Question 186

LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE L'ÉTAT RELIGIEUX

Nous avons maintenant à étudier l'état religieux. A son propos, quatre questions se posent. Elles concernent : I. Les éléments principaux de l'état religieux (Q. 186). - II. Les fonctions qui peuvent convenir licitement aux religieux (Q. 187). - III. La distinction des ordres religieux (Q. 188). - IV. L'entrée en religion (Q. 189).

1. L'état religieux est-il parfait ? - 2. Les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils ? - 3. La pauvreté volontaire est-elle requise à l'état religieux ? - 4. La continence ? - 5. L'obéissance ? - 6. Est-il requis que ces trois dispositions soient sanctionnées par des voeux ? - 7. Ces trois voeux suffisent-ils ? - 8. Comparaison des trois voeux. - 9. Les religieux commettent-ils un péché mortel toutes les fois qu'ils transgressent leur règle ? - 10. Toutes choses égales et dans le même genre de péché, le religieux pèche-t-il davantage que le séculier ?

Article 1

L'état religieux est-il parfait ?

Objections : 1. Il semble que la vie religieuse n'implique pas l'état de perfection, car ce qui est nécessaire au salut ne semble pas appartenir à l'état de perfection. Mais la religion est nécessaire au salut, puisque, dit S. Augustin c'est par elle que " nous sommes reliés au seul vrai Dieu ". Ou, comme il dit encore ce mot de religion signifie que " nous choisissons à nouveau le Dieu que notre négligence avait perdu ". La religion ne saurait donc désigner un état de perfection.

2. La religion, d'après Cicéron. " rend culte et hommage, à la nature divine ". Or rendre à Dieu culte et hommage se réfère plutôt aux ministères des ordres sacrés qu'à la diversité des états, nous l'avons dit précédemment. Il semble donc que la religion ne désigne pas un état de perfection.

3. L'état de perfection s'oppose à l'état des commençants et à celui des progressants. Mais dans l'état religieux même, il se rencontre des commençants et des progressants. L'état religieux ne désigne donc pas un état de perfection.

4. La vie religieuse semble bien être un lieu de Pénitence. Selon les Décrets, " le saint Synode prescrit que quiconque sera descendu de la dignité épiscopale à la vie monastique et au régime de a pénitence, ne pourra jamais remonter au rang Épiscopat ". Mais le régime de pénitence s'oppose l'état de perfection. Aussi Denys place-t-il les pénitents au dernier rang, c'est-à-dire parmi ceux qui ont à se purifier. Il semble donc que la vie religieuse ne soit pas un état de perfection.

En sens contraire, l'abbé Moïse, parlant des religieux, dit : " Il importe de comprendre que nous devons embrasser la macération des jeûnes, les veilles, les travaux, la nudité corporelle, la lecture et les autres vertus, pour que nous puissions, par ces degrés, nous élever à la perfection de la charité. " Mais ce qui appartient au domaine des actes humains tire de la fin poursuivie sa spécification et son nom. Donc les religieux sont dans l'état de perfection. Et Denys écrit : " Ceux que l'on appelle serviteurs de Dieu s'unissent à l'aimable perfection par le moyen du culte sincère et du service de Dieu.

Réponse : Comme nous l'avons montré. une qualité commune à plusieurs êtres s'attribue par antonomase à l'être auquel elle convient par excellence. C'est ainsi que le nom de force se trouve réservé à la vertu qui affermit l'âme devant les choses les plus difficiles, et celui de tempérance, à la vertu qui modère les plus vives délectations. Or nous avons montrés que la religion est une vertu grâce à laquelle nous rendons à Dieu service et culte. C'est pourquoi l'on donne par antonomase le nom de religieux à ceux qui se consacrent entièrement au service de Dieu et qui s'offrent pour ainsi dire en holocauste à Dieu. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire : " Certains ne se réservent rien. Leur pensée, leur langue, leur vie et tout ce qu'ils peuvent avoir de biens, ils l'immolent au Dieu tout-puissant. Or la perfection consiste pour l'homme, nous l'avons vu, dans l'union totale à Dieu. C'est ainsi que l'état religieux désigne un état de perfection. "

Solutions : 1. Il est nécessaire au salut de donner quelque chose au culte de Dieu. Mais se consacrer tout entier, personne et biens, au culte divin relève de la perfection.

2. Nous avons dit, en étudiant la vertu de religion, qu'elle dirige non seulement l'oblation des sacrifices et les autres actes qui lui appartiennent en propre, mais encore les actes de toutes les autres vertus : en tant que nous les ordonnons au service et à l'honneur de Dieu, ils deviennent des oeuvres de religion. Donc, si quelqu'un consacre sa vie entière au service de Dieu, toute sa vie devient une oeuvre de religion. C'est pourquoi, à cause de la vie religieuse qu'ils mènent, on appelle religieux ceux qui sont dans l'état de perfection.

3. Comme nous l'avons dit (argument en sens contraire), la religion désigne un état de perfection à cause de la fin poursuivie. Aussi n'est-il pas requis que tout religieux soit déjà parfait. Ce qui est requis, c'est qu'il tende à la perfection. Aussi sur cette parole (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être parfait etc. " Origène remarque : " Celui qui a échangé les richesses contre la pauvreté en vue de devenir parfait, ne le devient pas à l'instant même où il abandonne ses biens aux pauvres. Mais à partir de ce moment, la contemplation de Dieu commence de l'acheminer à toutes les vertus. " Ainsi, dans la vie religieuse, tous ne sont pas parfaits, mais certains sont des commençants, et certains des progressants.

4. L'état religieux est principalement institué pour l'acquisition de la perfection par le moyen de certains exercices, grâce auxquels se trouvent écartés les obstacles à la charité parfaite. Une fois écartés ces obstacles, les occasions de péché disparaissent, et à bien plus forte raison de ce péché qui entraînerait la perte totale de la charité. Et puisqu'il appartient au pénitent de supprimer les causes du péché, il s'ensuit que l'état religieux se trouve être le plus efficace des lieux de pénitence. C'est pourquoi les Décrets conseillent à un homme qui avait tué sa femme d'entrer dans un monastère, ce qu'ils disent " meilleur et plus facile ", que de faire pénitence publique dans le monde.

Article 2

Les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils ?

Objections : 1. Il semble que tout religieux soit tenu d'observer tous les conseils. Car celui qui professe un état de vie est tenu d'observer tout ce qui convient à cet état. Or tout religieux professe l'état de perfection. Donc tout religieux est tenu d'observer tous les conseils, qui appartiennent tous à l'état de perfection.

2. Selon S. Grégoire : " Celui qui quitte le siècle et fait tout le bien qu'il peut, offre dans le désert le sacrifice qui suit la sortie d'Égypte. " Mais quitter le siècle, c'est précisément ce que font les religieux. Il leur incombe donc aussi de faire tout le bien qu'ils peuvent, ce qui revient, semble-t-il, à observer tous les conseils.

3. S'il n'est pas requis pour l'état de perfection d'observer tous les conseils, c'est qu'il suffit apparemment d'en observer quelques-uns. Or c'est faux, car beaucoup dans la vie séculière observent certains conseils, par exemple gardent la continence. Il semble donc que tout religieux, du fait qu'il se trouve dans l'état de perfection, doit pratiquer tout ce qui regarde la perfection et c'est le cas de tous les conseils.

En sens contraire, nul n'est tenu aux oeuvres de surérogation que dans la mesure où il s'y est personnellement obligé. Mais chaque religieux s'oblige à certaines oeuvres déterminées, l'un à celles-ci, l'autre à celles-là. Ils ne sont donc pas tenus tous à toutes.

