Question 41

LA CRAINTE EN ELLE-MÊME

Nous devons traiter à présent de la crainte (Q. 41-44), puis de l’audace (Q. 45). Au sujet de la crainte, nous considérerons : 1. La crainte en elle-même (Q. 41) ; 2. son objet (Q. 42) ; 3. sa cause (Q. 43) ; 4. son effet (Q. 44).

1. Est-elle une passion de l’âme ? - 2. Est-elle une passion spéciale ? - 3. Ya-t-il une crainte naturelle ? - 4. Les espèces de la crainte.

Article 1

La crainte est-elle une passion de l’âme ?

Objections : 1. Il semble que non, car S. Jean Damascène écrit : “ La crainte est une vertu procédant par systole ”, c’est-à-dire par contraction, “ et qui recherche l’essence ”. Or aucune vertu n’est une passion, comme il est prouvé dans l’Éthique. Donc la crainte n’est pas une passion.

2. La passion est un effet produit par la présence d’un agent. Or la crainte ne vise pas le présent mais l’avenir d’après S. Jean Damascène. Elle n’est donc pas une passion.

3. Toute passion de l’âme est un mouvement de l’appétit sensible, consécutif à l’appréhension des sens. Or les sens n’appréhendent pas le futur, mais le présent. Puisque la crainte porte sur le mal futur, il semble qu’elle ne soit pas une passion de l’âme.

En sens contraire, S. Augustin énumère la crainte avec les autres passions de l’âme.

Réponse : Parmi les mouvements de l’âme, la crainte est, après la tristesse, celui où se reconnaît le mieux ce qui définit la passion. Ce qui caractérise celle-ci, c’est d’abord, on l’a dite , le mouvement d’une puissance passive qui se rattache à son objet comme au principe actif de la motion subie, du fait que la passion est l’effet d’un principe actif. A ce point de vue, même l’activité des sens et de l’intelligence constitue un pâtir. Ensuite le mot “ passion ” désigne de façon plus appropriée le mouvement de la puissance appétitive. Et, de façon plus propre encore, le mouvement de l’appétit lié à un organisme corporel, quand il implique une modification physique. Enfin, le mot a le maximum de propriété quand on entend par passion un mouvement où l’on subit quelque dommage.

Or il est évident que la crainte, étant relative à un mal, relève de la puissance appétitive qui, par soi, regarde le bien et le mal. Or, elle appartient à l’appétit sensible, car elle s’accompagne d’une certaine transformation, cette “ contraction ” dont parle le Damascène. Et elle comporte encore un rapport au mal, en tant que ce mal triomphe plus ou moins d’un bien. De telle sorte que la raison de passion lui convient au sens le plus vrai. Moins cependant que dans le cas de la tristesse, qui concerne le mal présent ; la crainte, elle, porte sur un mal à venir, et cela touche moins.

Solutions : 1. Le mot vertu nomme n’importe quel principe d’action ; et c’est pourquoi, en tant que les mouvements intérieurs de la puissance appétitive sont principes d’actes extérieurs on les appelle des vertus. Ce que nie Aristote, c’est que la passion soit une vertu au sens d’habitus.

2. De même que la passion d’un corps naturel provient de la présence corporelle d’un agent, ainsi la passion de l’âme provient de la puissance psychique d’un agent, sans qu’il soit présent corporellement ou réellement, c’est-à-dire en tant que le mal, qui est futur dans la réalité, est présent dans l’appréhension de l’âme.

3. Les sens n’appréhendent pas le futur mais, du fait qu’il appréhende le présent, l’animal est mû par son instinct à espérer un bien futur ou à craindre un mal à venir.

Article 2

La crainte est-elle une passion spéciale ?

Objections : 1. Il ne semble pas, car S. Augustin écrit : “ Celui qui n’est pas abattu par la crainte n’est pas non plus ravagé par l’avidité ; il n’est pas miné par la maladie ”, c’est-à-dire par la tristesse, “ ni agité par une joie vaine et débordante ”. il semble en résulter que si l’on écarte la crainte, toutes les autres passions s’éloignent. La crainte n’est donc pas une passion spéciale mais générale.

2. Le Philosophe dit que “ le désir et la fuite sont dans l’appétit ce que sont dans l’intelligence l’affirmation et la négation ”. Or la négation n’est rien de spécial dans l’intelligence, non plus que l’affirmation, mais un élément commun à beaucoup de choses. Il en est donc de même pour la fuite dans l’appétit. Or la crainte n’est rien d’autre qu’une certaine fuite du mal. Elle n’est donc pas une passion spéciale.

3. Si la crainte était une passion spéciale, elle serait surtout dans l’irascible. Or la crainte est aussi dans le concupiscible. Le Philosophe dit en effet que “ la crainte est une sorte de tristesse ”, et S. Jean Damascène que “ la crainte est une force de désir ”. Or la tristesse et le désir sont dans le concupiscible, comme nous l’avons dit plus haut. La crainte n’est donc pas une passion spéciale, puisqu’elle appartient à diverses puissances.

En sens contraire, la crainte se distingue des autres passions de l’âme, selon S. Jean Damascène.

