Question 157

LA CLÉMENCE ET LA MANSUÉTUDE

Nous devons étudier la clémence et la mansuétude (Q. 157), et ensuite les vices qui leur sont contraires (Q. 158-159).

1. La clémence et la mansuétude sont-elles identiques ? - 2. Sont-elles des vertus ? - 3. Sont-elles des parties de la tempérance ? - 4. Leur comparaison avec les autres vertus.

Article 1

La clémence et la mansuétude sont-elles identiques ?

Objections : 1. Il semble que la clémence et la mansuétude soient tout à fait identiques. La mansuétude en effet est modératrice des colères, dit Aristote. Or la colère est un désir de vengeance. Puisque la clémence est " l’indulgence du supérieur à l’égard de l’inférieur dans la détermination des peines ", d’après Sénèque et que la vengeance s’exerce par le châtiment, il semble que la clémence et la mansuétude soient identiques.

2. D’après Cicéron, " la clémence est la vertu par laquelle l’âme excitée à la haine est retenue par la bonté ". Et ainsi il semble que la clémence soit modératrice de la haine. Or la haine, d’après S. Augustin, est causée par la colère, que concerne la mansuétude. Il semble donc que la mansuétude et la clémence soient identiques.

3. Un même vice ne s’oppose pas à différentes vertus. Or un même vice, la cruauté, s’oppose à la mansuétude et à la clémence.

En sens contraire, selon la définition de Sénèque, la clémence est " la douceur du supérieur à l’égard de l’inférieur ", tandis que la mansuétude ne s’exerce pas seulement de supérieur à inférieur, mais de quiconque à l’égard de quiconque. La mansuétude et la clémence ne sont donc pas tout à fait la même chose.

Réponse : Comme dit Aristote " La vertu morale concerne les passions et les actions. " Or les passions intérieures sont les principes des actions extérieures, ou encore en sont des empêchements. C’est pourquoi les vertus qui modèrent les passions concourent d’une certaine façon au même effet que les vertus qui modèrent les actions, quoiqu’elles diffèrent d’espèce. C’est ainsi qu’il appartient en propre à la justice de détourner l’homme du vol, à quoi il est incliné par l’amour et le désir désordonné de l’argent, lesquels sont modérés par la libéralité. Et c’est pourquoi la libéralité se retrouve avec la justice dans son effet qui est de s’abstenir du vol.

Il en va de même dans la question présente. En effet, c’est par la passion de la colère que quelqu’un est incité à infliger un châtiment plus grave. Il appartient, au contraire, directement à la clémence de diminuer les châtiments ; ce qui pourrait être empêché par l’excès de la colère. C’est pourquoi la mansuétude, en tant qu’elle réprime l’emportement de la colère, rejoint l’effet de la clémence. Elles diffèrent cependant en ce que la clémence est modératrice de la punition extérieure, tandis que la mansuétude a pour fonction propre d’atténuer la passion de la colère.

Solutions : 1. La mansuétude vise proprement le désir même de vengeance. La clémence, elle, vise les peines employées extérieurement à la vengeance.

2. L’affectivité incline à atténuer ce qui par soi ne plaît pas. Or l’amour que l’on éprouve pour quelqu’un fait que son châtiment ne plaît pas par lui-même, mais seulement parce qu’il est ordonné à autre chose, à la justice par exemple, ou à la correction du coupable. C’est pourquoi l’amour rend prompt à atténuer les peines, ce qui appartient à la clémence ; et la haine, au contraire, empêche cette atténuation. C’est la raison pour laquelle Cicéron dit que " l’âme excitée par la haine ", c’est-à-dire à punir plus gravement, " est retenue par la clémence ", afin de ne pas infliger une peine trop sévère ; non que la clémence soit directement modératrice de la haine, mais de la peine.

3. A la mansuétude, qui concerne directement les colères, s’oppose proprement le vice d’" irascibilité ", qui implique un excès de colère. La " cruauté ", elle, implique un excès dans la punition. C’est pourquoi Sénèque dit : " L’on appelle cruels ceux qui ont un motif de punir, mais ne gardent pas la mesure. "

Quant à ceux qui prennent plaisir aux châtiments en tant que tels, sans s’occuper du motif, on peut les appeler sauvages ou féroces, comme n’ayant pas le sentiment humain par lequel l’homme aime naturellement l’homme.

Article 2

La clémence et la mansuétude sont-elles des vertus ?

