Question 18

LA BONTÉ ET LA MALICE DES ACTES HUMAINS EN GÉNÉRAL

La bonté et la malice des actes humains. Nous examinerons d’abord comment une action humaine est bonne ou mauvaise (Q. 18-20). Ensuite, ce qui résulte de cette bonté ou malice, c’est-à-dire le mérite ou le démérite, le péché et la faute (Q. 21).

Sur le premier point, l’étude sera triple : I. La bonté et la malice des actes humains en général (Q. 18). - II. La bonté et la malice des actes intérieurs (Q. 19). - III. La bonté et la malice des actes extérieurs (Q. 20).

1. Toute action est-elle bonne, ou y en a-t-il qui soient mauvaises ? - 2. La bonté ou la malice de l’action humaine lui vient-elle de son objet ? - 3. Vient-elle des circonstances ? - 4. Vient-elle de la fin ? - 5. Y a-t-il des actions humaines qui soient bonnes ou mauvaises selon leur espèce ? - 6. Cette spécification en bien ou en mal vient-elle de la fin ? - 7. L’espèce qui vient de la fin est-elle subordonnée comme à un genre à celle qui vient de l’objet, ou est-ce le contraire ? - 8. Y a-t-il des actes humains indifférents selon leur espèce ? - 9. Y a-t-il des actes humains individuels qui soient indifférents ? - 10. Y a-t-il des circonstances qui puissent rendre un acte moral spécifiquement bon ou mauvais ? - 11. Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice d’un acte moral, le range-t-elle dans une nouvelle espèce de bien ou de mal ?

Article 1

Tout action humaine est-elle bonne, ou y en a-t-il qui soient mauvaises ?

Objections : 1. Toute action humaine semble bonne. En effet, Denys affirme : “ Le mal n’agit que par la vertu du bien. ” Mais par la vertu du bien il ne se fait rien de mauvais. Donc aucune action n’est mauvaise.

2. Nul être n’agit sinon en tant qu’il est en acte. Or, aucun être n’est mauvais en tant qu’il est en acte ; il est mauvais en tant qu’il n’est qu’en puissance et privé de l’acte ; et il est bon en tant que la puissance est perfectionnée par l’acte, selon Aristote. Donc aucun être n’agit en tant que mauvais, mais seulement en tant que bon. Donc toute action est bonne et il n’y en a aucune de mauvaise.

3. Le mal ne peut être causé que par accident, comme le montre Denys. Mais toute action produit par soi quelque effet. Donc il n’y a aucune action mauvaise, toutes les actions sont bonnes.

En sens contraire, le Seigneur dit, en S. Jean (3, 20) : “ Quiconque agit mal hait la lumière. ” Donc il y a des actions de l’homme qui sont mauvaises.

Réponse : Il en est du bien et du mal dans les actions comme du bien et du mal dans les êtres, parce que tout être produit une action conforme à sa nature. Or le bien dans les êtres est proportionné à leur être, puisque le bien et l’être sont convertibles entre eux, comme nous l’avons dit dans la première Partie. Or Dieu seul possède la plénitude de son être dans l’unité et la simplicité ; tout autre être possède la plénitude qui lui convient, dans la diversité. De là vient que certains êtres, quoique possédant une certaine mesure d’être, ne possèdent cependant pas la plénitude que demande leur nature. Ainsi, la plénitude de l’être humain requiert qu’il soit composé d’une âme et d’un corps, et qu’il possède toutes les puissances et organes de connaissance et de mouvement réclamés par sa nature ; de sorte qu’un homme à qui il manque quelqu’une de ces choses, ne possède pas la plénitude qui convient à son être. Donc, autant il aura d’être, autant il aura de bonté; mais en tant qu’il lui manque quelque chose de ce qu’exige la plénitude de son être, il y a en lui défaut de bonté, défaut qui prend le nom de mal ; ainsi un aveugle a cela de bon qu’il vit, mais c’est un mal pour lui d’être privé de la vue. Si une chose, au contraire, ne possédait aucun degré d’être ou de bonté, on ne pourrait lui attribuer ni bien ni mal. Mais parce que la plénitude d’être entre dans la nature du bien, un être auquel il manquera quelque chose de la plénitude qui lui convient, ne sera pas simplement bon ; il ne l’est que dans un certain sens, en tant qu’il est être. Il pourra néanmoins être appelé simplement être, et, dans un certain temps seulement, non-être, comme nous l’avons dit dans la première Partie. Donc toute action aura autant de bonté qu’elle aura d’être ; et autant elle s’éloignera de la plénitude qui convient à l’action humaine, autant elle s’éloignera de la bonté et deviendra mauvaise; ce qui arrive lorsqu’il lui manque soit la mesure conforme à la raison, ou le bien convenable, ou autre chose semblable.

