Question 90

L’ESSENCE DE LA LOI

Il faut étudier maintenant les principes externes des actes humains. Le principe extérieur qui porte à l'acte mauvais, c'est le diable ; nous avons parlé de sa tentation dans la première Partie. Le principe externe qui nous fait bien agir, c'est Dieu, soit qu'il nous instruise par sa loi, soit qu'il nous soutienne de sa grâce. Aussi convient-il d'examiner successivement la loi (Q. 90-108), puis la grâce (Q. 109-114).

Au sujet de la loi, il faut d'abord l'étudier en elle-même d'une manière générale (Q. 90-92) ; il faudra ensuite en considérer les parties (Q. 93-108). Quant à la loi considérée en général, il y a lieu d'étudier trois points : premièrement son essence (Q. 90), deuxièmement la diversité des lois (Q. 91), troisièmement les effets de la loi (Q. 92).

1. La loi est-elle œuvre de raison ? - 2. La fin de la loi. - 3. Sa cause. - 4. Sa promulgation. 

Article 1

La loi est-elle œuvre de raison ?

Objections : 1. Il semble que la loi ne relève pas de la raison. S. Paul écrit en effet aux Romains (7, 23) : “ je vois une autre loi dans mes membres, etc. ” Mais rien de ce qui est de la raison ne se trouve dans les membres; la raison n’utilise en effet aucun organe corporel. Donc la loi n’est pas œuvre de raison.

2. Dans la raison il n’y a que la puissance, l’habitus et l’acte. La loi n’est pas la raison elle-même ; elle n’est pas non plus un habitus rationnel; car les habitus de raison sont les vertus intellectuelles dont nous avons parlé plus haut. Elle n’est pas davantage un acte de raison, puisqu’en ce cas la loi n’existerait plus lorsque l’acte de la raison serait suspendu, par exemple chez ceux qui dorment. Donc la loi n’est pas œuvre de la raison.

3. La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire agir relève proprement de la volonté, comme on l’a montré précédemment. Donc la loi ne relève pas de la raison, mais plutôt de la volonté; aussi Justinien déclare-t-il : “ C’est ce qu’a décidé le prince qui a force de loi. ”

En sens contraire, c’est à la loi qu’il appartient de commander et d’interdire. Mais commander relève de la raison, comme on l’a vu. Donc la loi relève de la raison.

Réponse : La loi est une règle d’action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c’est-à-dire qu’elle lie l’agent à une certaine manière d’agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c’est la raison, qui est le principe premier des actes humains, comme nous l’avons montré précédemment. C’est en effet à la raison qu’il appartient d’ordonner quelque chose en vue d’une fin ; et la fin est le principe premier de l’action, selon le Philosophe. Mais dans tout genre d’êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure de ce genre ; comme l’unité dans le genre nombre et le premier mouvement dans le genre mouvement. Il suit de là que la loi relève de la raison.

Solutions : 1. Puisque la loi est une règle et une mesure, elle peut être considérée sous deux aspects. D’abord en celui qui pose la règle ou établit la mesure. Ces opérations étant propres à la raison, la loi se trouve en ce cas être dans la raison seule. Ensuite, la loi peut être considérée en celui qui est soumis à la règle et à la mesure. Ainsi la loi se rencontre-t-elle en tous les êtres qui subissent une inclination par le fait d’une loi. Et puisque toute inclination à agir suppose une loi, elle peut être appelée elle-même une loi, non point à titre essentiel, mais à titre de participation. C’est de cette façon que les appétits de nos membres corporels peuvent être appelés “ la loi des membres ”.

2. Dans nos actes qui se manifestent extérieurement, il y a lieu de distinguer l’opération elle-même, et l’œuvre réalisée, par exemple l’action de construire, et l’édifice ; de même dans les opérations intellectuelles, il y a lieu de distinguer l’action elle-même de la raison qui est la pensée et le raisonnement, et d’autre part ce qui est le résultat produit par cette activité. Dans l’ordre spéculatif, ce résultat s’appelle la définition, puis la proposition, enfin le syllogisme et la démonstration. Et la raison pratique utilise également le syllogisme pour son activité, comme nous l’avons vu, selon l’enseignement d’Aristote. C’est pourquoi il est normal de trouver dans la raison pratique quelque chose qui joue, par rapport aux opérations à effectuer, le rôle que remplit le principe par rapport aux conclusions dans la raison spéculative. Et ces propositions universelles de la raison pratique ordonnées aux actions ont raison de loi. Ces propositions tantôt sont considérées de façon actuelle, et tantôt conservées par la raison à l’état d’habitus.