Réponse : Les passions de l’âme tirent leur espèce de leurs objets. Une passion spéciale est donc celle qui a un objet spécial. Or la crainte a un objet spécial, comme l’espoir. De même en effet que l’objet de l’espoir est le bien futur difficile, mais qu’il est possible d’atteindre, ainsi l’objet de la crainte est le mal futur, difficile, auquel on ne peut résister. La crainte est donc une passion spéciale de l’âme.

Solutions : 1. Toutes les passions de l’âme découlent d’un même principe . l’amour, dans lequel elles sont connexes. C’est à cause de cette connexion que la disparition de la crainte entraîne celle des autres passions de l’âme, et non pas parce qu’elle serait une passion générale.

2. Tout mouvement de fuite, dans l’appétit n’est pas la crainte, mais celui-là seulement qui a l’objet déterminé que nous venons de dire. Que la fuite soit une notion générale n’empêche pas que la crainte soit une passion spéciale.

3. La crainte n’est d’aucune manière dans le concupiscible ; en effet, elle ne regarde pas le mal de façon absolue, mais ce mai qui est ardu et difficile et auquel on peut difficilement résister. Mais, parce que les passions de l’irascible dérivent des passions du concupiscible et se terminent en elles, comme nous l’avons dit plus haut, on attribue à la crainte ce qui appartient au concupiscible. On dit en effet que la crainte est une tristesse en tant que l’objet de la crainte contrasterait s’il était présent; c’est pourquoi le Philosophe dit au même endroit que la crainte procède “ de l’imagination d’un mal futur qui détruit ou qui attriste ”. De même, S. Jean Damascène attribue le désir à la crainte parce que, de même que l’espoir naît du désir d’un bien, la crainte provient de la fuite d’un mal, qui suppose elle-même le désir d’un bien, comme on le voit d’après les exposés précédents.

Article 3

Y a-t-il une crainte naturelle ?

Objections : 1. Il semble que oui, d’après cette parole de S. Jean Damascène : “ Il est une certaine crainte naturelle, l’âme ne voulant pas être séparée du corps. ”

2. La crainte, avons-nous dit, naît de l’amour. Or il existe un certain amour naturel, selon Denys. Il y a donc aussi une certaine crainte naturelle.

3. Nous avons vu précédemment que la crainte s’oppose à l’espoir. Or il y a un certain espoir de la nature, comme on le voit par ce qui est écrit d’Abraham dans l’épître aux Romains (4,18) : “ Contre l’espoir ” de la nature, “ il se confia dans l’espoir ” de la grâce. Il y a donc aussi une certaine crainte naturelle.

En sens contraire, ce qui est naturel se trouve pareillement chez les êtres animés et inanimés. Or la crainte n’existe pas dans les êtres inanimés. La crainte n’est donc pas chose naturelle.

Réponse : On dit qu’un mouvement est naturel parce que la nature y incline. Cela arrive de deux manières. De la première, tout est accompli par la nature, sans aucune opération d’une faculté de connaissance ; ainsi se porter vers le haut est un mouvement naturel du feu, et croître est un mouvement naturel des animaux et des plantes. - D’une autre manière, on dit naturel le mouvement auquel incline la nature mais qui ne s’accomplit qu’avec le concours de la connaissance ; nous avons dit en effet plus haut que les mouvements des puissances de connaître et d’aimer se ramènent à la nature comme à leur principe premier. En ce sens, même les actes de la puissance de connaître, comme comprendre, sentir, se souvenir, et aussi les mouvements de l’appétit de l’âme, sont appelés parfois naturels.

C’est dans cette dernière acception que l’on peut parler de crainte naturelle. Elle se distingue de la crainte non naturelle par une différence d’objet. Il y a, en effet, une crainte qui a pour objet, d’après Aristote, “ le mal destructeur ”, que la nature repousse à cause du désir naturel d’exister : cette crainte est appelée naturelle. Mais il y a en outre la crainte du “ mal attristant ”, lequel s’oppose non à la nature mais aux inclinations de l’appétit ; ce n’est pas là une crainte de nature. Nous rejoignons la distinction établie plus haut, de l’amour, de la convoitise et du plaisir qui peuvent être naturels et non naturels.

Mais à prendre le mot “ naturel ” dans son premier sens, il faut savoir que certaines des passions sont appelées quelquefois naturelles, comme l’amour, le désir et l’espoir ; mais pour d’autres, c’est impossible. Et ceci parce que l’amour et la haine, le désir et la fuite impliquent une certaine inclination à poursuivre le bien et à fuir le mal, inclination qui appartient aussi à l’appétit naturel. C’est ainsi qu’il existe un certain amour naturel; et l’on peut, en un sens, parler aussi de désir et d’espoir même à propos des êtres naturels dépourvus de connaissance. - Mais les autres passions de l’âme impliquent certains mouvements pour lesquels l’inclination naturelle est absolument insuffisante. Soit parce que ces passions ne peuvent se concevoir sans perception des sens ou connaissance, comme on l’a ditx à propos du plaisir et de la douleur. Aussi ne peut-on dire, des êtres dépourvus de connaissance, qu’ils jouissent ou qu’ils souffrent. Soit parce que leur mouvement contrarie l’ordre des inclinations naturelles : par exemple, le désespoir nous détourne d’un bien en cédant à la difficulté, et la crainte refuse de s’insurger contre un mal nuisible, alors que l’inclination naturelle y porterait. C’est pourquoi ces sortes de passions ne sont en aucune manière attribuées aux êtres inanimés.