Solutions : 1. Le mal agit effectivement en vertu d’un bien, mais d’un bien défectueux. Sans bien d’aucune sorte, il ne pourrait y avoir ni être, ni action. S’il n’y avait pas de défaut dans le bien, il n’y aurait pas de mal. L’action ainsi causée n’est donc qu’un bien défectueux ; elle est un bien sous un certain rapport, mais absolument elle est un mal.

2. Rien n’empêche qu’un être soit en acte sous un rapport, et puisse donc agir ; tandis que sous un autre rapport il est privé de l’acte, et ne produit par suite qu’une action défectueuse. Ainsi un aveugle possède en acte la faculté de se mouvoir, en vertu de laquelle il peut marcher ; mais n’ayant pas la vue pour diriger ses pas, sa marche est défectueuse et il ne va qu’à tâtons.

3. Une action mauvaise peut par elle-même produire un effet par ce qu’elle a de bonté et d’être; ainsi l’adultère cause la génération parce qu’il comporte l’union de l’homme et de la femme, mais non en tant qu’il déroge à l’ordre de la raison.

Article 2

La bonté ou la malice de l’action humaine lui vient-elle de son objet ?

Objections : 1. Il semble que non. Les êtres sont en effet les objets des actions. Or, le mal, d’après S. Augustin, ne vient pas des êtres, mais de l’usage qu’en font les pécheurs. Donc la bonté ou la malice des actions humaines ne vient pas de leur objet.

2. L’objet tient lieu de matière par rapport à l’action. Or, la bonté d’un être ne vient pas de la matière, mais plutôt de la forme qui en est l’acte. Donc les actions ne tirent pas leur bonté ou leur malice de leur objet.

3. L’objet d’une puissance active est à l’action ce que l’effet est à la cause. Or, la bonté de la cause ne dépend pas de l’effet, mais c’est plutôt le contraire. Donc l’action humaine ne tire pas sa bonté ou sa malice de son objet.

En sens contraire, il est écrit dans Osée (9,10) : “ Ils sont devenus abominables comme les choses qu’ils ont aimées. ” Or, l’homme devient abominable devant Dieu par la malice de ses actes. Donc la malice de ses actes résulte du mal qui est dans les objets de son amour ; et il en est de même de leur bonté.

Réponse : Ainsi que nous venons de le dire, le bien et le mal dans l’action résultent, comme dans les autres domaines, de la présence ou de l’absence de la plénitude d’être qui lui convient. Or, le premier élément qui semble appartenir à la plénitude d’un être est ce qui lui donne son espèce. Les êtres naturels tirent leur espèce de leur forme, et l’action la reçoit de son objet, de même que le mouvement la reçoit de son terme. C’est pourquoi, de même que la bonté première d’un être naturel provient de la forme qui le spécifie, de même la bonté première d’un acte moral résulte de l’objet qui lui convient ; aussi cette bonté est-elle appelée par certains auteurs bonté générique ; elle consiste, par exemple, à user de ce qu’on possède. Dans l’ordre de la nature, le premier mal consiste en ce que la chose engendrée n’atteint pas sa forme spécifique, lorsque, par exemple, ce n’est pas un homme qui est engendré, mais autre chose à sa place. De même le premier mal dans les actions morales vient-il de leur objet, par exemple prendre le bien d’autrui. C’est le mal qu’on appelle communément générique, en donnant au mot genre le sens du mot espèce, de la même manière que nous donnons à toute l’espèce humaine le nom de genre humain.

Solutions : 1. Quoique les réalités extérieures soient bonnes en elles-mêmes, elles ne sont pas toujours dans une proportion voulue avec telle ou telle action. Aussi, considérées comme objet de ces actions, ne sont-elles pas réputées bonnes.

2. L’objet n’est pas la matière dont l’action est faite, mais la matière que l’action concerne ; et cet objet a, d’une certaine façon, raison de forme, en ce qu’il détermine l’espèce de l’acte.

3. L’objet de l’action de l’homme n’est pas toujours l’objet d’une puissance active. Car la puissance appétitive est passive en quelque manière, en tant qu’elle est mue par son objet désirable, et pourtant elle est le principe des actes humains. De même, les objets des puissances actives ne doivent pas toujours être considérés comme leurs effets, mais seulement lorsqu’ils ont été transformés par elles ; ainsi l’aliment transformé est un effet de la puissance nutritive ; non encore transformé, il n’est que la matière sur laquelle cette puissance s’exerce. Or, du fait que l’objet est, d’une certain manière, l’effet de la puissance active, il suit qu’il est le terme de l’action ; et, par suite, qu’il lui donne sa forme et son espèce, le mouvement étant spécifié par son terme. Et quoique la bonté d’une action ne résulte pas de la bonté de son effet, toutefois on l’appelle bonne parce qu’elle peut produire un effet bon; et ainsi la proportion de l’action avec son effet est la raison de sa bonté.

