Question 146

L’ABSTINENCE

Il faut considérer maintenant les parties subjectives de la tempérance. D’abord, celles qui ont trait aux plaisirs procurés par la nourriture (Q. 146-150), ensuite celles qui ont trait aux plaisirs sexuels (Q. 151-154).

A propos des premières, nous traiterons de l’abstinence, qui concerne les aliments et les boissons (Q. 146-148), et de la sobriété, qui concerne plus spécialement la boisson (Q. 149-150).

A propos de l’abstinence nous examinerons trois questions : 1. L’abstinence en elle-même (Q. 146). - 2. L’acte de l’abstinence, qui est le jeûne (Q. 147). - 3. Le vice opposé, qui est la gourmandise (Q. 148).

1. L’abstinence est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ?

Article 1

L’abstinence est-elle une vertu ?

Objections : 1. Réponse négative, semble-t-il. S. Paul dit en effet (1 Co 4, 20) : " Le Royaume de Dieu ne consiste pas dans la parole mais dans la vertu. " Or le Royaume de Dieu ne consiste pas dans l’abstinence, si l’on en croit le même S. Paul (Rm 14, 17) : " Le Royaume de Dieu n’est pas affaire de nourriture ou de boisson " ; et la Glose explique : " La justice n’est pas dans le fait de s’abstenir ou de manger. " L’abstinence n’est donc pas une vertu.

2. S’adressant à Dieu, S. Augustin disait : " Tu m’as enseigné à ne prendre les aliments que comme des remèdes. " Or, régler l’usage des remèdes n’appartient pas à la vertu, mais à l’art de la médecine. Ainsi donc, au même titre, modérer l’usage des aliments, qui ressortit à l’abstinence, n’est pas un acte de vertu, mais un effet de l’art.

3. Toute vertu " consiste dans un juste milieu ", selon Aristote. Mais l’abstinence ne semble pas consister en un milieu, mais dans un manque, puisqu’elle tire son nom d’une soustraction. L’abstinence n’est donc pas une vertu.

4. Aucune vertu n’exclut une autre vertu. Or l’abstinence exclut la patience. S. Grégoire dit en effet que " bien souvent l’impatience fait sortir de la tranquillité les esprits de ceux qui font abstinence ". Et il dit aussi que " parfois l’orgueil traverse les pensées des abstinents ". Ce qui exclut ainsi l’humilité. L’abstinence n’est donc pas une vertu.

En sens contraire, on peut lire dans la 2ème épître de S. Pierre (1, 5) : " Joignez à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance l’abstinence. " L’abstinence est donc rangée parmi les vertus.

Réponse : Le mot abstinence indique une soustraction d’aliments. Mais ce mot peut être entendu de deux façons. Ou bien il désigne une privation pure et simple d’aliments. Et alors le mot abstinence ne désigne ni une vertu, ni un acte de vertu, mais quelque chose d’indifférent au point de vue moral. Ou bien l’abstinence peut s’entendre en tant que réglée par la raison. Et alors elle signifie ou un habitus ou un acte de vertu. C’est ce que suggère le texte de S. Pierre, où l’abstinence est unie au discernement : que l’homme s’abstienne de nourriture selon qu’il est nécessaire " à la convenance de ceux avec qui il vit et à la convenance de lui-même, et selon les nécessités de la santé ".

Solutions : 1. L’usage des aliments et l’abstinence de ceux-ci, considérés en soi, ne concernent pas le royaume de Dieu. Comme dit S. Paul (1 Co 8, 8) : " Ce n’est pas un aliment, certes, qui nous rapprochera de Dieu. Si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins ; et si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus ", au spirituel s’entend. Mais l’un et l’autre, quand ce sont des actes raisonnables inspirés par la foi et l’amour de Dieu, appartiennent au royaume de Dieu.