Cela donne la réponse aux objections.

Article 4

Les espèces de la crainte

Objections : 1. Il semble qu’on ne puisse accepter la division de la crainte en six espèces, proposée par S. Jean Damascène. Ce sont : “ la paresse, la honte, la pudeur, l’étonnement, la stupeur et l’angoisse ”. Car le Philosophe écrie que “ la crainte a pour objet le mal qui attriste ”. Les espèces de crainte devraient donc répondre aux espèces de tristesse. Or il y a quatre espèces de tristesse, on l’a dit. Il ne doit donc y avoir que quatre espèces de crainte qui leur correspondent.

2. Ce qui relève de notre activité est soumis à notre pouvoir. Or la crainte, a-t-on dit, a pour objet le mal qui dépasse notre pouvoir. On ne doit donc pas classer dans les espèces de la crainte, la paresse, la honte et la pudeur, qui concernent notre action.

3. La crainte a rapport au futur ; or “ la pudeur a pour objet la laideur d’un acte déjà commis ”, dit S. Grégoire de Nysse. Elle n’est donc pas une espèce de la crainte.

4. La crainte ne porte que sur le mal. Or l’étonnement et la stupeur ont pour objet ce qui est grand et inaccoutumé, en bien ou en mal. Donc elles ne sont pas des espèces de la crainte.

5. Les philosophes ont été poussés par l’étonnement à rechercher la vérité, comme il est dit dans la Métaphysique. Or la crainte ne pousse pas à chercher mais plutôt à fuir. L’étonnement n’est donc pas une espèce de crainte.

En sens contraire, les textes de S. Jean Damascène et de S. Grégoire de Nysse font autorité.

Réponse : La crainte, avons-nous dit, porte sur le mal à venir, surpassant le pouvoir du sujet au point qu’on ne peut lui résister. Or le mal de l’homme, comme son bien, peut être envisagé ou dans ses actes ou dans les choses extérieures. S’il s’agit des actes de l’homme, on peut y craindre un double mal. D’abord, le travail qui pèse à la nature ; il donne lieu à la paresse qui se refuse à agir par crainte d’un travail excessif. - Puis, l’infamie qui porte atteinte à la réputation. Si l’on craint cette infamie dans un acte à commettre, c’est une sorte de honte ; s’il s’agit au contraire, d’un acte déjà commis, c’est la pudeur.

Quant au mal existant dans les choses extérieures, il peut dépasser la résistance de l’homme de trois manières. 1° En raison de sa grandeur : on considère quelque grand mal dont on ne peut envisager l’issue. Il y a alors étonnement.

2° En raison de son caractère insolite : un mal inhabituel s’offre à notre attention, et ainsi il tire sa grandeur de notre appréciation. Il donne lieu à la stupeur produite par une image insolite.

3° En raison de son imprévisibilité, parce qu’on est incapable d’y pourvoir : ainsi craint-on les infortunes que l’avenir nous réserve. Une telle crainte est appelée angoisse.

Solutions : 1. Les espèces de la tristesse dont parle l’objection ne sont pas prises de la diversité de leurs objets, mais en fonction de leurs effets et selon des points de vue particuliers. Aussi n’est-il pas nécessaire que ces espèces de la tristesse correspondent aux espèces de la crainte dont il s’agit ici, et qui sont déterminées par division propre de l’objet même de la crainte.

2. Le sujet est maître de son action pour autant qu’il l’exerce. Mais quelque circonstance de cette action peut sembler dépasser les capacités du sujet et motiver son refus d’agir. C’est à ce point de vue qu’on fait de la paresse, de la honte et de la pudeur des espèces de la crainte.

3. Au sujet d’un acte passé on peut craindre les reproches ou l’opprobre à venir. C’est pour cela que la pudeur est une espèce de crainte.

4. Ce n’est pas n’importe quel étonnement et n’importe quelle stupeur qui sont des espèces de la crainte, mais l’étonnement relatif à la grandeur dans le mal, et la stupeur au sujet d’un mal insolite. Ou bien on peut répondre que, de même que la paresse fuit le labeur de l’activité extérieure, ainsi l’étonnement et la stupeur fuient la difficulté de considérer quelque chose de grand ou d’insolite, soit en bien soit en mal; de telle sorte que l’étonnement et la stupeur soient à l’acte de l’esprit ce que la paresse est à l’acte extérieur.

5. Celui qui est dans l’étonnement se refuse au moment même à donner son jugement sur ce qui le frappe, dans la crainte de se tromper, mais il s’enquiert de l’avenir. Au contraire, celui qui est dans la stupeur craint à la fois de juger au moment même et de s’enquérir de l’avenir. C’est pourquoi l’étonnement est le principe de la recherche philosophique, tandis que la stupeur y fait obstacle.