Article 3

La bonté ou la malice des actions humaines leur vient-elle des circonstances ?

Objections : 1. Non, semble-t-il. Les circonstances, a-t-on dit, accompagnent l’acte, tout en existant en dehors de lui. Or, le bien et le mal sont dans les choses elles-mêmes, selon Aristote. Donc l’action ne devient pas bonne ou mauvaise suivant les circonstances.

2. La bonté ou le malice des actes est le sujet principal de la doctrine morale. Or les circonstances, étant des accidents par rapport aux actes, sont en dehors de la considération de l’art, car “ aucun art ne considère ce qui arrive seulement par accident ”, dit Aristote. Donc la bonté ou la malice des actes ne dépend pas des circonstances.

3. Ce qui convient à une chose considérée dans sa substance ne lui est pas attribué par un accident. Or, le bien et le mal conviennent à une action prise dans sa substance, parce que l’action, en son genre, peut être bonne ou mauvaise, comme on vient de le dire. Donc il ne dépend pas des circonstances que les actions soient bonnes ou mauvaises.

En sens contraire, le Philosophe dit que “ l’homme vertueux fait ce qu’il faut, quand il le faut, et dans les circonstances voulues ”. A l’opposé, l’homme vicieux, selon son vice particulier, agit quand il ne faut pas, là où il ne le faut pas. Donc les actions humaines peuvent être bonnes ou mauvaises suivant les circonstances.

Réponse : La plénitude et la perfection qui conviennent aux êtres naturels ne résultent pas seulement de la forme substantielle qui les spécifie, mais viennent aussi, pour une bonne part, des accidents surajoutés ; ce sera, pour l’homme, par exemple, la figure, la couleur, et autres choses semblables; et si quelqu’un de ces accidents, requis pour que son état soit convenable, vient à faire défaut, il en résulte un mal. Il en est de même dans l’action. Car la plénitude de bonté qui lui convient ne consiste pas seulement dans son espèce ; elle reçoit un supplément de bonté des accidents qui lui adviennent. Et tel est le cas des circonstances requises. D’où, s’il manque quelqu’une de ces circonstances, l’action sera mauvaise.

Solutions : 1. Les circonstances sont extérieures à l’action en tant qu’elles ne lui sont pas essentielles; elles sont en elle comme ses accidents. Il en est d’elles comme des accidents des substances naturelles, qui sont eux aussi en dehors de l’essence.

2. Tous les accidents ne sont pas purement accidentels par rapport à leur sujet ; il y en a qui lui sont liés de soi, et ceux-là sont envisagés par l’art. C’est ainsi que la morale considère les circonstances.

3. Puisque le bien est convertible avec l’être, et que l’être peut s’entendre de la substance et de l’accident, le bien est attribué dans ces deux sens aux choses naturelles comme aux actions morales.

Article 4

La bonté ou la malice de l’action humaine lui vient-elle de la fin ?

Objections : 1. Il ne semble pas. Selon Denys “ personne n’agit en vue du mal ”. Donc si la fin rendait les actions bonnes ou mauvaises, il n’y en aurait aucune de mauvaise; ce qui est évidemment faux.

2. La bonté d’un acte lui est intrinsèque. Or la fin est une cause extrinsèque. Donc elle ne peut rendre une action bonne ou mauvaise.

3. Des actions bonnes sont quelquefois rapportées à une fin mauvaise, lorsque, par exemple, on fait l’aumône par vaine gloire. Réciproquement des actions mauvaises sont rapportées à une fin bonne, lorsque, par exemple, on vole pour donner à un pauvre. Donc la fin ne rend pas l’action bonne ou mauvaise.

En sens contraire, Boèce dit : “ Une chose est bonne si la fin en est bonne ”, et mauvaise si la fin est mauvaise.

Réponse : Il en est de la bonté des êtres comme de leur existence même. Il y en a dont l’existence ne dépend d’aucun autre, et qu’il suffit, par suite, de considérer absolument. Il y en a aussi dont l’existence dépend d’un autre être et donc doit être envisagée dans son rapport avec la cause dont il dépend. Or, de même que l’existence d’une chose dépend de l’agent et de la forme, de même sa bonté dépend de la fin. C’est pourquoi, dans les personnes divines, dont la bonté ne dépend pas d’autrui, cette bonté n’est pas considérée par rapport à une fin. Mais dans les actes humains et les autres êtres qui dépendent de certaines causes, outre la bonté absolue qui est en eux, il faut voir encore la bonté qu’ils empruntent à la fin dont ils dépendent.

