, puisqu’il dit que " la sagacité est une disposition par laquelle tout d’un coup l’on découvre ce qui convient ".

Solutions : 1. La sagacité est la découverte du moyen terme non seulement dans les démonstrations mais aussi dans l’ordre pratique. Si par exemple je vois que certains individus sont devenus amis, je conjecture qu’ils ont un ennemi commun, dit le Philosophe au même endroit. C’est en ce sens que la sagacité a rapport à la prudence.

2. Dans son Éthique le Philosophe indique la vraie raison pour laquelle l’eubulia, principe de la bonne délibération, n’est pas la même chose que l’eustochia, grâce à quoi l’on découvre rapidement ce qu’il faut ; et l’on peut être homme de bon conseil même si l’on délibère longuement ou lentement. Il ne s’ensuit pas que l’heureuse conjecture soit sans intérêt pour une bonne délibération. Et il arrive qu’elle soit nécessaire, lorsqu’il faut prendre une décision à l’improviste. C’est donc à juste titre que la sagacité est donnée comme une partie de la prudence.

3. La rhétorique raisonne aussi sur l’action. Rien n’empêche par conséquent qu’une même qualité concerne la rhétorique et la prudence. Et cependant l’acte de conjecturer que nous signalons ici ne s’entend pas seulement des conjectures auxquelles se livrent les rhéteurs, mais dans le sens où l’on parle de conjecturer la vérité, en quelque domaine que ce soit.

Article 5

La raison

Objections : 1. Il semble que la raison ne doive pas figurer parmi les parties de la prudence. En effet, le sujet d’un accident n’est pas l’une de ses parties. Mais la prudence est dans la raison comme dans son sujet, dit Aristote. Donc la raison ne doit pas figurer parmi les parties de la prudence.

2. Ce qui est commun à de nombreuses qualités ne doit pas figurer comme une partie de l’une d’elles ; ou bien, si l’on en fait une partie, que ce soit à l’égard de la qualité à laquelle se rapporte très spécialement cet élément commun. Or, la raison est nécessaire dans toutes les vertus intellectuelles, et principalement dans la sagesse et la science, qui mettent en jeu la raison démonstrative. Donc la raison ne doit pas être donnée comme une partie de la prudence.

3. La raison n’est pas une puissance essentiellement différente de l’intelligence, nous l’avons établi précédemment. Donc, si l’intelligence figure comme une partie de la prudence, il a été superflu d’y ajouter la raison.

En sens contraire, Macrobe, conformément à Plotin, compte la raison dans les parties de la prudence.

Réponse : L’œuvre de la prudence est de bien délibérer, selon Aristote. Or la délibération est une recherche où, partant de certaines données, on tend vers des conclusions. Telle est l’œuvre de la raison. Il est donc nécessaire à la prudence que l’homme sache bien raisonner. Et puisque ce qui est exigé pour la perfection de la prudence prend le nom de parties pour ainsi dire intégrantes de la prudence, il y a lieu de compter la raison par elles.

Solutions : 1. La raison ne s’entend pas ici de la puissance de ce nom, mais de son bon usage.

2. La certitude de la raison vient de l’intelligence, mais la nécessité de la raison vient des limites de l’intelligence. En effet, les êtres chez qui l’intelligence possède une pleine vigueur n’ont pas besoin de la raison, mais ils saisissent la vérité par un simple regard, ainsi Dieu et les anges. Or, les actions dans leurs particularité, dont la prudence assume la direction, s’éloignent considérablement de la condition des intelligibles, et d’autant plus, qu’elles sont moins certaines ou moins déterminées. Car les moyens de l’art, quoique particuliers, sont néanmoins plus déterminés et plus certains ; et c’est pourquoi dans la plupart des arts il n’y a pas à instituer de délibération, la certitude étant d’avance acquise, selon Aristote. C’est pourquoi, bien que la raison soit plus certaine dans d’autres vertus intellectuelles que la prudence, elle est surtout requise en celle-ci pour que l’homme sache bien raisonner, en sorte qu’il applique comme il faut les principes universels aux cas particuliers, lesquels sont variés et incertains.

3. Bien que l’intelligence et la raison ne soient pas des puissances différentes, elles prennent cependant leur nom d’actes différents. Car le mot d’intelligence se prend de l’intime pénétration de la vérité ; celui de raison, de la recherche discursive. C’est pourquoi l’une et l’autre figurent comme parties de la prudence, on vient de le montrer.