Réponse : Quelque chose peut appartenir à la perfection de trois manières. D'abord essentiellement. Et c'est le cas, avons-nous dit, du parfait accomplissement des préceptes de la charité. Ensuite, à titre de conséquence. C'est le cas de tout ce qui se présente comme la suite normale de la parfaite charité, par exemple bénir qui nous maudit, etc. Le précepte divin exige que l'âme y soit préparée, pour les accomplir s'il arrive que les circonstances le requièrent. Mais c'est l'effet d'une charité surabondante de s'y porter parfois, en dehors même du cas de nécessité. Enfin à titre de moyen et de disposition. C'est le cas de la pauvreté, de la continence, de l'abstinence etc.

Or nous avons dit plus haut que la perfection de la charité est la fin de l'état religieux. L'état religieux lui-même se définit un régime de vie où l'on se forme et où l'on s'exerce à la perfection. Cela peut se faire par des exercices divers de même que le médecin peut employer, pour guérir, différents remèdes. Il est évident que celui qui travaille en vue d'une fin n'est pas obligé de l'avoir déjà obtenue. Ce qui est requis, c'est qu'il y tende par quelque moyen. Aussi celui qui embrasse l'état religieux n'est pas obligé de posséder la charité parfaite, mais d'y tendre et de s'y employer. Il n'est pas tenu davantage d'accomplir ce qui est la suite naturelle d'une charité parfaite, mais il est tenu d'en avoir l'intention. A quoi s'oppose le mépris. Il ne pèche donc pas s'il ne l'accomplit pas, mais bien s'il le méprise. Il n'est pas tenu non plus à tous les exercices par où l'on parvient à la perfection, mais à ceux-là précisément qui lui sont prescrits par la règle dont il a fait profession.

Solutions : 1. Celui qui entre en religion ne fait pas profession d'être parfait, mais de travailler à le devenir. Pas plus que celui qui entre à l'école, ne fait profession d'être savant, mais d'étudier pour le devenir. C'est pourquoi, remarque S. Augustin. Pythagore ne voulut pas prendre le nom de sage, et se contenta de celui " d'ami de la sagesse ". Le religieux ne viole donc pas sa profession s'il n'est point parfait, mais seulement s'il dédaigne de tendre à la perfection.

2. Tout le monde est tenu d'aimer Dieu de tout son coeur. Cependant cela n'empêche pas qu'il y ait, dans cette totalité, une perfection qui ne peut pas être négligée sans péché, et une autre qui peut l'être sans péché, pourvu qu'il n'y ait pas de mépris. Nous avons expliqué cela à l'article précédent. Ainsi tous, religieux et séculiers, sont tenus de faire en quelque manière tout le bien qu'ils peuvent. C'est à tout le monde, en effet, que s'adresse la parole (Qo 9, 10) : " Tout ce dont ta main est capable, fais-le sans tarder. " Il y a cependant une certaine manière d'observer ce précepte qui suffit à faire éviter le péché : que chacun fasse ce qu'il peut selon que la condition de son état requiert. Pourvu qu'il n'ait pas envers des oeuvres meilleures ce mépris qui bloque la volonté contre le progrès spirituel.

3. Il y a des conseils dont la négligence auraitpour effet d'engager la vie humaine tout entière dans les affaires séculières. Par exemple, le fait d'avoir des biens propres, d'user du mariage ou de faire quelque chose qui porte atteinte aux voeux essentiels de l'état religieux. Aussi les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils de cette sorte. Mais il y a d'autres conseils relatifs à certaines actions meilleures plus spéciales, que l'on peut ne pas suivre sans que la vie humaine se trouve engagée pour autant dans les embarras du siècle. Et ces sortes de conseils, il n'est pas nécessaire que les religieux les observent tous.

Article 3

La pauvreté est-elle requise à l'état religieux ?

Objections : 1. Il semble que non. En effet, ce qui est illicite ne semble pas appartenir à l'état de perfection. Mais qu'un homme abandonne tous ses biens, c'est, semble-t-il, illicite. S. Paul formule en ces termes la règle que les fidèles doivent suivre en matière d'aumônes (2 Co 8, 12) : " Si le coeur y est, le don est bien accueilli qui est proportionné à l'avoir de chacun, c'est-à-dire en vous réservant le nécessaire. " Ce qu'il explique en disant : " Pour que le soulagement des autres ne vous apporte pas la tribulation ", " c'est-à-dire, précise la Glose, la pauvreté. " Et sur une autre parole de S. Paul (1 Tm 6, 8) : " Ayant la nourriture, et le vêtement " la Glose remarque : " Quoique nous n'ayons rien apporté en ce monde et n'en devions rien emporter, ce n'est pas un motif pour rejeter entièrement les biens temporels. " Il semble donc que la pauvreté volontaire n'est pas requise pour la perfection de la vie religieuse.

2. Quiconque s'expose au danger, pèche. Mais celui qui, par l'abandon de tous ses biens, embrasse la pauvreté volontaire s'expose au danger, même spirituel, d'après les Proverbes (30, 9) : " De peur que, pressé par la pauvreté, je ne vole et ne déshonore le nom de Dieu. " Et ailleurs (Si 27, 1 Vg) : " Beaucoup ont péri à cause de leur pauvreté. " Au danger corporel aussi. En effet, il est écrit (Qo 7, 12) - " L'argent est une protection, comme la sagesse en est une. " Et Aristote : " La perte des richesses semble être la perte de l'homme lui-même, dont les richesses assurent l'existence. " Il semble donc que la pauvreté volontaire ne puisse être requise pour la perfection de la vie religieuse.

3. " La vertu, d'après Aristote, consiste dans un juste milieu. " Mais celui qui abandonne tout par la pauvreté volontaire ne paraît pas tenir dans le juste milieu, mais plutôt aller à l'extrême. Il n'agit donc pas vertueusement, et cela n'appartient pas à la vie parfaite.

4. L'ultime perfection de l'homme réside en la béatitude. Or les richesses contribuent à la béatitude. " Bienheureux l'homme riche qui a été trouvé sans tache. " (Si 31, 8). Et le Philosophe Il déclare que les richesses sont d'utiles moyens de félicité. La pauvreté volontaire n'est donc pas requise pour la perfection de la vie religieuse.

5. L'état épiscopal est plus parfait que l'état religieux. Or nous avons vu que les évêques peuvent posséder des biens propres. Donc les religieux aussi.

6. Faire l'aumône est une oeuvre souverainement agréable à Dieu, et selon S. Jean Chrysostome, " le remède le plus efficace en matière de pénitence ". Mais la pauvreté exclut la possibilité de faire l'aumône. La pauvreté ne semble donc pas appartenir à la perfection de la vie religieuse.

En sens contraire, S. Grégoire a écrit : " Il y a des justes qui, s'étant ceint les reins pour atteindre le sommet de la perfection, abandonnent tous les biens extérieurs dans leur désir des biens intérieurs plus relevés. " Mais c'est justement le fait des religieux de se ceindre les reins pour entreprendre l'ascension de la perfection, nous l'avons dit. Donc il leur convient de tout abandonner, en fait de biens extérieurs, par la pauvreté volontaire.

