Question 22

LE SIÈGE DES PASSIONS

Après avoir traité des actes humains, il faut étudier les passions de l’âme ; d’abord, en général (Q. 22-25) ; puis chacune en particulier (Q. 26-48). L’étude générale peut se diviser en quatre parties ; 1° le siège des passions (Q. 22) ; 2° leurs caractères distinctifs (Q. 23) ; 3° leur malice et leur bonté (Q. 24) ; 4° leurs rapports mutuels (Q. 25).

1. Y a-t-il des passions dans l’âme ? - 2. Dans sa partie appétitive, plutôt que dans sa partie cognitive ? - 3. Dans l’appétit sensible, plutôt que dans l’appétit intellectuel, appelé volonté ?

Article 1

Y a-t-il des passions dans l’âme ?

Objections : 1. Il semble qu’il n’y ait aucune passion dans l’âme. Car pâtir est le propre de la matière. Mais l’âme n’est pas composée de matière et de forme, nous l’avons établi dans la première Partie. Donc il n’y a aucune passion dans l’âme.

2. La passion étant un mouvement, selon Aristote, ne peut exister dans l’âme, qui n’est pas susceptible de mouvement, d’après le même Philosophe.

3. La passion est un acheminement à la corruption, selon le mot d’Aristote : “ Toute passion, lorsqu’elle grandit, détruit la substance. ” Or l’âme est incorruptible. Elle n’est donc le sujet d’aucune passion.

En sens contraire, l’Apôtre écrit (Rm 7, 5) “ Lorsque nous étions dans la chair, les passions de péché, excitées par la loi, travaillaient dans nos membres. ” Or le péché réside, à proprement parler, dans l’âme; c’est donc en elle que se trouvent ces passions, dites “ passions de péché ”.

Réponse : Le mot “ pâtir ” se prend dans trois sens : au sens large, selon que toute réception est un pâtir, même si le sujet récepteur n’y perd rien ; on dit ainsi que l’air pâtit quand il reçoit la lumière. C’est là être perfectionné plutôt que pâtir. - Au sens propre, on parle de pâtir quand il y a réception avec rejet d’autre chose. Mais cela se produit de deux manières. Quelquefois ce qui est rejeté ne convenait pas au sujet ; ainsi dit-on que le corps d’un animal pâtit quand il recouvre la santé avec expulsion de la maladie. D’autres fois c’est l’inverse qui a lieu : tomber malade est aussi pâtir, du fait qu’on subit le mal, avec perte de la santé. Cette dernière façon de pâtir définit la passion au sens le plus propre du terme. En effet, pâtir, c’est être attiré vers ce qul agit sur vous ; et on ne l’est jamais davantage que lorsqu’on doit s’éloigner de ce qui vous convenait. Aristote écrit de même que l’on parle de génération pure et simple, et de corruption relative, quand un corps plus noble est engendré d’un autre qui l’est moins, tandis que c’est l’inverse quand l’être moins noble est engendré du plus noble.

Or la passion peut se trouver dans l’âme aux trois sens que nous venons de distinguer. En tant que réception, sans plus, on dit : “ Sentir et comprendre sont un certain pâtir. ” Quant à la passion qui implique rejet, elle ne peut se produire que par transmutation corporelle; ce qui fait que la passion proprement dite ne regarde l’âme qu’accidentellement, c’est-à-dire en tant que le composé lui-même pâtit. Mais là aussi il faut distinguer : quand la transmutation va vers le pire, elle vérifie mieux la définition de la passion que lorsqu’elle va vers le meilleur. C’est ainsi que la tristesse est une passion, à proprement parler, plus que la joie.

Solutions : 1. La passion qui comporte rejet et transmutation ressortit à la seule matière, aussi ne la trouve-t-on que dans les composés de matière et de forme. Mais celle qui est pure réception n’appartient pas nécessairement à la matière, et peut exister chez tout ce qui est en puissance. Or l’âme, bien qu’elle ne soit pas composée de matière et de forme, implique une certaine potentialité, qui lui permet de recevoir et de pâtir, au sens où, selon Aristote, “ comprendre est un certain pâtir ”.

2. S’il est vrai que la passion et le mouvement ne sauraient convenir à l’âme en elle-même, celle-ci en est bien pourtant le sujet, mais par accident, selon Aristote.