Ainsi donc, on peut envisager une quadruple bonté de l’action humaine. D’abord une bonté générique, qui lui convient en tant qu’action, car, nous l’avons dit, elle a autant de bonté qu’elle a d’être. Deuxièmement, une bonté spécifique qui résulte de l’objet approprié. En troisième lieu, une bonté qui résulte des circonstances, qui sont comme les accidents de l’acte. En quatrième lieu, une bonté qui résulte de la fin, comme de son rapport avec la cause de la bonté.

Solutions : 1. Le bien qu’on se propose pour fin n’est pas toujours un vrai bien; quelquefois il est réel, quelquefois il n’est qu’apparent, et dans ce dernier cas, la fin peut rendre l’action mauvaise.

2. Quoique la fin soit une cause extrinsèque, néanmoins la proportion voulue et le rapport qu’elle a avec l’action sont intrinsèques à l’action même.

3. Rien n’empêche qu’une action, dotée d’une des bontés que nous avons énumérées, manque des autres. En ce sens, il arrive qu’une action bonne dans son espèce ou dans ses circonstances soit rapportée à une fin mauvaise, ou inversement. Néanmoins elle n’est absolument bonne que si ces diverses sortes de bonté concourent à sa perfection, car “ n’importe quel défaut produit le mal, mais le bien ne provient que d’une cause parfaite ”, dit Denys.

Article 5

Y a-t-il des actions humaines qui soient bonnes ou mauvaises selon leur espèce ?

Objections : 1. Il semble que non. Le bien et le mal des actes sont conformes à ceux des êtres, on l’a dit. Or, dans les êtres, le bien et le mal ne diversifient pas l’espèce ; car un homme bon est de la même espèce qu’un homme mauvais. Donc le bien et le mal ne diversifient pas l’espèce des actes.

2. Le mal, étant une privation, est un non-être. Mais le non-être ne peut constituer une différence, d’après le Philosophe. Donc, puisque la différence constitue l’espèce, il semble qu’un acte ne rentre pas dans une espèce nouvelle du fait qu’il est mauvais. Par suite, le bien et le mal ne diversifient pas l’espèce des actes humains.

3. A des actes spécifiquement divers correspondent des effets divers. Or, un même effet peut résulter de deux actes dont l’un est bon et l’autre mauvais ; ainsi la génération résulte de l’adultère comme du mariage. Donc les actes bons et les actes mauvais ne diffèrent pas quant à l’espèce.

4. Le bien et le mal résultent quelquefois des circonstances. Or la circonstance, étant un accident, ne peut donner à l’acte son espèce. Donc les actes humains ne diffèrent pas en espèce selon leur bonté ou leur malice.

En sens contraire, d’après le Philosophe, “ des habitus semblables produisent des actes semblables ”. Or, les habitus bons et mauvais diffèrent spécifiquement, comme la libéralité et la prodigalité. Donc les actes bons et mauvais diffèrent par leur espèce.

Réponse : Tout acte, nous l’avons dit, est spécifié par son objet. Il suit de là qu’une certaine diversité dans les objets constitue parmi les actes une diversité d’espèce. Il faut aussi considérer que la différence de l’objet peut faire la différence de l’espèce dans les actes en tant qu’ils sont rapportés à un principe actif, alors que cette différence ne spécifie nullement les actes en tant qu’ils sont rapportés à un autre principe actif. Car l’espèce ne résulte pas d’une relation accidentelle, mais d’une relation essentielle par rapport à un principe actif, et accidentelle par rapport à un autre ; ainsi la connaissance de la couleur et celle du son diffèrent essentiellement par rapport aux sens, et ne diffèrent pas par rapport à l’intellect.

Dans les actes humains, le bien et le mal sont déterminés par le rapport à la raison, parce que, comme dit Denys, le bien de l’homme consiste dans la conformité, et le mal dans la contrariété à l’égard de la raison. En effet, le bien d’un être est ce qui convient à sa forme, et le mal ce qui est en opposition avec elle. Il est donc clair que la différence du bien et du mal considérée dans l’objet entretient un rapport essentiel avec la raison, selon que l’objet convient à celle-ci ou non. Or, nos actes sont appelés humains ou moraux en tant qu’ils sont I’œuvre de la raison. Il en résulte clairement que le bien et le mal diversifient les espèces des actes moraux, puisque les différences essentielles diversifient les espèces.