Article 6

La prévoyance

Objections : 1. Il semble que la prévoyance ne doive pas figurer comme partie de la prudence. Car rien n’est partie de soi-même. Mais prévoyance et prudence semblent être identiques. Isidore dit en effet : " Le prudent est ainsi appelé comme voyant loin " (prudens =porro videns). Mais c’est aussi de là que dérive le nom de prévoyance, dit Boèce’. Donc la prévoyance n’est pas une partie de la prudence.

2. La prudence est uniquement pratique. Mais la prévoyance peut être aussi spéculative, car la s vision, d’où vient le nom de prévoyance, concerne davantage la spéculation que l’action. Donc la prévoyance n’est pas une partie de la prudence.

3. L’acte principal de la prudence est de commander, son acte secondaire, de juger et conseiller. Mais le nom de prévoyance ne semble se rapporter proprement ni à l’un ni à l’autre. Donc la prévoyance n’est pas une partie de la prudence.

En sens contraire, l’autorité de Cicéron et de Macrobe fait de la prévoyance une partie de la prudence, on l’a dit.

Réponse : Comme il a été dit plus haut, la prudence concerne proprement ce qui est en vue de la fin, et son office propre consiste à ordonner en fonction de la fin requise tout ce qui est de l’ordre des moyens. Et bien que certaines réalités nécessaires aient ordre à une fin et soient soumises à la providence divine, seules sont soumises à la prudence humaine les réalités contingentes relatives aux opérations accomplies par l’homme en vue d’une fin. Or, celles d’entre ces réalités qui appartiennent au passé sont devenues de quelque façon nécessaires, parce qu’il est impossible que ce qui est déjà fait ne soit pas. De même les réalités présentes, en tant que telles, ont une certaine nécessité, car il est nécessaire que Socrate soit assis tandis qu’il est assis. Il suit de là que les contingents futurs relèvent de la prudence, selon qu’ils tombent sous l’action de l’homme pour être ordonnés à la fin de la vie humaine. Or, le mot de prévoyance implique l’un et l’autre : il implique en effet que le regard s’attache à quelque chose de lointain comme à un terme auquel doivent être ordonnées des actions présentes. La prévoyance est donc une partie de la prudence.

Solutions : 1. Chaque fois qu’un grand nombre d’éléments sont requis pour une action déterminée, l’un d’eux est nécessairement le principal, et tous les autres y sont ordonnés. Aussi y a-t-il dans chaque tout une partie formelle et dominante, d’où le tout reçoit son unité. En ce sens la prévoyance est principale entre toutes les parties de la prudence - car tous les autres éléments requis à cette vertu ne sont nécessaires que pour assurer le bon ordre de l’action à sa fin. Pour cette raison le mot même de prudence dérive de prévoyance, car ce mot désigne sa partie principale.

2. La spéculation a pour objet l’universel et le nécessaire, réalités qui, de soi, ne sont pas lointaines, puisqu’elles sont partout et toujours. Elles ne sont lointaines que par rapport à nous, en tant que nous ne parvenons pas à les connaître parfaitement. C’est pourquoi il n’y a pas proprement prévoyance dans la spéculation mais seulement dans l’action.

3. Dans l’acte de bien ordonner à la fin, inclus dans la raison de prévoyance, est comprise la rectitude du conseil, du jugement et du précepte, sans lesquels il ne peut y avoir de bon ordre à la fin.

Article 7

La circonspection

Objections : 1. Il semble que la circonspection ne puisse être une partie de la prudence. Elle semble consister en effet dans la considération des circonstances. Mais il y a une infinité de circonstances, et l’infini ne peut être saisi par la raison, à laquelle appartient la prudence. Donc la circonspection ne doit pas figurer comme partie de la prudence.

2. Les circonstances semblent concerner les vertus morales plutôt que la prudence. Mais la circonspection ne semble être rien d’autre que l’inspection des circonstances. Donc elle semble concerner les vertus morales plutôt que la prudence.

3. Quiconque peut voir ce qui est loin, à plus forte raison peut-il voir ce qui est alentours Mais la prévoyance permet à l’homme de regarder ce qui est loin. Donc elle suffit à la considération des circonstances. Il n’était donc pas nécessaire, outre la prévoyance, de faire figurer la circonspection comme partie de la prudence.