Réponse : Nous avons défini plus haut l'état religieux un régime de vie où l'on s'exerce et se forme à la perfection de la charité. Pour y parvenir, il est nécessaire de renoncer entièrement à l'amour du monde, car S. Augustin parle ainsi à Dieu : " Celui-là t'aime moins, qui aime en dehors de toi quelque chose qu'il n'aime pas en toi. " C'est ce qui lui fait dire ailleurs : " L'aliment de la charité, c'est la diminution de la convoitise ; sa perfection, l'absence de convoitise. " Or, du fait qu'on possède des biens terrestres, le coeur est attiré à les aimer. D'où ce mot encore de S. Augustin : " Les biens de la terre sont aimés davantage quand on les possède que quand on les désire. Pourquoi, en effet, ce jeune homme s'en alla-t-il tout triste, sinon parce qu'il avait de grands biens ? Il est bien différent de ne pas s'approprier ce qu'on ne possède pas, et de rejeter ce qu'on s'est déjà approprié. Dans le premier cas, ce ne sont jamais que des choses extérieures que l'on repousse ; dans le second, ce sont comme des membres qu'il faut se retrancher. " S. Jean Chrysostome écrit aussi : " L'afflux des richesses active la flamme, et la convoitise en devient plus vive. " C'est pourquoi, pour acquérir la perfection de la charité, le fondement premier est la pauvreté volontaire, qui fait vivre sans rien avoir en propre. Le Seigneur lui-même l'a dit (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, puis viens et suis moi. "

Solutions : 1. Voici la Glose sur ce passage " L'Apôtre n'a pas écrit cela (c'est-à-dire : "pour qu'il n'en résulte pas pour vous la tribulation qui est la pauvreté, parce que ce serait meilleur. Mais il craint pour les faibles, et il les invite à donner de manière à ne pas souffrir de la pauvreté. " D'où il suit qu'on ne doit pas entendre l'autre Glose en ce sens qu'il est interdit de se dépouiller entièrement de ses biens temporels. Elle veut dire simplement que cette conduite n'est pas indispensable. C'est la pensée de S. Ambroise : " Le Seigneur ne veut pas, c'est-à-dire par la rigueur d'un précepte, que l'on disperse d'un seul coup ses biens, mais qu'on les distribue. A moins cependant que l'on n'imite Élisée, qui tua ses boeufs et nourrit les pauvres de ce qu'il en obtint pour se débarrasser de tout souci domestique. "

2. Celui qui abandonne tous ses biens pour le Christ ne s'expose à aucun danger, ni spirituel ni corporel. La pauvreté peut devenir une cause de danger spirituel quand elle n'est pas volontaire. Car ce désir d'amasser des richesses, qui tourmente ceux dont la pauvreté est involontaire, peut les jeter en beaucoup de péchés, selon S. Paul (1 Tm 6, 9) : " Ceux qui veulent amasser des richesses tombent dans la tentation et dans les pièges du diable. " Mais ce désir est abandonné par ceux qui embrassent la pauvreté volontaire. Il est, au contraire, plus impérieux chez ceux qui possèdent des richesses, comme nous venons de le montrer.

Le péril corporel ne menace pas non plus ceux qui, dans l'intention de suivre le Christ, abandonnent tous leurs biens en se confiant à la providence divine. Ce qui fait dire à S. Augustin : " Ceux qui cherchent le royaume de Dieu et sa justice ne doivent pas s'inquiéter de manquer du nécessaire. "

3. Le juste milieu de la vertu se mesure, d'après Aristote, en fonction de la droite raison et nullement au point de vue de la quantité. C'est pourquoi tout ce que la droite raison approuve ne saurait être tenu pour vicieux, si grande qu'en soit la quantité. Cette quantité au contraire rend l'acte plus vertueux. Ce serait aller contre la droite raison que de dépenser tous ses biens par intempérance ou sans utilité, mais c'est faire acte de raison droite que de s'en dépouiller pour vaquer à la contemplation de la sagesse, ce que même des philosophes ont fait, dit-on. Car S. Jérôme écrit : " Le fameux Cratès de Thèbes avait été fort riche. Se rendant à Athènes pour y vivre en philosophe, il jeta à terre une grosse quantité d'or. Il ne croyait pas pouvoir posséder à la fois la richesse et la vertu. " Donc, et bien plus encore, il est conforme à la droite raison de tout abandonner pour suivre parfaitement le Christ. D'où ce mot de S. Jérôme : " Suis nu le Christ nu. "

4. La béatitude ou félicité est double : la béatitude parfaite que nous attendons dans l'autre vie, et cette béatitude imparfaite qui vaut à certains, dès cette vie, le nom d'hommes heureux. La félicité de la vie présente est elle-même double : celle de la vie active et celle de la vie contemplative, comme Aristote l'a montré. A la félicité de la vie active, qui consiste en des opérations extérieures, la richesse concourt à titre d'instrument. En effet, observe Aristote : " Nous faisons beaucoup de choses, par nos amis, par la richesse, par la puissance publique, qui représentent autant de moyens d'action. " En revanche, la richesse a peu de valeur pour la félicité de la vie contemplative. Elle est même plutôt un empêchement, en tant que son souci empêche la tranquillité de l'âme, nécessaire par-dessus tout à celui qui contemple. C'est ce que dit Aristote : " Beaucoup de choses sont nécessaires pour l'action. L'homme qui contemple n'a pas besoin de tout cela ", c'est-à-dire des biens extérieurs. " Indispensables pour l'action, ils sont des obstacles à la contemplation. "

En ce qui regarde la béatitude future l'homme y est ordonné par la charité. Et parce que la pauvreté volontaire représente un exercice efficace pour parvenir à la parfaite charité, son pouvoir est grand pour obtenir la béatitude céleste. Aussi le Seigneur a-t-il dit : " Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ; tu auras ainsi un trésor dans le ciel. " Au contraire, la possession des richesses est de nature à empêcher la perfection de la charité, principalement en ce qu'elle séduit le coeur et le distrait. D'où cette parole (Mt 13, 22) : " Le souci du siècle et la séduction des richesses étouffent la parole de Dieu ", parce que, remarque S. Grégoire, " en fermant l'accès du coeur au bon désir, ils y interdisent l'entrée du souffle vivifiant ". C'est pourquoi il est difficile de conserver la charité parmi les richesses. Le Seigneur l'a dit (Mt 19, 23) : " Le riche entrera difficilement dans Le Royaume des cieux. " Ce qu'il faut entendre de celui qui possède effectivement des richesses.

Car pour celui qui a mis son coeur dans la richesse, il déclare la chose impossible, d'après S. Jean Chrysostome, quand le Seigneur ajoute " Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux. "

C'est pourquoi ce n'est pas le riche qui est appelé bienheureux, mais " celui qui a été trouvé sans tache et n'a pas couru après l'or " (Si 31, 8). Et cela, parce qu'il a fait une chose difficile, car on ajoute : " Qui est-il, pour que nous lui décernions des louanges ? Il a réalisé dans sa vie, un prodige ", lorsque, se trouvant entouré de richesses, il n'a pas aimé les richesses.

5. L'état épiscopal n'est pas ordonné à l'acquisition de la perfection mais, à partir de la perfection supposée acquise, à gouverner les autres par la dispensation des biens non seulement spirituels, mais aussi temporels. Cela relève de la vie active, où beaucoup de choses, nous venons de le dire, veulent pour être exécutées ce moyen d'action qu'est la richesse. C'est pourquoi il n'est pas exigé des évêques, qui font profession de régir le troupeau du Christ, qu'ils ne possèdent rien, comme cela est exigé des religieux, qui font profession d'une discipline destinée à leur procurer la perfection.

6. Le renoncement aux biens propres, comparé à l'aumône, apparaît comme l'universel par rapport au particulier, comme l'holocauste en regard du simple sacrifice. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire : " Ceux qui assistent les indigents de leurs ressources, avec ce qu'ils donnent de leurs biens offrent un sacrifice. C'est-à-dire qu'ils font deux parts, l'une qu'ils immolent à Dieu, l'autre qu'ils se réservent à eux-mêmes. Ceux qui ne se réservent rien offrent un holocauste, ce qui est plus qu'un sacrifice. " S. Jérôme s'exprime de même dans Contre Vigilantius : " Quand tu prétends qu'il est meilleur de profiter de ses biens et d'en distribuer peu à peu les revenus aux pauvres, ce n'est pas moi, c'est Dieu qui répond : "Si tu veux être parfait", etc. " Il ajoute plus loin : " Cette conduite que tu loues ne vient qu'au deuxième et troisième rang. Nous l'approuvons nous aussi, mais sous cette réserve de garder le premier rang à ce qui le mérite. " Toujours contre cette erreur de Vigilantius, on lit dans le livre Des Croyances ecclésiastiques : " Il est bien de distribuer peu à peu sa fortune aux pauvres.