Solutions : 1. Même dans les êtres naturels les espèces sont diversifiées par le bien et le mal, c’est-à-dire par ce qui est conforme ou contraire à la nature. Un corps mort, en effet, et un corps vivant ne sont pas de la même espèce. De même le bien qui résulte de la conformité à la raison, et le mal qui résulte de la non-conformité, changent l’espèce des actes moraux.

2. Le mal implique une privation, non absolue, mais relative à telle ou telle puissance. Un acte, en effet, est mauvais dans son espèce, non parce qu’il n’a aucun objet, mais parce qu’il a un objet contraire à la raison, comme, par exemple, prendre le bien d’autrui. D’où il suit que l’objet, étant une réalité positive, peut constituer l’espèce qu’est l’acte mauvais.

3. L’acte conjugal et l’adultère, par rapport à la raison, diffèrent spécifiquement, et produisent aussi des effets d’espèce différente ; car l’un mérite louange et récompense, l’autre, blâme et châtiment. Mais sous le rapport de la génération, ils ne diffèrent pas d’espèce, et ils ont par conséquent un même résultat spécifique.

4. Les circonstances sont prises quelquefois comme constituant la différence essentielle d’un objet, en tant qu’on les compare à la raison ; et, dans ce cas, elles peuvent spécifier l’acte moral. Cela arrive nécessairement toutes les fois qu’elles changent un acte bon en un acte mauvais; ce qu’elles ne peuvent faire que par leur opposition à la raison.

Article 6

Cette spécification en bien ou en mal vient-elle de la fin ?

Objections : 1. Non, semble-t-il. Les actes sont spécifiés par leur objet. Or, la fin diffère de l’objet. Donc le bien et le mal qui viennent de la fin, ne diversifient pas l’espèce des actes.

2. Ce qui n’est qu’accident ne détermine pas l’espèce, on vient de le dire. Or, le rapport d’un acte avec telle fin est souvent accidentel, par exemple faire l’aumône par vaine gloire. Donc le bien et le mal qui viennent de la fin ne diversifient pas l’espèce des actes.

3. Des actes spécifiquement divers peuvent être rapportés à une même fin ; ainsi la vaine gloire peut être la fin de plusieurs vertus et de plusieurs vices. Donc le bien et le mal qui résultent de la fin ne diversifient pas l’espèce des actes.

En sens contraire, nous avons montré plus haut que les actes humains étaient spécifiés par la fin. Donc ils le sont par le bien et le mal qui dépendent de la fin.

Réponse : Comme nous l’avons dit plus haut, on appelle humains certains actes parce qu’ils sont volontaires. Or, l’acte volontaire se compose de deux actes, l’un intérieur, l’autre extérieur, qui ont chacun leur objet propre. La fin est l’objet propre de l’acte intérieur, celui de l’acte extérieur est ce sur quoi il porte. De même donc que l’objet sur lequel s’exerce l’acte extérieur spécifie cet acte, ainsi l’acte intérieur est-il spécifié par la fin comme par son objet propre. Mais ce qui provient de la volonté est comme la forme de ce que réalise l’acte extérieur, parce que nos membres sont les instruments dont la volonté se sert pour agir ; et les actes extérieurs ne sont moraux que dans la mesure où üs sont volontaires. C’est pourquoi l’espèce des actes moraux résulte formellement de la fin, et matériellement de l’objet de l’acte extérieur. De là cette parole du Philosophe : “ Celui qui vole pour commettre un adultère, est plutôt adultère que voleurs. ”

Solutions : 1. La fin, on l’a vu, peut être également considérée comme objet.

2. Quoique l’acte extérieur soit accidentellement rapporté à telle fin, il n’en est pas de même de l’acte intérieur qui est la forme de l’acte extérieur.

3. Lorsque plusieurs actes spécifiquement divers sont rapportés à une même fin, il y a bien diversité d’espèce dans les actes extérieurs ; mais il y a unité spécifique du côté de l’acte intérieur.

Article 7

L’espèce qui vient de la fin est-elle subordonnée à celle qui vient de l’objet comme à un genre, ou est-ce le contraire ?

Objections : 1. Il semble bien que la bonté spécifique qui vient de la fin soit subordonnée à la bonté spécifique qui vient de l’objet, comme l’espèce est subordonnée à son genre ; ainsi, par exemple, si quelqu’un veut voler pour faire l’aumône. Car l’acte tire son espèce de l’objet, on vient de le dire. Or, il est impossible qu’une chose soit renfermée dans une espèce différente de la sienne et qui ne soit pas subordonnée à celle-ci, car une même chose ne peut appartenir à des espèces différentes et indépendantes. Donc l’espèce qui vient de la fin est renfermée dans celle qui vient de l’objet.