3. La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a été déjà dit. C’est en effet parce qu’on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu’elle porte, doit être elle-même réglée par une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi ; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu’une loi.

Article 2

La fin de la loi

Objections : 1. Il semble que la loi ne soit pas toujours ordonnée au bien commun comme à sa fin. C’est à la loi qu’il revient de prescrire et de prohiber. Or les préceptes sont ordonnés à certains biens particuliers. Donc le but de la loi n’est pas toujours le bien commun.

2. La loi imprime à l’homme une direction en vue de l’action. Mais les actions humaines ne se réalisent que dans les faits particuliers. Donc la loi est ordonnée à quelque bien particulier.

3. Isidore de Séville écrit : “ Si la loi est constituée par la raison, sera loi tout ce que la raison établira. ” Mais la raison établit ce qui est ordonné au bien privé tout autant que ce qui est ordonné au bien commun. Donc la loi n’est pas ordonnée seulement au bien commun, mais aussi au bien privé.

En sens contraire, Isidore de Séville déclare “ La loi n’est écrite pour l’avantage d’aucun particulier, mais pour l’utilité commune des citoyens. ”

Réponse : On vient de le dire : la loi relève de ce qui est le principe des actes humains, puisqu’elle en est la règle et la mesure. Mais de même que la raison est le principe des actes humains, il y a en elle quelque chose qui est principe de tout le reste. Aussi est-ce à cela que la loi doit se rattacher fondamentalement et par-dessus tout. Or, en ce qui regarde l’action, domaine propre de la raison pratique, le principe premier est la fin ultime. Et la fin ultime de la vie humaine, c’est la félicité ou la béatitude, comme on l’a vu précédemment Il faut par conséquent que la loi traite surtout de ce qui est ordonné à la béatitude.

En outre, chaque partie est ordonnée au tout, comme l’imparfait est ordonné au parfait; mais l’individu est une partie de la communauté parfaite. Il est donc nécessaire que la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune. C’est pourquoi le Philosophe, dans sa définition des lois, fait mention de la félicité et de la solidarité politique. Il dit en effet que “ nous appelons justes les dispositions légales qui réalisent et conservent la félicité ainsi que ce qui en fait partie, par la solidarité politique ”. Car, pour lui la société parfaite c’est la cité.

En n’importe quel genre le terme le plus parfait est le principe de tous les autres, et ces autres ne rentrent dans le genre que d’après leurs rapports avec ce terme premier ; ainsi le feu qui est souverainement chaud, est cause de la chaleur dans les corps composés qui ne sont appelés chauds que dans la mesure où ils participent du feu. En conséquence, puisque la loi ne prend sa pleine signification que par son ordre au bien commun, tout autre précepte visant un acte particulier ne prend valeur de loi que selon son ordre à ce bien commun. C’est pourquoi toute loi est ordonnée au bien communs.

Solutions : 1. Le précepte implique l’application de la loi aux actes réglés par elle. L’ordre au bien commun, qui relève de la loi, est applicable aux fins particulières. C’est en ce sens que sont portés des préceptes relatifs à certains cas particuliers.

2. Les actions ne se réalisent que dans des cas particuliers ; mais ces cas particuliers peuvent être rapportés au bien commun, non point en ce sens qu’ils seraient classés sous le même genre ou sous la même espèce que ce qui regarde essentiellement le bien commun, mais parce qu’ils sont considérés comme des moyens de contribuer au bien commun; en ce sens, le bien général est appelé la fin commune.

3. Rien n’est ferme et certain dans le domaine de la raison spéculative que si on le ramène aux premiers principes indémontrables. De même, rien n’est fermement établi par la raison pratique que si l’on saisit son rapport avec la fin ultime qui est le bien commun. C’est précisément ce qui est établi de cette manière par la raison, qui a valeur de loi.

Article 3

La cause de la loi

Objections : 1. Il semble que la raison de n’importe qui puisse faire la loi. Car l’Apôtre déclare (Rm 2, 14) : “ Les païens qui n’ont pas de loi, quand ils accomplissent par nature ce qui fait l’objet de la loi, sont à eux-mêmes leur loi. ” Or ces paroles s’appliquent universellement à tous. Donc tout individu peut se faire à lui-même la loi.

2. Le Philosophe remarque : “ Le but du législateur est d’amener l’homme à la vertu. ” Mais n’importe quel individu peut inciter son semblable à la vertu. Donc la raison de tout homme est capable de faire loi.