En sens contraire, il y a l’autorité de Macrobe, comme on l’a dit.

Réponse : Il revient principalement à la prudence, on l’a dit plus haut, de bien ordonner une action à sa fin. Cela n’est possible que si la fin est bonne et si les éléments ordonnés à la fin sont eux-mêmes bons et adaptés à celle-ci. Mais parce que la prudence, on l’a dit, concerne l’action dans ses particularités où sont engagées beaucoup de choses, il arrive qu’un élément de l’action, considéré en lui-même, soit bon et adapté à la fin, mais devienne mauvais ou inopportun par un concours de circonstances. C’est ainsi que montrer des signes d’amour à quelqu’un, considéré en soi, semble être un bon moyen d’exciter en lui amour ; mais s’il s’agit d’une personne orgueilleuse ou qui soupçonne la flatterie, le moyen cesse d’être adapté à la fin. C’est pourquoi la circonspection est nécessaire à la prudence, en ce sens qu’il lut juger aussi d’après les circonstances ce qui est ordonné à la fin.

Solutions : 1. Bien que les circonstances puissent être infinies, en fait, dans une situation donnée, elles ne le sont pas. Il n’y a que peu d’éléments amour modifier le jugement de la raison sur ce qu’il faut faire.

2. Les circonstances concernent la prudence en ce qu’elle doit les déterminer ; elles concernent les vertus morales en ce que celles-ci trouvent leur perfection grâce à la détermination des circonstances.

3. Comme il appartient à la prévoyance de regarder ce qui de soi convient à la fin, ainsi appartient-il à la circonspection de considérer si cette même manière d’agir convient à la fin, compte tenu des circonstances. Or, l’un et l’autre comporte une difficulté spéciale. Et c’est pourquoi l’un comme l’autre figure distinctement comme partie de la prudence.

Article 8

L’attention précautionneuse

Objections : 1. Il semble que l’attention précautionneuse ne doive pas figurer comme partie de la prudence. En effet, là où le mal ne peut arriver, les précautions ne sont pas nécessaires. " Personne ne fait un mauvais usage des vertus ", dit S. Augustin. Donc l’attention précautionneuse ne concerne pas la prudence, directrice des vertus.

2. Il appartient au même principe de prévoir le bien et d’éviter le mal ; c’est ainsi que le même art cause la santé et guérit la maladie. Mais prévoir le bien est l’affaire de la prévoyance. Donc aussi éviter le mal. L’attention précautionneuse ne doit donc pas figurer comme partie de la prudence distincte de la prévoyance.

3. Aucun homme prudent ne s’efforce à l’impossible. Mais personne ne peut prendre garde à tous les maux qui peuvent arriver. Donc l’attention précautionneuse ne concerne pas la prudence.

En sens contraire, l’Apôtre dit aux Éphésiens (5, 15) : " Prenez garde à vous conduire avec précaution. "

Réponse : La matière de la prudence, ce sont les réalités contingentes relatives à l’action. De même que le vrai s’y mêle au faux, ainsi le mal se mêle au bien, à cause de la grande diversité de ces actions où le bien est souvent empêché par le mal, et où le mal prend l’apparence du bien. C’est pourquoi l’attention précautionneuse est nécessaire à la prudence pour que le bien soit accueilli de façon à éviter le mal.

Solutions : 1. L’attention précautionneuse n’est pas nécessaire en morale pour qu’on se mette en garde contre les actes vertueux ; mais pour qu’on se mette en garde contre ce qui peut empêcher ceux-ci.

2. Éviter les maux opposés et poursuivre le bien relève du même genre d’activité. Mais se soustraire à des empêchements survenant de l’extérieur, c’est quelque chose de différent. L’attention précautionneuse se distingue de la prévoyance pour cette raison, bien que l’une et l’autre concerne la même vertu de prudence.

3. Parmi les maux que l’homme doit éviter, certains arrivent le plus souvent. Il est possible de s’en faire une idée. C’est contre de tels maux qu’est dirigée l’attention précautionneuse, pour qu’on y échappe totalement ou qu’ils causent un moindre dommage. Il est d’autres maux qui n’arrivent que rarement et par hasard. Puisqu’ils sont infinis ni la raison ne peut les embrasser ni l’homme s’y soustraire entièrement. Il reste néanmoins que par l’activité de sa prudence l’homme peut ainsi se préparer à subir tous les assauts de la fortune pour en limiter les atteintes.