Il est mieux, dans l'intention de suivre le Christ, de la donner d'un seul coup et, libre de soucis, d'être indigent avec le Christ. "

Article 4

La continence est-elle requise à l'état religieux ?

Objections : 1. Il semble que la continence perpétuelle ne soit pas requise pour la perfection de l'état religieux. En effet, toute la perfection de la vie chrétienne a commencé à partir des Apôtres du Christ. Or nous ne voyons pas que les Apôtres aient pratiqué la continence : Pierre, par exemple était marié puisqu'on nous parle (Mt 8, 14) de sa belle-mère. Il semble donc que la continence perpétuelle n'est pas exigée pour la perfection de la vie religieuse.

2. Le premier modèle de perfection qui nous ait été montré, c'est Abraham à qui le Seigneur a dit (Gn 17, 1) : " Marche en ma présence et sois parfait. " Or la copie n'a pas à surpasser le modèle. La continence perpétuelle n'est donc pas requise pour la perfection de l'état religieux.

3. Ce qui est exigé pour la perfection de la vie religieuse doit se trouver en tout religieux. Or il y a des religieux qui vivent dans le mariage. La perfection de l'état religieux n'exige donc pas la continence perpétuelle.

En sens contraire, S. Paul a dit (2 Co 7, 1) " Purifions-nous de toute souillure de la chair et de l'esprit, et rendons parfaite notre sanctification dans la crainte de Dieu. " Or la pureté de la chair et de l'esprit se conserve par la continence. Il est écrit, en effet, (1 Co 7, 34) : " La femme non mariée, comme la vierge, se préoccupe de ce qui regarde le Seigneur pour être sainte d'esprit et de corps. " Donc la perfection de l'état religieux exige la continence.

Réponse : L'état religieux demande l'éloignement de tout ce qui empêche la volonté humaine de se porter tout entière au service de Dieu. Or la pratique de l'union charnelle empêche l'âme de se consacrer totalement au service de Dieu. Et cela de deux façons. D'abord à cause de la violence des délectations, dont l'expérience fréquente accroît la convoitise, observe Aristote. Par suite, la pratique de la vie sexuelle retire l'âme de cette parfaite intention de tendre à Dieu. C'est ce que dit S. Augustin : " je ne connais rien qui précipite de sa citadelle une âme virile comme les séductions de la femme et ce contact des corps sans lequel on ne peut posséder son épouse. "

Ensuite, à cause des soucis qu'apporte à l'homme le gouvernement de la femme, des enfants, et des biens temporels que demande leur entretien. Comme dit S. Paul (1 Co 7, 32) : " Celui qui n'a pas de femme se préoccupe des choses du Seigneur et de plaire à Dieu ; celui qui est marié se préoccupe des choses du monde et de plaire à sa femme. "

C'est pourquoi, au même titre que la pauvreté volontaire, la continence perpétuelle est requise pour la perfection de l'état religieux. Et de même que l'Église a condamné Vigilantius qui égalait la richesse à la pauvreté, elle a condamné Jovinien qui égalait le mariage à la virginité.

Solutions : 1. C'est le Christ qui a introduit la perfection, non seulement de la pauvreté, mais aussi de la continence, lorsqu'il a dit (Mt 19, 12) : " Il y a des eunuques qui se sont volontairement rendus tels pour le Royaume des cieux. " Et il ajoute. " Celui qui est capable de comprendre qu'il comprenne ! " Cependant, pour que l'espoir de parvenir à la perfection ne fût enlevé à personne, il a appelé à l'état de perfection même ceux qu'il trouvait engagés dans les liens du mariage. Or il était impossible que, sans leur faire tort, des maris abandonnent leur femme alors que des hommes pouvaient abandonner leurs richesses sans faire de tort. C'est pourquoi, il ne sépara pas de sa femme Pierre qu'il avait trouvé marié. " Cependant il détourna du mariage Jean qui s'y disposait. "

2. S. Augustin écrit : " La chasteté du célibat vaut mieux que la chasteté des noces. Abraham n'a pratiqué en fait que la seconde, mais toutes les deux par habitus. Il vivait chastement dans le mariage, et il était disposé à observer la chasteté du célibat. Mais le temps où il vivait ne la comportait pas. " C'était, chez les anciens Pères, la preuve d'une très grande vertu que de posséder la perfection de l'âme dans la richesse et dans le mariage. Les faibles ne doivent donc pas s'en prévaloir pour présumer de leur vertu au point de se croire capables de parvenir à la perfection parmi les richesses et dans le mariage ; comme si un homme sans armes avait la présomption d'attaquer des ennemis sous prétexte que Samson en tua un grand nombre sans autres armes qu'une mâchoire d'âne. D'ailleurs si le temps avait été venu de garder la continence et la pauvreté, ces Pères l'auraient fait avec un grand zèle.

3. Les régimes de vie où l'on use du mariage ne constituent pas, simplement et absolument parlant, des formes de vie religieuse. Ils ne le sont que d'une manière relative et pour autant qu'ils possèdent quelques-uns des éléments de l'état religieux.

Article 5

L'obéissance est-elle requise à l'état religieux ?

Objections : 1. Il semble queue ne soit pas requise à sa perfection. Car ce qui semble appartenir à sa perfection, ce sont des oeuvres surérogatoires auxquelles tous ne sont pas tenus. Mais tout le monde est tenu d'obéir à ses supérieurs, selon l'Apôtre (He 13,17) : " Obéissez à ceux qui vous sont préposés et soyez-leur soumis. " Il semble donc que l'obéissance n'appartienne pas à la perfection de l'état religieux.

2. L'obéissance semble convenir en propre à ceux qui doivent être régis par le jugement d'autrui, parce qu'ils manquent de discernement. Mais S. Paul a écrit (He 5,14) : " La nourriture solide est réservée aux parfaits, dont les facultés sont exercées à discerner le bien et le mal. " Donc il apparaît que l'obéissance ne convient pas à l'état de perfection.

3. Si l'obéissance était requise à la perfection de l'état religieux, tous les religieux devraient la pratiquer. Or ce c'est pas ce qui arrive, car certains religieux vivent en ermites et n'ont pas de supérieurs à qui obéir. En outre, dans les ordres religieux, les supérieurs ne semblent pas astreints à l'obéissance. Donc l'obéissance ne paraît pas appartenir à la perfection de l'état religieux.

4. Si le voeu d'obéissance était requis à l'état religieux, il s'ensuivrait que les religieux seraient tenus d'obéir en toutes choses à leurs supérieurs. C'est ce qui arrive pour le voeu de continence, qui oblige à s'abstenir de tout ce qui appartient à la vie sexuelle. Or ils ne sont pas tenus d'obéir en tout, nous l'avons expliqué Il en traitant de la vertu d'obéissance.

5. La manière de servir Dieu qui lui est le plus agréable est celle qu'inspire la libéralité et non pas la nécessité, selon S. Paul (2 Co 9, 7) : " Que chacun donne... non avec tristesse ou par nécessité. " Mais ce qui se fait par obéissance se fait sous la nécessité d'un précepte. Les bonnes oeuvres auxquelles on se porte spontanément méritent donc plus de louange. Le voeu d'obéissance ne convient donc pas à la vie religieuse, par laquelle on cherche à atteindre ce qu'il y a de meilleur.

En sens contraire, la perfection de la vie religieuse consiste par-dessus tout à imiter le Christ suivant cette parole (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être parfait... suis-moi. " Mais la vertu la plus louée, chez le Christ, c'est l'obéissance (Ph 2, 8) " Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort. " Il apparaît donc bien que l'obéissance appartient à la perfection religieuse.