Objections : 1. Elles ne semblent l’être ni l’une ni l’autre. En effet, aucune vertu ne s’oppose à une autre vertu. Or la clémence et la mansuétude semblent l’une et l’autre s’opposer à la sévérité qui est une vertu.

2. " La vertu se corrompt par le trop et par le trop peu. " Or aussi bien la clémence que la mansuétude consistent en une certaine diminution. En effet la clémence diminue les peines, et la mansuétude, la colère. Ni la clémence ni la mansuétude ne sont donc des vertus.

3. La mansuétude, ou douceur, est placée, en S. Matthieu (5, 4), parmi les béatitudes, et par S. Paul (Ga 5, 23), parmi les fruits. Or les vertus diffèrent à la fois des béatitudes et des fruits. Donc la mansuétude ne fait pas partie des vertus.

En sens contraire, selon Sénèque, " tous les hommes de bien se distingueront par la clémence et la mansuétude ". Or la vertu est proprement ce qui appartient aux hommes de bien, car " la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, et qui rend bon ce qu’il fait ", dit Aristote. La clémence et la mansuétude sont donc des vertus.

Réponse : La raison de vertu morale consiste en ce que l’appétit est soumis à la raison, Aristote l’a montré. Or c’est ce que l’on trouve aussi bien dans la clémence que dans la mansuétude, car la clémence, en diminuant les peines, " s’inspire de la raison ", dit Sénèque, de même la douceur modère la colère en se conformant à la droite raison, dit Aristote. Il s’ensuit manifestement que la clémence aussi bien que la mansuétude sont des vertus.

Solutions : 1. La mansuétude ne s’oppose pas directement à la sévérité, car elle concerne les colères, tandis que la sévérité a rapport au fait extérieur d’infliger des peines. De ce point de vue la sévérité semblerait donc s’opposer davantage à la clémence qui, elle aussi, a rapport à la punition extérieure, nous l’avons dit. Il n’y a pas cependant opposition car l’une et l’autre s’inspirent de la droite raison. En effet, la sévérité est inflexible en ce qui concerne le fait d’infliger des peines, quand la droite raison le réclame ; la clémence, elle, diminue les peines en se conformant aussi à la droite raison, c’est-à-dire quand il le faut, et dans le cas où il le faut. C’est pourquoi elles ne sont pas opposées, car elles n’ont pas le même point de vue.

2. D’après Aristote, l’habitus qui tient le milieu dans la colère n’a pas reçu de nom ; et c’est pourquoi la vertu reçoit son nom d’une diminution de la colère qui est signifiée par le mot de mansuétude. La raison en est que la vertu est plus proche de la diminution que de l’augmentation, car il est plus naturel à l’homme de désirer la vengeance des injures qui lui ont été faites que de rester en deçà. En effet, dit Salluste, " il n’est guère de gens à qui paraissent trop petites les injures qui leur sont faites ".

Quant à la clémence, elle fixe les peines, en deçà non de ce qui est conforme à la droite raison, mais de ce qui est conforme à la loi commune, objet de la justice légale : considérant certaines circonstances particulières, la clémence diminue les peines, comme discernant que l’homme ne doit pas être puni davantage. C’est pourquoi Sénèque dit que " la clémence a pour objet premier de déclarer que ceux qu’elle acquitte n’étaient passibles de rien de plus ; le pardon, au contraire, est une remise de la peine méritée ". Il est donc clair que la clémence est à la sévérité ce que l’épikie est à la justice légale, dont l’un des éléments est la sévérité dans l’application des peines prévues par la loi. La clémence diffère cependant de l’épikie, comme on le montrera plus loin.

3. Les béatitudes sont les actes des vertus ; les fruits, eux, sont les jouissances provenant des actes des vertus. Rien n’empêche donc de placer la mansuétude à la fois parmi les vertus, les béatitudes et les fruits.

Article 3

La clémence et la mansuétude sont-elles des parties de la tempérance ?

Objections : 1. Il ne semble pas. En effet, la clémence a pour fonction de diminuer des peines, on l’a dit. Or Aristote, attribue cette fonction à l’épikie, qui appartient à la justice, comme on l’a vu antérieurement. Il semble donc que la clémence ne soit pas une partie de la tempérance.

2. La tempérance concerne les convoitises. Or la mansuétude et la clémence ne concernent pas les convoitises, mais plutôt la colère et la vengeance. On ne doit donc pas les considérer comme des parties de la tempérance.