3. De même que le chef de la cité en est le gouverneur, ainsi le père de famille pour sa maison. Or le chef de la cité légifère pour la cité. Donc tout père de famille peut faire la loi dans sa maison.

En sens contraire, Isidore de Séville écrit, dans ses Étymologies, et son texte se retrouve dans les Décrets : “ La loi est une constitution du peuple selon laquelle les nobles, de concert avec les plébéiens, ont sanctionné quelque décision. ” Il n’appartient donc pas à tout le monde de faire la loi.

Réponse : Rappelons-nous que la loi vise premièrement et à titre de principe l’ordre au bien commun. Ordonner quelque chose au bien commun revient au peuple tout entier ou à quelqu’un qui représente le peuple. C’est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de toute la multitude. C’est parce que, en tous les autres domaines, ordonner à la fin revient à celui dont la fin relève directement.

Solutions : 1. Il a été dit précédemment que la loi existe chez quelqu’un non seulement comme dans l’auteur de la règle, mais aussi d’une façon participée comme dans le sujet de cette règle. C’est ainsi que chacun est à soi-même sa loi, en tant qu’il participe de l’ordre établi par celui qui a posé la règle. C’est pourquoi S. Paul précise au même endroit : “ Ceux-ci montrent la réalité de cette loi écrite dans leurs cœurs. ”

2. Un personnage privé ne peut induire efficacement à la vertu. Il peut seulement conseiller, mais si son conseil n’est pas reçu, il ne dispose d’aucun moyen de cœrcition, ce que la loi doit comporter, pour amener efficacement ses sujets à la pratique du bien, dit Aristote. Cette force contraignante appartient à la société ou à celui qui dispose de la force publique pour imposer des sanctions, comme on l’expliquera plus loin. C’est donc à celui-là seul qu’il appartient de légiférer.

3. Si l’homme est partie d’une famille, la famille elle-même est partie de la société politique, et c’est cette dernière qui constitue la société parfaite, selon le livre I des Politiques. C’est pourquoi, de même que le bien d’un seul individu n’est pas la fin ultime mais est ordonné au bien commun ; de même encore le bien d’une famille est ordonné au bien de la cité, qui est la société parfaite. Aussi, celui qui gouverne une famille peut bien faire des prescriptions et des statuts, ceux-ci n’auront pas raison de loi.

Article 4

La promulgation de la loi

Objections : 1. Il semble que la promulgation ne soit pas une partie essentielle de la loi. La loi qui mérite le plus ce nom est la loi naturelle. Mais la loi naturelle n’a pas besoin de promulgation. Il n’est donc pas essentiel à la loi d’être promulguée.

2. C’est un attribut propre de la loi que d’obliger à faire ou ne pas faire quelque chose. Or tous sont obligés de se soumettre à la loi, non seulement ceux qui sont présents à sa promulgation mais encore les autres. Donc la promulgation n’est pas essentielle à la loi.

3. L’obligation porte même sur l’avenir, puisque “ les lois imposent leur contrainte aux affaires futures ”, selon le Droit. Or la promulgation ne touche que les personnes présentes. Elle n’est donc pas essentielle à la loi.

En sens contraire, il est dit dans les Décrets “ Les lois sont instituées lorsqu’elles sont promulguées. ”

Réponse : La loi, avons-nous dit, est imposée aux autres par manière de règle et de mesure. La règle et la mesure s’imposent du fait qu’on les applique à ce qui est réglé et mesuré. Aussi, pour que la loi obtienne force obligatoire, ce qui est le propre de la loi, il faut qu’elle soit appliquée aux hommes qui doivent être réglés par elle. Or, une telle application se réalise par le fait que la loi est portée à la connaissance des intéressés par la promulgation même. La promulgation est donc nécessaire pour que la loi ait toute sa force.

Des quatre articles qui précèdent, on peut ainsi condenser la définition de la loi : Une ordonnance de raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté.

Solutions : 1. La promulgation de la loi naturelle existe par le fait même que Dieu l’a introduite dans l’esprit des hommes de telle manière qu’elle soit connaissable naturellement.

2. Ceux devant qui la loi n’est pas immédiatement promulguée sont soumis aux obligations qu’elle comporte dans la mesure où la connaissance des dispositions légales leur parvient par des intermédiaires, ou tout au moins peut leur parvenir, en raison même de la promulgation.

3. La promulgation présente s’étend à l’avenir, par la fixité de l’écrit qui la promulgue en quelque sorte toujours. Aussi Isidore de Séville écrit-il : “ La loi prend son étymologie du verbe lire parce qu’elle est écrite. ”