Réponse : Nous avons déjà dit que l'état religieux représente un régime de vie organisé en vue de former et d'exercer à la perfection. Celui qui est formé et exercé en vue d'atteindre une fin, doit suivre la direction d'un mettre, sous la conduite duquel, tel un disciple, il s'instruit et s'entraîne. Il faut donc que les religieux, en ce qui regarde la vie religieuse, soient soumis à la direction et au commandement de quelqu'un. Aussi est-il dit dans les Décrets : " La vie des moines signifie l'assujettissement et la condition de disciple. " Or c'est l'obéissance qui soumet un homme au commandement et à la direction d'un autre. C'est pourquoi l'obéissance est requise à la perfection de la vie religieuse.

Solutions : 1. Obéir aux supérieurs en ce que la vertu exige n'est pas surérogatoire et s'impose à tous. Ce qui appartient en propre aux religieux, c'est obéir en ce qui regarde l'apprentissage de la perfection. Cette seconde obéissance est à la première ce qu'est l'universel au particulier. En effet, ceux qui vivent dans le siècle se réservent quelque chose, et accordent quelque chose à Dieu, et c'est dans cette mesure qu'ils se soumettent à leurs supérieurs. Ceux qui vivent dans l'état religieux se donnent entièrement à Dieu, eux et leurs biens, nous l'avons montré. Aussi leur obéissance est-elle universelle.

2. D'après Aristote, ceux qui s'exercent à une activité finissent par acquérir l'habitus correspondant, et quand ils l'ont acquis, ils peuvent exercer cette activité au maximum. C'est ainsi qu'en obéissant, ceux qui ne sont pas parfaits parviennent à la perfection. Ceux qui sont déjà parfaits sont les plus prompts à l'obéissances. Non pas comme ayant besoin d'être dirigés pour parvenir à la perfection, mais comme persévérant ainsi dans la perfection.

3. La sujétion des religieux les soumet principalement aux évêques, qui jouent à leur égard le rôle d'agents de perfection vis-à-vis de sujets à perfectionner, selon Denys : " L'ordre des moines est soumis aux vertus perfectionnantes des évêques et s'instruit par leurs illuminations. " Donc nul religieux, sans excepter les ermites et les supérieurs réguliers, n'est complètement exempté de l'obéissance aux évêques. S'ils se trouvent soustraits, en tout ou en partie, à l'autorité des évêques diocésains, ils demeurent tenus d'obéir au souverain pontife, non seulement dans ce qui est commun à tous, mais encore dans ce qui regarde la discipline religieuse elle-même.

4. Le voeu religieux d'obéissance s'étend à toute la conduite de la vie humaine. Cela lui donne une certaine universalité, bien qu'il ne s'étende pas à tous les actes particuliers. Certains actes en effet n'ont rien à voir avec la religion, parce qu'ils n'intéressent pas l'amour de Dieu et du prochain, comme se frotter la barbe, ramasser un fétu, etc., qui ne tombent ni sous le voeu ni sous la vertu d'obéissance. D'autres sont même contraires à l'état religieux. Cela ne peut se comparer au voeu de continence par lequel on renonce à des actes qui sont entièrement contraires à la perfection de l'état religieux.

5. La nécessité qui vient de la contrainte rend l'acte involontaire et s'oppose à ce qu'il soit tenu pour louable et méritoire. Mais la nécessité issue de l'obéissance, bien loin d'exercer une contrainte sur la volonté, implique sa liberté, en tant que l'on veut obéir, bien que peut-être on n'aurait pas voulu accomplir l'objet du commandement considéré en lui-même. On se soumet donc pour Dieu, par le voeu d'obéissance, à la nécessité de faire certaines choses qui, en elles-mêmes, ne plaisent pas. De ce fait, ce que l'on accomplit plaît davantage à Dieu, même si c'est peu de chose, parce qu'on ne peut rien donner à Dieu de plus grand que de soumettre sa volonté propre à celle d'un autre, à cause de lui. Aussi lisons-nous dans les Conférences des Pères que " la pire catégorie de moines, ce sont les sarabaïtes, qui se gouvernant eux-mêmes, affranchis du joug des anciens, ont la liberté de faire ce qui leur plaît. Et pourtant, bien plus que ceux qui vivent en communauté, ils se tuent de travail jour et nuit ".

Article 6

Est-il requis que ces trois dispositions soient sanctionnées par des voeux ?

Objections : 1. Il ne semble pas. La discipline de la perfection vient de la tradition du Seigneur. Or le Seigneur a formulé en ces termes le programme de la vie parfaite (Mt 19, 2 1) : " Si tu veux être parfait, va, vends, tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ", sans qu'il soit parlé de voeu. Il apparaît donc que le voeu n'est pas requis à la discipline de la vie religieuse.

2. Le voeu est une promesse faite à Dieu. C'est pourquoi le Sage (Qo 5,3), après avoir dit : " Si tu as voué quelque chose à Dieu, hâte-toi de t'acquitter ", ajoute aussitôt : " Car la promesse menteuse et sotte lui déplaît. " Mais là où la réalité est présente, la promesse est superflue. Il suffit donc, pour la perfection de l'état religieux, de pratiquer la pauvreté, la continence et l'obéissance, sans qu'on fasse de voeu.

3. S. Augustin nous dit : " Nos devoirs les plus méritoires sont ceux dont nous pourrions nous dispenser, mais que nous accomplissons par amour. " Mais ce qui se fait sans qu'un voeu soit intervenu, il est loisible de ne pas le faire ; dans l'hypothèse d'un voeu, la situation est à l'opposé. Il semble donc que ce soit chose plus agréable à Dieu de pratiquer la pauvreté, la continence et l'obéissance sans voeu. Donc le voeu n'est pas requis à la perfection de la vie religieuse.

En sens contraire, dans la loi ancienne, les nazaréens étaient consacrés par un voeu (Nb 6, 2) : " Lorsqu'un homme ou une femme auront fait le voeu de se sanctifier et qu'ils voudront se consacrer au Seigneur, etc. " Or, d'après la Glose de S. Grégoire sur ce texte, ils figurent " ceux qui embrassent la suprême perfection ". Donc le voeu est requis à l'état de perfection.

Réponse : De ce que nous avons dit il ressort que les religieux doivent être dans l'état de perfection. Or celui-ci requiert l'obligation à la perfection, et l'obligation envers Dieu, c'est précisément le voeu. D'autre part, nous avons établi que la perfection de la vie chrétienne postulait la pauvreté, la continence et l'obéissance. C'est pourquoi l'état religieux exige qu'on s'oblige à ces trois choses par voeu. C'est la pensée de S. Grégoire : " Lorsqu'un homme voue au Dieu Tout-Puissant tout ce qu'il a, tout ce qui fait sa vie, tout ce qu'il aime, c'est un holocauste. " Et, Ajoute-t-il, " c'est ce que font ceux qui quittent siècle présent ".

Solutions : 1. Le Seigneur a dit que la vie parfaite consiste à le suivre, non pas de façon quelconque, mais de telle sorte qu'on ne retourne pas en arrière (Lc 9, 62) : " Nul, s'il met la main à la charrue et garde ensuite en arrière, n'est apte au royaume de Dieu. " Certains de ses disciples, à la vérité, retournèrent en arrière. Mais Pierre, au nom de tous, au Seigneur qui lui demandait (Jn 6, 67) " Et vous, voulez-vous partir aussi ? " répondit " Seigneur, qui irions-nous ? " Aussi S. Augustin fait-il cette flexion : " Suivant le récit de Matthieu et de Marc, erre et André, sans amener leur barque au rivage dans une pensée de retour, le suivirent comme on suit quelqu'un qui vous en donne l'ordre. " Or cette persévérance à suivre le Christ est fortifiée par le voeu. C'est pourquoi celui-ci est requis à la perfection de la vie religieuse.

2. La perfection de la vie religieuse requiert, selon S. Grégoire qu'on donne à Dieu " toute sa vie ". Or l'homme ne peut donner effectivement" toute sa vie à Dieu, parce que sa vie n'existe jamais tout entière à la fois, mais est vécue dans une succession. L'homme ne peut donc donner toute sa vie à Dieu autrement qu'en s'y obligeant par voeu.