2. Toujours la différence ultime constitue l’espèce la plus particulière. Or. la différence qui vient de la fin est postérieure à celle qui vient de l’objet, car la fin a qualité de terme ultime. Donc l’espèce qui vient de la fin est renfermée dans celle qui vient de l’objet, comme étant plus particulière que celle-ci.

3. Plus une différence est formelle, plus elle est particulière, parce que la différence est au genre ce que la forme est à la matière. Or, nous venons de voir que l’espèce qui vient de la fin est plus formelle que celle qui vient de l’objet. Donc l’espèce qui vient de la fin est renfermée dans celle qui vient de l’objet, comme l’espèce dans son genre.

En sens contraire, tout genre a des différences déterminées. Or, les actes appartenant à l’espèce qui vient de l’objet, peuvent être rapportés à une infinité de fins : ainsi le vol peut avoir pour fin une foule de biens et de maux. Donc l’espèce qui vient de la fin n’est pas subordonnée à celle qui vient de l’objet, comme à son genre.

Réponse : L’objet d’un acte extérieur peut avoir deux sortes de rapports avec la fin déterminée par la volonté. Il peut lui être rapporté de soi ; ainsi, combattre courageusement a, de sa nature, un rapport direct avec la victoire. Il peut aussi ne lui être rapporté qu’accidentellement; lorsque, par exemple, on prend le bien d’autrui pour faire l’aumône. Or, d’après le Philosophe, les différences qui divisent un genre et forment ses espèces doivent le diviser de soi ; si elles ne le font que par accident, la division n’est pas correcte. Si l’on disait par exemple que, parmi les animaux, les uns sont raisonnables, les autres sont privés de raison, et que, parmi ces derniers, les uns ont des ailes, les autres en sont dépourvus; ces derniers qualités, en effet, ne déterminent pas de soi la nature de l’animal privé de raison. Mais il faudrait ainsi diviser les animaux : les uns ont des pieds, les autres n’en ont pas ; et parmi les premiers, les uns en ont deux, les autres quatre, d’autres un plus grand nombre. Cette division détermine de soi la première différence établie.

Ainsi donc, quand l’objet n’est pas par lui-même rapporté à la fin, la différence spécifique qui vient de l’objet n’est pas propre à déterminer celle qui vient de la fin, ni réciproquement. D’où il suit que ces espèces ne rentrent pas l’une dans l’autre, et qu’alors l’acte moral est comme renfermé dans deux espèces disparates. Aussi disons-nous que celui qui vole pour commettre la fornication commet deux fautes en un seul acte. Mais si l’objet est par lui-même rapporté à la fin, l’une des différences détermine l’autre, et, par suite, l’une est renfermée dans l’autre.

Reste à examiner quelle différence dépend de l’autre. Pour le déterminer clairement, il faut considérer ces principes. D’abord, plus la forme qui cause la différence est particulière, plus cette différence est spécifique. En second lieu, plus un agent est universel, et plus sa forme l’est aussi. En troisième lieu, à une fin éloignée correspond un agent plus universel; ainsi la victoire, qui est la fin de l’armée, est ce que se propose le général en chef; mais la disposition de tel ou tel bataillon est la fin que se proposent les officiers inférieurs.

Il découle de là que la différence spécifique venant de la fin est plus générale, et que celle qui vient d’un objet par lui-même rapporté à cette fin est spécifique par rapport à la première. Car la volonté, dont l’objet propre est la fin, est le moteur universel des autres puissances de l’âme, qui ont en propre les objets des actes particuliers.

Solutions : 1. Considérée en elle-même, une chose ne peut pas appartenir à deux espèces indépendantes ; mais ses accidents peuvent la ranger dans des espèces différentes ; ainsi la couleur d’un fruit le range dans la classe des objets blancs, et son parfum dans la classe des objets odorants. De même un acte qui, pris en lui-même, appartient à telle espèce, pourra, à cause de conditions morales adventices, être rangé dans deux espèces, comme on l’a dit.

2. La fin vient en dernier lieu dans l’exécution, mais elle est première dans l’intention de la raison, qui détermine les espèces des actes moraux.

3. La différence est au genre ce que la forme est à la matière, en tant qu’elle fait passer le genre à l’acte ; mais le genre est aussi plus formel que l’espèce, comme étant plus absolu et moins restreint. Aussi les parties d’une définition se résolvent-elles dans le genre de la cause formelle, dit le Philosophe ; et, sous ce rapport, le genre est la cause formelle de l’espèce, et d’autant plus formel qu’il est plus commun.

Article 8

Y a-t-il des actes humains indifférents selon leur espèce ?