3. Selon Sénèque, " c’est de la folie que de prendre plaisir à la cruauté ". Or cela s’oppose à la clémence et à la mansuétude. Puisque la folie est opposée à la prudence, il semble donc que la clémence et la mansuétude soient des parties de la prudence, plutôt que de la tempérance.

En sens contraire, Sénèque dit que " la clémence est la tempérance d’une âme qui a le pouvoir de se venger ". Cicéron, lui aussi, fait de la clémence une partie de la tempérance.

Réponse : Les parties sont attribuées aux vertus principales selon qu’elles imitent celles-ci en quelques matières secondaires, quant au mode d’où dépend principalement leur dignité de vertu, et d’où elles tirent leur nom. Ainsi le mode et le nom de justice consistent en une certaine égalité ; ceux de la force en une certaine fermeté, ceux de la tempérance en une certaine répression, en tant qu’elle réprime les convoitises très véhémentes des plaisirs du toucher. Or la clémence et la mansuétude consistent de même en une certaine répression, puisque la clémence diminue les peines, et que la mansuétude tempère la colère, comme on le voit par ce que nous avons dit. C’est pourquoi aussi bien la mansuétude que la clémence sont adjointes à la tempérance comme à la vertu principale. C’est ainsi qu’on en fait des parties de la tempérance.

Solutions : 1. Dans l’atténuation des peines il y a deux choses à considérer. La première est que l’atténuation des peines se fasse selon l’intention du législateur, en dépit des termes de la loi. Et à ce titre elle appartient à l’épikie. La seconde est une certaine modération du sentiment, en sorte que l’homme n’use pas de son pouvoir en punissant. Et cela appartient proprement à la clémence ; à cause de quoi Sénèque dit que la clémence est " la tempérance d’une âme qui a le pouvoir de se venger ". Cette modération de l’âme provient d’une certaine douceur de sentiment qui fait que l’on répugne à tout ce qui peu contrister le prochain. C’est pourquoi Sénèque dit que la clémence est une certaine " douceur " de l’âme ; car, à l’inverse, la dureté de l’âme semble être chez celui qui ne craint pas de contrister les autres.

2. L’adjonction de vertus secondaires aux vertus principales s’apprécie d’après le mode de la vertu, lequel est un peu comme sa forme, plutôt que d’après sa matière. Or la mansuétude et la clémence se rencontrent avec la tempérance dans le mode, on vient de le dire, quoiqu’elles ne se rencontrent pas dans la matière.

3. On parle de folie (insania) par destruction de la santé (sanitas). De même que la santé du corps se gâte lorsque le corps s’écarte de la complexion normale de l’espèce humaine, de même on parle de folie lorsque l’âme humaine s’écarte de la disposition normale de l’espèce humaine. Cela arrive quant à la raison, par exemple lorsque quelqu’un perd l’usage de la raison ; et quant à la puissance de l’appétit, par exemple lorsque quelqu’un perd les sentiments humains, qui font que " l’homme est naturellement l’ami de l’homme ", comme dit Aristote. Or la folie qui exclut l’usage de la raison s’oppose à la prudence. Mais lorsque quelqu’un prend plaisir aux peines des hommes, on parle alors de folie parce que, en cela, l’homme semble privé de ces sentiments humains qui inspirent la clémence.

Article 4

Comparaison de la clémence et de la mansuétude avec les autres vertus

Objections : 1. Il semble que ces vertus soient les plus importantes. En effet, le mérite de la vertu consiste surtout en ce qu’elle ordonne l’homme à la béatitude, qui consiste en la connaissance de Dieu. Or c’est, plus que tout, la mansuétude qui ordonne l’homme à la connaissance de Dieu, car S. Jacques écrit (1, 21) : " Recevez avec douceur la Parole qui a été implantée en vous " ; et l’Ecclésiastique (5, 13 Vg) : " Sois docile à écouter la parole de Dieu. " Et Denys, : " C’est à cause de sa grande mansuétude que Moïse fut trouvé digne de l’apparition de Dieu. " La mansuétude est donc la plus grande des vertus.