3. Parmi ce qu'il nous est permis de ne pas donner figure précisément notre liberté, ce que l'homme a de plus cher. Aussi est-ce un acte très agréable à Dieu que de s'ôter librement, par le moyen du voeu, la liberté même de s'abstenir de ce qui se rattache au service de Dieu. C'est ce qui fait dire à S. Augustin : " Ne regrette pas de t'être lié par un voeu. Réjouis-toi plutôt de n'avoir plus le droit de faire ce qui ne t'était permis qu'à ton détriment. Heureuse nécessité, qui oblige au meilleur. "

Article 7

Ces trois voeux suffisent-ils ?

Objections : 1. Il semble inadmissible d'affirmer que la perfection de la religion consiste en ces trois voeux. En effet, la perfection de la vie réside plutôt en des actes intérieurs qu'en des oeuvres extérieures, car il est écrit (Rm 14, 17) : " Le royaume de Dieu n'est pas dans ce qui se mange et se boit ; il est justice, paix et joie dans l'Esprit Saint. " Or c'est par le voeu de religion que l'on s'engage à la perfection. La religion devrait donc comporter des voeux portant sur des actes intérieurs, tels que la contemplation, l'amour de Dieu et du prochain etc., plutôt que les voeux de pauvreté, de continence et d'obéissance, qui ont pour matière des actes extérieurs.

2. Ces trois dispositions font l'objet des voeux de religion en tant qu'elles concernent un certain exercice en vue de la perfection. Mais les religieux s'exercent en beaucoup d'autres choses : les abstinences les veilles, etc. Il semble donc illogique de faire consister essentiellement l'état de perfection dans ces trois voeux.

3. Par le voeu d'obéissance on se trouve obligé d'accomplir, selon que le supérieur le commande, tout ce qui regarde l'apprentissage de la perfection. Le voeu d'obéissance suffit donc sans les deux autres.

4. Les biens extérieurs comprennent non seulement les richesses mais aussi les honneurs. Donc, si les religieux renoncent à la fortune par le voeu de pauvreté, il faut qu'il y ait un autre voeu par lequel ils renoncent aux honneurs du monde.

En sens contraire, le droit porte que " la garde de la chasteté et l'abdication de toute propriété sont annexées à la règle monacale ".

Réponse : L'état religieux peut être considéré sous un triple aspect : 1° Comme un exercice par où l'on tend à la perfection de la charité ; 2° Comme un régime de vie propre à affranchir le coeur humain des soucis extérieurs, selon cette parole : (1 Co 7, 32) : " je vous veux exempts de soucis. " 3° Comme un holocauste par lequel on s'offre à Dieu tout entier, personne et biens. Sous ces divers aspects, l'état religieux se trouve réellement constitué par les trois voeux.

1° En tant qu'exercice de perfection, il est nécessaire que le religieux se débarrasse de ce qui pourrait empêcher sa volonté de tendre à Dieu tout entière, en quoi consiste la perfection de la charité. Or ces obstacles sont au nombre de trois. Il y a d'abord l'amour des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté l'abolit. Il y a ensuite la convoitise des jouissances sensibles, au premier rang desquelles se placent les voluptés charnelles. Le voeu de continence les exclut. Il y a enfin le dérèglement de la volonté humaine. Le voeu d'obéissance l'exclut.

2° Pareillement, le trouble des soucis du siècle envahit l'homme surtout sur trois points. Le premier est la gérance des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté volontaire délivre de ce souci. Le deuxième est le gouvernement de sa femme et de ses enfants. Le voeu de continence en dispense. Le troisième est la conduite de sa propre vie. Le voeu d'obéissance y pourvoit, par lequel on se remet au gouvernement d'un autre.

3° " L'holocauste est, d'après S. Grégoire l'offrande à Dieu de tout ce qu'on possède. " Or l'homme possède, selon Aristote, un triple bien. Le premier consiste dans les biens extérieurs. Par le voeu de pauvreté volontaire, il les offre à Dieu totalement. Le deuxième est l'ensemble des jouissances dont son corps est le siège. Il y renonce pour Dieu principalement par le voeu de continence, où il s'interdit tout usage volontaire des plus grandes délectations corporelles. Le troisième est le bien de l'âme. On l'offre totalement à Dieu par l'obéissance, grâce à laquelle on offre à Dieu sa volonté propre par laquelle l'homme est maître de toutes les puissances et habitus de son âme.

C'est donc très justement que l'on fait consister l'état religieux dans ces trois voeux.

Solutions : 1. L'état religieux, nous venons encore de le dire, est ordonné à la perfection de la charité comme à sa fin. Or, tous les actes intérieurs des vertus relèvent de la charité qui est leur mère, selon qu'il est écrit (1 Co 13,4) : " La charité est patiente, la charité est bénigne, etc. " Les actes intérieurs des vertus, d'humilité par exemple, de patience, et les autres, ne sauraient donc constituer la matière des voeux de religion, qui leur sont ordonnés comme à une fin.

2. Toutes les autres observances religieuses sont ordonnées à ces trois voeux principaux. Les unes peuvent être destinées à assurer la subsistance, par exemple le travail, la mendicité religieuse, etc. Elles sont ordonnées au voeu de pauvreté. C'est pour en assurer l'observation qu'il est prescrit aux religieux de pourvoir à leurs besoins de quelqu'une de ces manières. Celles qui ont pour objet la macération du corps : jeûnes, veilles, etc., sont directement ordonnées à la sauvegarde du voeu de continence. Celles qui ont trait aux actes humains par lesquels le religieux poursuit la fin qui lui est assignée, c'est-à-dire l'amour de Dieu et du prochain, ces activités, comme la lecture, la prière, la visite des malades, etc. sont comprises dans le voeu d'obéissance. Car celui-ci se rattache à la volonté, qui se conforme à ce que les autres ont disposé, pour ordonner ses actes à leur fin. Or le port d'un habit déterminé se rattache aux trois voeux, comme signifiant leur obligation. Si bien que l'habit régulier est donné ou bénit en même temps que l'on fait profession.

3. Par l'obéissance on offre à Dieu sa volonté, dont relèvent toutes les réalités humaines, mais plus spécialement les actions humaines, dont elle est seule maîtresse, car les passions relèvent en outre de l'appétit sensible.

Aussi, pour réprimer les passions relatives aux jouissances charnelles et aux biens extérieurs, les voeux de continence et de pauvreté sont-ils nécessaires. Mais le voeu d'obéissance est requis pour conduire nos propres actions conformément aux exigences de l'état de perfection.

4. Suivant Aristote, l'honneur n'est dû, proprement et en vérité, qu'à la vertu. Si les biens extérieurs, lorsqu'ils sont considérables, valent à ceux qui les possèdent d'être honorés, par le vulgaire surtout qui ne connaît guère d'autre supériorité que celle-là, c'est, au bout du compte, parce qu'ils représentent des moyens de pratiquer certains actes de vertu. Les religieux qui tendent à la perfection de la vertu n'ont donc pas à renoncer à l'honneur que Dieu et les personnes saintes rendent à la vertu, selon le Psaume (139,17) : " Tes amis, mon Dieu, je les ai en grand honneur. " Quant à l'honneur dont on entoure la grandeur extérieure, ils y renoncent par le fait même qu'ils abandonnent la vie séculière. Ils n'ont donc pas à faire pour cela de voeu spécial.

Article 8

Comparaison des trois voeux

Objections : 1. Le voeu d'obéissance ne semble pas être le plus important, car la perfection de a vie religieuse a commencé avec le Christ. Or on ne voit pas que le Christ, qui a fait de la pauvreté l'objet d'un conseil spécial, ait donné celui de pratiquer l'obéissance. Le voeu de pauvreté est donc supérieur au voeu d'obéissance.