3. L’argument vaut pour la passion avec transmutation physiologique détériorante, qui ne peut s’attribuer à l’âme que par accident; de soi et directement, elle convient au composé, qui est cormptible.

Article 2

Les passions sont-elles dans la partie appétitive de l’âme, plutôt que dans sa partie cognitive ?

Objections : 1. Il semble que les passions soient plutôt dans la partie cognitive car, selon Aristote, “ ce qui est premier en n’importe quel genre l’emporte sur tous les êtres de ce genre et en est la cause ”. Or c’est le pouvoir de perception qui est affecté le plus par la passion ; la passion de l’appétit ne vient qu’ensuite, et ne saurait donc prétendre à la primauté.

2. Ce qui est plus actif apparaît donc moins passif, car l’action s’oppose à la passion. Mais la partie appétitive est plus active que la partie appréhensive. Donc il semble que la passion se trouve davantage dans cette dernière.

3. De même que l’appétit sensitif est une faculté située dans un organe corporel, de même la faculté qui connaît selon les sens. Mais la passion de l’âme, à proprement parler, est accompagnée d’une transmutation corporelle. Donc la passion ne se trouve pas plus dans l’appétit sensible que dans la connaissance sensible.

En sens contraire, S. Augustin écrit : “ Les mouvements de l’âme que les Grecs nomment pathè, certains des nôtres, comme Cicéron, les appellent troubles ; d’autres, affections ou sentiments ; d’autres enfin, et avec plus de rigueur, les appellent passions, comme les Grecs. ” Ce texte montre bien que passions de l’âme et affections sont identiques. Or les affections appartiennent manifestement à l’appétit et non au pouvoir de connaître; il en va donc de même pour les passions.

Réponse : Le mot “ passion ”, nous l’avons dit, implique que le patient est attiré vers ce qui agit sur lui. Or l’âme est attirée vers les choses bien plus par ses tendances appétitives que par son pouvoir de connaître. Car ces tendances l’orientent vers les choses elles-mêmes selon qu’elles sont en elles-mêmes ; ce qui fait dire au Philosophe que “ le bien et le mal ”, objets de l’appétit, “ sont dans les choses elles-mêmes ”. Au contraire, la faculté de perception n’est pas attirée par les choses selon qu’elles sont en elles-mêmes, mais elle les connaît selon leur représentation, qu’elle détient en elle-même ou qu’elle reçoit, selon son propre mode d’exister : “ Le vrai et le faux ”, qui regardent la connaissance, “ ne sont pas dans les choses mais dans l’esprit ”, dit au même endroit Aristote. Il est donc manifeste que la notion de passion se réalise mieux dans la partie affective de l’âme que dans la partie appréhensive.

Solutions : 1. Dans le domaine de ce qui est parfait et dans celui où il y a un manque, les choses sont en sens contraire. Car, dans le domaine du parfait, l’intensité se définit par la proximité plus ou moins grande envers un premier et unique principe ; ainsi une source lumineuse est plus ou moins intense selon qu’elle est plus ou moins proche de la lumière parfaite. Au contraire, dans le domaine de ce qui manque, l’intensité se détermine non par approche d’un summum, mais par éloignement de ce qui est parfait, car c’est en cela que consiste la privation et le manque. Et donc, moins on s’éloigne du premier principe et moins le manque est grand ; et c’est pourquoi, au principe, il est toujours minime, mais il grandit à mesure qu’on avance. Or, qui dit passion dit un certain manque, car la passion appartient à un être selon qu’il est en puissance. C’est ce qui explique que chez les êtres plus proches de la perfection suprême, c’est-à-dire de Dieu, on trouve peu de potentialité et de passion; et davantage chez les autres. De même, dans la première puissance de l’âme, qui est la puissance appréhensive, la raison de passion se vérifie moins bien.

2. On dit que la faculté appétitive est plus active parce qu’elle est davantage principe des actes extérieurs. Elle l’est précisément pour la même raison qui la rend plus passive : sa référence aux choses telles qu’elles sont en elles-mêmes ; l’action extérieure, en effet, tend à nous mettre en possession des choses.