Objections : 1. Il semble que non. Le mal, d’après S. Augustin, est la privation d’un bien. Or la privation et l’habitus sont en opposition immédiate, d’après le Philosophe. Donc il n’y a pas d’acte spécifiquement indifférent, et existant comme un intermédiaire entre le bien et le mal.

2. Les actes humains, on l’a dit, sont spécifiés par leur fin ou leur objet. Or, tout objet et toute fin a raison de bien ou de mal. Donc tout acte humain est bon ou mauvais, et aucun n’est indifférent dans son espèce.

3. Ainsi qu’on l’a vu, l’acte bon est celui qui a la perfection qui lui convient, et l’acte mauvais celui qui ne l’a pas. Or, nécessairement, tout acte a ou n’a pas la plénitude de bonté qui lui convient. Donc nécessairement tout acte est bon ou mauvais dans son espèce et aucun n’est indifférent.

En sens contraire, S. Augustin dit qu’il y certaines actions moyennes “ qui peuvent être faites avec une bonne ou une mauvaise intention et dont il est téméraire de juger. Donc il y a de actes indifférents dans leur espèce.

Réponse : Tout acte, comme nous l’avons vu, est spécifié par son objet, et l’acte humain appelé acte moral est spécifié par l’objet considéré dan son rapport avec le principe des actes humains qui est la raison. Si l’objet d’un acte renferme quelque chose de conforme à l’ordre voulu par la raison, cet acte sera spécifiquement bon ; par exemple, faire l’aumône à un indigent. S’il renferme, au contraire, quelque chose que la raison réprouve, il sera spécifiquement mauvais par exemple, voler, c’est-à-dire prendre le bien d’autrui. Mais quelquefois l’objet d’un acte ne renferme rien qui touche à l’ordre de la raison ; par exemple, ramasser un brin de paille, aller à la campagne, etc., et ces actes sont indifférents dans leur espèce.

Solutions : 1. Il y a deux sortes de privation. L’une consiste dans un état de privation totale, qui ne laisse rien, mais enlève tout ; telles sont la cécité par rapport à la vue, la complète obscurité par rapport à la lumière, la mort par rapport à la vie ; entre une privation de ce genre et l’habitus, il ne peut y avoir de moyen terme. Il y a une autre privation qui est limitée : ainsi la maladie est la privation de la santé, non qu’elle la détruise totalement, mais parce qu’elle est la voie qui conduit à la destruction totale opérée par la mort. Cette privation-là, laissant subsister quelque chose, n’est pas toujours en opposition radicale avec l’habitus contraire. C’est en ce sens que le mal est la privation du bien, comme dit Simplicius ; car il n’enlève pas tout le bien, mais en laisse une partie. D’où il suit qu’il peut y avoir un milieu entre le bien et le mal.

2. Tout objet et toute fin ont une bonté ou une malice au moins naturelle, mais non toujours une bonté ou une malice morale, laquelle résulte de leur rapport avec la raison ; c’est de celle-ci qu’il s’agit maintenant.

3. Tout ce qui est dans un acte n’appartient pas à son espèce. De ce fait, quoique son espèce ne renferme pas tout ce qui convient à la plénitude de la bonté qui lui est propre, un acte n’est pas pour cela spécifiquement mauvais, ni bon non plus; de même que l’homme, selon son espèce, n’est ni vertueux ni vicieux.

Article 9

Y a-t-il des actes individuels qui soient indifférents ?

Objections : 1. Il semble que oui. Il n’y a aucune espèce qui ne renferme ou ne puisse renfermer quelque individu. Or, il y a des actes indifférents dans leur espèce, comme on vient de le voir. Donc un acte individuel peut être indifférent.

2. “ Les actes individuels produisent des habitus qui leur sont semblables ”, selon Aristote. Or il y a des habitus indifférents, car selon lui certains, en particulier des gens indolents et des prodigues, ne sont pas mauvais ; cependant il est clair qu’ils ne sont pas bons, car ils s’écartent de la vertu ; et ainsi leur manière d’être est indifférente. Donc il y a des actes individuels qui sont indifférents.

3. Le bien moral appartient à la vertu, et le mal moral au vice. Or quelquefois l’homme ne rapporte pas un acte, de sa nature indifférent, à une fin vertueuse ou vicieuse. Donc il y a des actes individuels qui sont indifférents.

En sens contraire, S. Grégoire dit, dans une de ses homélies : “ La parole oiseuse est celle qui n’est ni utile à la vertu, ni nécessaire aux yeux de la raison. ” Or, les paroles oiseuses sont mauvaises, puisque les hommes doivent en rendre compte au jour du jugement, selon S. Matthieu (12, 36). Mais si elles sont dictées par une juste nécessité ou une utilité pieuse, ces paroles sont bonnes. Donc toute parole que nous disons est bonne ou mauvaise, et par la même raison, tout acte est bon ou mauvais. Donc aucun acte individuel n’est indifférent.