2. Il est écrit (Si 26, 2OVg) : " Tout l'or du monde ne vaut pas une âme continente. " Mais la valeur du voeu croît avec celle de son objet. Donc le voeu de continence surpasse en valeur le voeu d'obéissance.

3. Il semble que plus un voeu a de valeur, plus est difficile d'en dispenser. Or les voeux de pauvreté et de continence " sont si étroitement liés à la règle monacale, disent les Décrets, que le souverain pontife lui-même ne peut accorder aucune permission à leur encontre ", alors qu'on peut dispenser le religieux d'obéir à son supérieur. Cela suppose que le voeu d'obéissance est inférieur ,aux voeux de pauvreté et de continence.

En sens contraire, S. Grégoire déclare : " C'est à bon droit que l'obéissance est mise au-dessus des sacrifices. Dans le sacrifice, c'est la chair d'un autre, dans l'obéissance, c'est sa propre volonté que l'on immole. " Or les voeux de religion sont, avons-nous dit, des holocaustes. Le voeu d'obéissance est donc le principal parmi les voeux de religion.

Réponse : Le voeu d'obéissance est le principal pour trois raisons. 1° Parce que, dans le voeu d'obéissance, l'homme offre à Dieu quelque chose de plus grand que le reste : sa volonté, dont la valeur surpasse celle de son corps, qu'on offre à Dieu par le voeu de continence, et celle des biens extérieurs, qu'il offre à Dieu par le voeu de pauvreté. Aussi ce que l'on fait par obéissance est-il plus agréable à Dieu que ce qui procède du libre choix : " Tout mon discours n'a qu'un but : t'apprendre qu'il ne faut pas t'en rapporter à ta seule volonté ", écrit S. Jérôme. Et un peu plus loin : " Ne fais pas ta volonté : mange ce qu'on te sert, contente toi de ce que tu reçois, porte le vêtement qu'on te donne. " Le jeûne lui-même ne plaît pas à Dieu, s'il vient de la volonté propre, comme dit Isaïe (58, 3) : " Voici que dans vos jours de jeûne parait votre volonté propre. "

2° Parce que le voeu d'obéissance contient les autres voeux, tandis que la réciproque n'est pas vraie. En effet, quoique le religieux soit tenu, par un voeu spécial, de pratiquer la continence et la pauvreté, elles n'en tombent pas moins sous le voeu d'obéissance, lequel porte aussi sur beaucoup d'autres choses.

3° Le voeu d'obéissance vise proprement des actes qui sont tout proches de la fin même de la vie religieuse. Or, plus une chose est proche de la fin, plus elle a de valeur. C'est ce qui fait que le voeu d'obéissance est le plus essentiel à l'état religieux. Quelqu'un peut observer, et même par voeu, la pauvreté volontaire et la continence, s'il n'a pas fait voeu d'obéissance, il n'est pas vraiment religieux. Et l'état religieux est supérieur même à la virginité consacrée par un voeu, car S. Augustin écrit : " Personne, je pense, n'osera mettre la virginité au-dessus du monastère. "

Solutions : 1. Le conseil d'obéissance est inclus dans l'invitation à suivre le Christ. Car celui qui obéit suit la volonté d'un autre. C'est pourquoi, il est plus essentiel à la perfection que le voeu de pauvreté. " Car, dit S. Jérôme, Pierre a précisé ce qui fait la perfection, lorsqu'il a dit : Et nous t'avons suivi. "

2. Ce texte n'élève pas la continence au-dessus de tous les autres actes de vertu. Elle la met seulement au-dessus de la chasteté conjugale, ou encore de richesses extérieures, or ou argent, qui s'évaluent au poids. Ou bien encore, elle entend par continence l'abstention générale de tout ce qui est mal comme il a été dit plus haut.

3. Le pape ne peut dispenser un religieux du voeu d'obéissance au point qu'il ne soit plus obligé d'obéir à aucun supérieur dans le domaine de la perfection. Car il ne peut le dispenser de lui obéir à lui-même. Ce qu'il peut faire, c'est le dispenser d'obéir au prélat inférieur. Mais ce n'est pas là dispenser vraiment du voeu d'obéissance.

Article 9

Les religieux commettent-ils un péché mortel toutes les fois quels transgressent leur règle ?

Objections : 1. Il semble que le religieux commette un péché mortel chaque fois qu'il transgresse la règle. En effet, agir contre son voeu est un péché grave. S. Paul le suppose clairement quand il dit (1 Tm 5, 11) que les veuves qui veulent se remarier méritent condamnation pour manquement à la foi donnée. Or leur voeu astreint les religieux à observer la règle. Donc ils pèchent mortellement en transgressant ce qui est dans la règle.

2. La règle est imposée au religieux comme une loi. Mais celui qui viole les prescriptions de la loi pèche mortellement. Il semble donc que le moine, en violant celles de la règle, pèche mortellement.

3. Le mépris entraîne le péché mortel. Or celui qui réitère souvent ce qu'il ne doit pas faire paraît bien pécher par mépris. Donc, si le religieux transgresse fréquemment la règle, il apparaît qu'il pèche mortellement.

En sens contraire, l'état religieux est plus sûr que la vie séculière. Aussi S. Grégoire compare-t-il la vie séculière à la mer agitée, et la vie religieuse au port tranquille. Mais si toute transgression du contenu de la règle entraînait péché mortel, l'état religieux serait infiniment dangereux, à cause de la multitude des observances. Toute transgression des prescriptions de la règle n'est donc pas péché mortel.

Réponse : Il y a deux façons d'être contenu dans la règle, d'après ce que nous avons montré. Ce peut être à titre de fin, et c'est le cas des actes des vertus. La transgression de ce contenu particulier de la règle, dans la mesure du moins où il fait partie de ce qui est prescrit à tous, est péché mortel. Il n'en va pas de même si ce contenu dépasse l'obligation commune. Sa transgression n'entraîne alors un péché mortel que si elle procède du mépris, car, nous l'avons dit, le religieux, n'est pas tenu à être parfait, mais seulement à tendre à la perfection, ce que contredit le mépris de la perfection.

Autre chose peut être dans la règle à titre d'exercice extérieur, et tel est le cas de toutes les observances extérieures. A certaines, le religieux est obligé par son voeu même de religion. Or le voeu vise principalement la pauvreté, la continence et l'obéissance, à quoi tout le reste est ordonné. Il en résulte que la transgression de ces trois voeux entraîne un péché mortel. La transgression des autres observances ne constitue un péché mortel que s'il y a mépris de la règle (le mépris étant directement contraire à la profession que le religieux a faite de mener la vie régulière) ; ou s'il y a précepte, qu'il soit formulé de vive voix par le supérieur ou qu'il soit inscrit dans la règle même, parce que sa transgression va contre le voeu d'obéissance.

Solutions : 1. Celui qui professe une règle ne s'engage pas à observer tout ce qui se trouve dans la règle, mais il s'engage à la vie régulière, laquelle consiste essentiellement dans les trois voeux. Aussi dans certains ordres fait-on profession non pas de la règle, mais, ce qui est plus judicieux, de vivre selon la règle. Ce qui veut dire qu'on promet de s'appliquer à conformer sa vie à la règle considérée comme un modèle. Et c'est ce que le mépris supprime.

Dans certains ordres religieux, avec plus de prudence encore, on professe l'obéissance selon la règle, si bien que l'on ne s'oppose à sa profession que si l'on va contre le précepte de la règle. La transgression ou omission des autres points ne fait encourir que le péché véniel. Car, nous l'avons dit, ces autres points ne sont que des dispositions favorisant l'observance des voeux principaux. Et le péché véniel, nous l'avons dit plus haut, est lui-même une disposition au péché mortel, en tant qu'il fait obstacle à ce qui nous disposerait à l'observation des préceptes principaux de la loi du Christ, qui sont ceux de la charité.