2. La modération dans les aliments, quant à la quantité et à la qualité, relève de l’art de la médecine s’il s’agit de la santé du corps ; mais, selon les dispositions intérieures par rapport au bien de la raison, elle relève de l’abstinence. Comme dit S. Augustin " la nature ou la quantité des aliments que l’on prend n’intéresse aucunement la vertu, pourvu qu’on le fasse à la convenance de ceux avec qui l’on vit et à sa convenance personnelle, et selon les nécessités de sa santé : ce qui importe, c’est la facilité et l’égalité d’âme dont on est capable, lorsque la nécessité s’impose de s’en abstenir. "

3. Il appartient à la tempérance de refréner les plaisirs qui séduisent le plus l’âme, de même qu’il appartient à la force d’affermir l’âme contre les craintes qui écartent du bien de la raison. C’est pourquoi de même que la force est louée pour un certain excès, d’où tirent leur nom toutes les parties de la force, de même la tempérance est louée pour un certain manque, d’où elle tire elle-même son nom, ainsi que toutes ses parties. Aussi l’abstinence, qui est une partie de la tempérance, reçoit-elle son nom d’un manque. Et cependant elle consiste dans un juste milieu, en tant qu’elle se conforme à la droite raison.

4. Ces vices proviennent de l’abstinence dans la mesure où elle ne se conforme pas à la droite raison. En effet la droite raison nous fait nous abstenir " comme il faut ", c’est-à-dire avec bonne humeur ; et " en vue de ce qu’il faut ", c’est-à-dire en vue de la gloire de Dieu, et non en vue de notre propre gloire.

Article 2

L’abstinence est-elle une vertu spéciale ?

Objections : 1. Non, à ce qu’il semble. En effet toute vertu est en elle-même digne d’éloge. Or ce n’est as le cas de l’abstinence, puisque S. Grégoire dit que " la vertu d’abstinence n’est estimable qu’en considération d’autres vertus ". L’abstinence n’est donc pas une vertu spéciale.

2. Selon S. Augustin les saints pratiquent l’abstinence dans le manger et le boire, non parce qu’une créature de Dieu serait mauvaise, mais seulement " pour châtier leur corps ". Or cela relève de la chasteté, comme les mots mêmes l’indiquent. L’abstinence n’est donc pas une vertu spéciale, distincte de la chasteté.

3. De même que l’homme doit se contenter d’une nourriture modérée, de même il doit user de modération dans le vêtement. S. Paul écrit (1 Tm 6, 8) : " Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. " Mais la modération dans le vêtement ne requiert pas une vertu spéciale. Il en est donc de même pour l’abstinence, qui modère l’usage des aliments.

En sens contraire, Macrobe considère l’abstinence comme une partie spéciale de la tempérance.

Réponse : La vertu morale défend le bien de la raison contre les assauts des passions, nous l’avons dit plus haut. C’est pourquoi, là où se trouve un motif spécial pour que la passion détourne du bien de la raison, une vertu spéciale est nécessaire. Or les plaisirs de la nourriture sont de nature à détourner l’homme du bien de la raison, tant à cause de leur intensité qu’à cause de la nécessité de la nourriture, dont l’homme a besoin pour conserver sa vie, ce qu’il désire par-dessus tout. Pour cette raison l’abstinence est une vertu spéciale.

Solutions : 1. Il y a une connexion nécessaire entre les vertus, nous l’avons déjà dit. C’est pourquoi une vertu est aidée et mise en valeur par une autre, par exemple la justice par la force. Ainsi en est-il de l’abstinence qui est mise en valeur par les autres vertus.

2. L’abstinence châtie le corps et le défend non seulement contre les séductions de la luxure, mais aussi contre les séductions de la gourmandise. Car, lorsqu’il fait abstinence, l’homme devient plus fort contre les attaques de la gourmandise, alors que celles-ci sont d’autant plus puissantes que l’homme leur cède davantage. Le secours que l’abstinence prête à la chasteté ne l’empêche pas cependant d’être une vertu spéciale, car une vertu en aide une autre.

3. L’usage des vêtements est artificiel, tandis que l’usage des aliments provient de la nature. C’est pourquoi une vertu spéciale est plus nécessaire pour la modération des aliments que pour la modération dans le vêtement.