2. Une vertu semble d’autant plus importante qu’elle est plus agréable à Dieu et aux hommes. Mais la mansuétude est tout ce qu’il y a de plus agréable à Dieu. L’Ecclésiastique dit en effet (1, 27) : " Ce que Dieu aime, c’est la fidélité et la mansuétude. " C’est pourquoi le Christ nous invite spécialement à imiter sa mansuétude en disant (Mt 11, 29) : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. " Et S. Hilaire a dit : " C’est par la mansuétude de notre esprit que le Christ habite en nous. " Elle est aussi très agréable aux hommes. C’est pourquoi on peut lire dans l’Ecclésiatique (3, 19 Vg) : " Mon fils, conduis tes affaires avec douceur, et tu seras plus aimé qu’un homme munificent. " A cause de cela il est dit dans les Proverbes (20, 28) : " Le trône du roi est fortifié par la clémence. " La mansuétude et la clémence sont donc les vertus les plus importantes.

3. S. Augustin dit : " Les doux sont ceux qui cèdent devant les méchancetés et ne résistent pas au mal mais triomphent du mal par le bien. " Or cela semble appartenir à la miséricorde (ou piété), qui paraît être la plus grande des vertus puisque, sur cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8) : " La piété est utile à tout ", la glose d’Ambroise dit que " toute la religion chrétienne se résume dans la piété ". La mansuétude et la clémence sont donc les plus grandes vertus.

En sens contraire, la clémence et la mansuétude ne sont pas placées parmi les vertus principales, mais sont annexées à une autre vertu tenue pour plus primordiale.

Réponse : Rien n’empêche que des vertus ne soient pas les plus importantes d’un point de vue absolu et universel, mais le soient d’un point de vue relatif, dans un certain genre. Or il n’est pas possible que la clémence et la douceur soient absolument les meilleures des vertus. Car leur mérite se prend de ce qu’elles éloignent du mal, en ce sens qu’elles atténuent la colère ou le châtiment. Or il est plus parfait de poursuivre le bien que de s’abstenir du mal. Et c’est pourquoi les vertus qui ordonnent directement au bien, comme la foi, l’espérance, la charité, et aussi la prudence et la justice, sont, d’un point de vue absolu, des vertus plus grandes que la clémence et la mansuétude.

Mais, relativement, rien n’empêche que la mansuétude et la clémence aient une certaine supériorité parmi les vertus qui résistent aux affections mauvaises. En effet la colère, que la mansuétude atténue, empêche au plus haut point, à cause de son impétuosité, l’esprit de l’homme de juger librement de la vérité. C’est la raison pour laquelle la mansuétude est ce qui, plus que tout, rend l’homme maître de lui-même. Aussi l’Ecclésiastique dit-il (10, 31 Vg) : " Mon fils, garde ton âme dans la douceur. " Il reste que les convoitises des plaisirs du toucher sont plus honteuses et assiègent de façon plus continue. C’est à cause de cela que la tempérance est davantage considérée comme une vertu principale, nous l’avons vue.

Quant à la clémence, du fait qu’elle atténue les peines, elle semble surtout approcher de la charité, la plus excellente des vertus, par laquelle nous faisons du bien au prochain et lui épargnons le mal.

Solutions : 1. La mansuétude prépare l’homme à la connaissance de Dieu en écartant les obstacles. Et cela de deux façons. D’abord, en rendant l’homme maître de lui-même par l’atténuation de sa colère, nous venons de le dire. D’une autre façon encore, parce qu’il appartient à la mansuétude d’empêcher l’homme de contredire les paroles de vérité, ce que certains font souvent sous le coup. de la colère. C’est pourquoi S. Augustin dit : " Être doux c’est ne pas contredire la Sainte Écriture, parce qu’on la comprend et qu’elle fustige certains de nos vices, ou parce qu’on ne la comprend pas, comme si, par nous-mêmes, nous étions capables d’être plus sages et de voir plus juste. "

2. La mansuétude et la clémence rendent l’homme agréable à Dieu et aux hommes, en ce qu’elles concourent au même effet que la charité, la plus grande des vertus, en diminuant les maux du prochain.

3. La miséricorde et la piété se rencontrent avec la mansuétude et la clémence en ce qu’elles concourent à un même effet, qui est d’écarter les maux du prochain. Elles diffèrent cependant quant à leur motif. En effet, la piété écarte les maux du prochain en raison de la révérence qu’elle a pour un supérieur comme Dieu ou les parents. La miséricorde, elle, écarte les maux du prochain parce qu’elle en éprouve de la tristesse, les estimant siens ; ce qui provient de l’amitié, qui fait que les amis se réjouissent et s’attristent des mêmes choses. La mansuétude fait cela en écartant la colère qui pousse à la vengeance. Et la clémence le fait par douceur d’âme, en jugeant équitable que quelqu’un ne soit pas puni davantage.