Il existe cependant une religion, celle de l'ordre des Frères Prêcheurs, où cette transgression ou omission n'entraîne par elle-même aucune faute, ni mortelle ni vénielle, mais seulement une peine déterminée. La raison en est qu'ils se sont obligés de cette façon à l'observation de ces sortes de règlements. Il reste qu'ils peuvent pécher, véniellement ou mortellement, si leur conduite procède de la négligence, de la passion ou du mépris.

2. Tout ce qui est dans la loi, n'est pas promulgué à titre de précepte. Certains points représentent de simples règlements ou ordonnances, prescrits sous la sanction d'une peine déterminée à subir en cas d'infraction, de même que la loi civile ne punit pas de mort toute transgression d'une ordonnance légale. Dans la loi ecclésiastique non plus, tous les règlements ou ordonnances n'obligent pas sous peine de péché mortel. Il en va de même pour toutes les prescriptions de la règle.

3. Une transgression ou omission implique mépris lorsque la volonté de celui qui la commet se rebelle contre la prescription de la loi et de la règle, et lorsque c'est cette rébellion même qui le fait agir contre la loi ou la règle. Au contraire, quand c'est un motif particulier, la convoitise par exemple, ou la colère, qui le pousse à enfreindre les prescriptions de la loi ou la règle, il ne pèche point par mépris mais par quelque autre motif, même s'il lui arrive de réitérer fréquemment sa faute pour le même motif ou pour quelque autre semblable. De même, S. Augustin observe que tous les péchés n'ont pas pour origine le mépris d'orgueil. Cependant la fréquence de la faute dispose au mépris, selon cette parole (Pr 18, 3 Vg) : " L'impie, lorsqu'il est parvenu au fond des péchés, tombe dans le mépris. "

Article 10

Toutes choses égales et dans le même genre de péché, le religieux pèche-t-il davantage que le séculier ?

Objections : 1. Il semble que sa faute ne soit pas plus grave. Car il est écrit (2 Ch 30, 18) : " Le Seigneur, qui est bon, se montrera propice à tous ceux qui cherchent de tout leur coeur le Dieu de leurs pères, et il ne leur fera pas grief d'être moins saints qu'ils ne devraient. " Mais il semble que les religieux recherchent de tout leur coeur le Dieu de leurs pères, plus que les séculiers qui, d'après S. Grégoire, donnent à Dieu une partie d'eux-mêmes et de leurs biens, et gardent l'autre pour eux. Il semble donc que si la sainteté n'est pas chez les religieux tout ce queue devrait être, on le leur reproche moins.

2. Du fait qu'un homme accomplit des oeuvres bonnes, Dieu s'irrite moins contre ses péchés : " Tu prêtes secours à l'impie et tu es lié d'amitié avec les ennemis de Dieu, et c'est pourquoi tu méritais la colère de Dieu ; mais des oeuvres bonnes ont été trouvées en toi " (2 Ch 19, 2). Or les religieux accomplissent plus d'oeuvres bonnes que les séculiers. Donc, s'il arrive qu'ils commettent des péchés, Dieu s'irrite moins contre eux.

3. La vie présente ne se passe pas sans péché, suivant cette parole (Jc 3, 2) : " Nous commettons tous beaucoup de fautes. " Donc, si les péchés des religieux étaient plus graves que ceux des séculiers, il s'ensuivrait que la condition des premiers serait pire que celle des seconds. Et ce ne serait pas un propos salutaire d'entrer en religion.

En sens contraire, d'un plus grand mal il semble qu'on doive s'affliger davantage. Mais il semble qu'on doive se désoler davantage des péchés de ceux qui sont dans un état de sainteté et de perfection. Comme dit Jérémie (23, 9) : " Mon coeur en moi est brisé. " Et il ajoute : " C'est que le prophète et le prêtre sont souillés et que dans ma maison j'ai vu leur iniquité. " Donc les religieux et tous ceux qui sont dans l'état de perfection pèchent plus gravement.. toutes choses égales d'ailleurs.

Réponse : Le péché que commettent des religieux, peut être plus grave que le même péché commis par des séculiers, de trois manières. D'abord, si ce péché atteint les voeux de religion ; par exemple, si un religieux se rend coupable de vol ou de fornication, sa fornication viole le voeu de continence et son vol celui de pauvreté, et non pas seulement le précepte de la loi divine. Ensuite, si ce péché procède du mépris. Le religieux, dans ce cas, semble faire preuve de plus d'ingratitude à l'endroit des bienfaits de Dieu qui l'ont élevé à l'état de perfection. Comme dit l'Apôtre (He 10, 29), le croyant mérite de plus graves châtiments pour ce fait que, par son péché, " il foule aux pieds ", c'est-à-dire méprise " le Fils de Dieu ". Aussi le Seigneur élève-t-il cette plainte en Jérémie (11, 15) : " Comment se peut-il que mon bien-aimé, dans ma maison, accumule les forfaits ? " Enfin, le péché du religieux peut avoir une gravité particulière en raison du scandale. Un plus grand nombre de gens, en effet, le regardent vivre. D'où cette parole (Jr 23, 14) : " J'ai vu chez les prophètes de Jérusalem l'image de l'adultère et la voie du mensonge. Ils se sont déclarés pour les méchants de telle sorte que nul ne s'est converti de sa malice. "

Mais si le religieux, sans y mettre de mépris, mais par faiblesse ou ignorance, commet sans scandale, en secret, quelque péché qui n'est pas contraire au voeu de sa profession, son péché est moins grave que le même péché chez le séculier. Car son péché, s'il est léger, est comme absorbé par les nombreuses oeuvres bonnes qu'il accomplit. Et s'il arrive que ce péché soit mortel, il s'en relève plus facilement. Premièrement à cause de son intention, qu'il dirige ordinairement vers Dieu, et qui, un moment déviée, se redresse comme d'elle-même. C'est pourquoi Origène sur le Psaume (37, 24) : " S'il tombe, il ne se brisera pas ", a écrit : " L'homme injuste, s'il pèche, ne se repent pas, il ignore comment réparer sa faute. Le juste, lui, sait la réparer, la corriger. Ainsi fit celui qui venait de dire : "je ne connais pas cet homme", et qui un peu après, le Seigneur l'ayant regardé, se mit à verser des larmes amères (Mc 14, 72). Ou cet autre (2 S 11, 2) qui, de sa terrasse, ayant vu une femme et l'ayant désirée, sut dire : "J'ai péché, j'ai fait le mal devant toi." De plus, ses frères l'aident à se relever, suivant cette parole (Qo 4, 10) : "S'il y en a un qui tombe, l'autre le soutiendra. Mais malheur à l'isolé ; s'il tombe, il n'a personne qui lui porte secours." "

Solutions : 1. Ce texte s'entend des péchés de faiblesse ou d'ignorance et ne s'applique pas aux péchés de mépris.

2. Josaphat, lui aussi, dont il est question dans ce texte, avait péché non par malice mais par une certaine faiblesse d'affection humaine.

3. Les justes n'en viennent pas facilement à pécher par mépris, tandis qu'il leur arrive de tomber en quelque faute d'ignorance ou de faiblesse, dont ils se relèvent facilement. Mais quand ils se trouvent conduits à pécher par mépris, ils sont pires que les autres et rebelles à toute correction. C'est la pensée de Jérémie (2, 20) : " Tu as brisé ton joug, tu as rompu tous tes liens, tu as dit : "je ne servirai pas." Sur toute colline élevée, sous tout arbre feuillu, tu te couchais en prostituée. " Ce qui fait dire à S. Augustin : " Depuis que j'ai commencé de servir Dieu, j'ai expérimenté que si j'ai difficilement trouvé de plus saintes gens que ceux qui ont progressé dans les monastères, je n'en ai pas rencontré de pires que ceux qui, dans les monastères sont tombés. "