3. Comme nous l’avons vu dans la première Partie, un organe de l’âme peut être sujet de transmutation à un double titre ; 1° la transmutation est spirituelle ; l’organe ne reçoit que la représentation de la chose. C’est ce qui se produit essentiellement dans l’acte de la faculté sensible de perception ; l’œil est modifié par l’objet visible, en ce sens qu’il reçoit l’image de la couleur, non la couleur elle-même ; - 2° il y a une autre transmutation, physique, de l’organe qui est alors modifié dans ses dispositions de nature : il s’échauffe ou se refroidit, ou se modifie de quelque manière. Cette sorte de transmutation est accidentelle par rapport à l’acte de la faculté de connaissance sensible ; telles sont la fatigue de l’œil quand il se fixe intensément, ou les lésions que lui inflige une lumière trop vive. Au contraire, dans l’acte de l’appétit sensitif, cette dernière transmutation est essentielle. C’est pourquoi, dans la définition des mouvements de la partie affective, entre à titre matériel une certaine modification naturelle de l’organe ; ainsi la colère est définie comme “ l’échauffement du sang dans la région du cœur ”. Il est donc évident que l’idée de passion se vérifie mieux dans l’acte de l’appétit sensitif que dans celui de la faculté de connaissance sensible, bien que l’un et l’autre soient les actes d’un organe corporel.

Article 3

Les passions sont-elles dans l’appétit sensible plutôt que dans l’appétit intellectuel appelé volonté ?

Objections : 1. Il semble que la passion ne réside pas davantage dans l’appétit sensible que dans l’appétit intellectuel. En effet, Denys affirme que Hiérothée “ est instruit par une sorte d’inspiration divine : il n’apprend pas seulement le divin, il l’expérimente en le subissant ”. Mais cette expérimentation du divin ne peut ressortir à l’appétit sensible dont l’objet est le bien présenté aux sens. Donc la passion existe dans l’appétit intellectuel comme dans l’appétit sensible.

2. La passion est d’autant plus forte que la cause agente est plus puissante. Or l’objet de l’appétit intellectuel, qui est le bien universel, agit plus puissamment que le bien particulier, objet de l’appétit sensible. La passion est donc plutôt dans l’appétit intellectuel.

3. La joie et l’amour sont des passions; mais on les trouve aussi bien dans l’appétit intellectuel que dans l’appétit sensible ; sans cela l’Écriture ne les attribuerait pas à Dieu et aux anges.

En sens contraire, S. Jean Damascène décrit en ces termes les passions de l’âme : “ La passion est un mouvement de l’appétit sensible se portant sur le bien ou sur le mal présenté par l’imagination. ” Et encore : “ La passion est un mouvement de l’âme irrationnelle qui soupçonne le bien ou le mal. ”

Réponse : Nous l’avons déjà dit, il y a passion au sens propre lorsque se produit une transmutation corporelle. Cette transmutation existe dans les actes de l’appétit sensible; elle n’est pas spirituelle seulements, comme dans la perception sensible, elle est naturelle aussi. Or l’acte de l’appétit intellectuel ne requiert pas de transmutation corporelle, parce que cet appétit n’est la faculté d’aucun organe. On voit ainsi que la notion de passion se vérifie, en un sens plus strict, dans l’acte de l’appétit sensible que dans celui de l’appétit intellectuel, comme le disent clairement les définitions de S. Jean Damascène que nous avons citées.

Solutions : 1. La passion par laquelle on expérimente le divin selon Denys, c’est l’attachement et l’union au divin produit par l’amour ; mais cela se fait sans transmutation corporelle.

2. La grandeur de la passion ne dépend pas. seulement de la puissance de l’agent, mais aussi de la passibilité du patient ; les êtres très sensibles pâtissent beaucoup, même sous l’action de causes faibles. Donc, bien que l’objet de l’appétit intellectuel soit plus actif que celui de l’appétit sensible, c’est celui-ci qui est le plus passif.

3. Lorsque l’on attribue l’amour, la joie et autres sentiments semblables, à Dieu, aux anges, ou aux hommes en tant que doués d’appétit intellectuel, on entend signifier l’acte simple de la volonté, qui produit des effets semblables, mais sans passion. Ce qui fait dire à S. Augustin : “ Les saints anges punissent sans colère et nous secourent sans compasssion pour notre misère. Et pourtant, le langage courant leur attribue aussi ces passions, non qu’ils soient sujets à cette faiblesse, mais à cause d’une certaine ressemblance dans les œuvres. ”