Réponse : Il arrive qu’un acte soit indifférent dans son espèce, alors qu’il est bon ou mauvais pris individuellement. Cela résulte de ce que l’acte moral, comme nous l’avons dit, reçoit sa bonté non seulement de l’objet qui le spécifie, mais encore des circonstances qui en sont comme les accidents; ainsi telle chose convient comme accident à un homme particulier, qui ne convient pas à l’homme pris selon son espèce. Il faut même que tout acte individuel ait quelque circonstance tirée au moins de la fin, objet de l’intention, qui le rende bon ou mauvais. En effet, la raison ayant pour objet de disposer adéquatement les actes délibérés, tout acte, par cela seul qu’il n’est pas rapporté à la fin voulue, contredit la raison et devient mauvais. S’il est rapporté à la fin voulue, il est conforme à la raison, et par conséquent doté de bonté morale. Or, tout acte est nécessairement rapporté, ou non, à la fin requise. Donc tout acte individuel provenant d’une délibération de la raison est nécessairement bon ou mauvais. S’il ne provient pas d’une délibération antérieure mais de l’imagination - par exemple, se frotter la barbe, remuer la main ou le pied - cet acte n’est pas à proprement parler un acte moral et humain, puisque c’est la raison qui donne aux actes cette qualité ; il est indifférent, en ce sens qu’il est étranger au genre des actes moraux.

Solutions : 1. Qu’un acte soit spécifiquement indifférent, cela peut arriver de plusieurs manières. D’abord l’indifférence d’un acte pourrait être requise par son espèce même, et c’est ce que suppose l’objection. Mais aucun acte n’est indifférent de cette manière, car il n’y a aucun objet des actes humains qui, soit par la fin, soit par les circonstances, ne puisse être rendu bon ou mauvais. Un acte peut encore être dit spécifiquement indifférent, lorsque par sa nature il n’est ni bon ni mauvais, mais peut toutefois devenir tel d’une autre manière. Ainsi l’homme n’est ni blanc ni noir par son espèce, mais celle-ci ne s’oppose pas à ce qu’il soit l’un ou l’autre; la blancheur et la noirceur chez l’homme peuvent, en effet, résulter d’autres principes que ceux qui caractérisent son espèce.

2. Le Philosophe appelle proprement mauvais celui qui nuit aux autres hommes ; en ce sens il dit que le prodigue n’est pas mauvais, parce qu’il ne nuit à aucun autre qu’à lui-même ; et il en est ainsi de tous ceux qui ne nuisent pas à leur prochain. Mais nous, nous appelons généralement mal tout ce qui est contraire à la droite raison ; et, en ce sens, tout acte individuel, comme on l’a vu, est bon ou mauvais.

3. Toute fin que l’homme se propose en vertu d’une délibération de la raison se rapporte au bien d’une vertu ou au mal d’un vice. Ainsi, ce que l’on fait comme il le faut pour l’entretien ou le repos du corps appartient à la vertu, si l’on fait servir son corps à la vertu. Et ainsi pour le reste.

Article 10

Y a-t-il des circonstances qui puissent rendre un acte moral spécifiquement bon ou mauvais ?

Objections : 1. Il ne semble pas. L’acte est spécifié par l’objet. Or les circonstances diffèrent de l’objet ; donc elles ne spécifient pas l’acte.

2. Les circonstances sont des accidents par rapport à l’acte moral, on l’a dit. Or, les accidents ne constituent pas les espèces de bien et de mal.

3. Une seule chose ne peut appartenir à plusieurs espèces. Or, un seul acte peut renfermer plusieurs circonstances. Donc les circonstances ne rendent pas un acte bon ou mauvais.

En sens contraire, le lieu est une circonstance. Or, le lieu peut spécifier la malice de l’acte moral, car voler dans un lieu saint est sacrilège. Donc une circonstance peut rendre un acte moral spécifiquement bon ou mauvais.

Réponse : De même que les espèces des êtres naturels sont constituées par les formes naturelles, de même les espèces des actes moraux résultent des formes telles que la raison les conçoit, nous l’avons vu plus haut. Mais la nature ayant un objet unique et déterminé, et ne pouvant procéder à l’infini, il faut nécessairement arriver à une forme dernière qui fournit la différence spécifique, et au-delà de laquelle il ne saurait y en avoir d’autre. De là vient que les accidents, dans les êtres naturels, ne peuvent fournir la différence constitutive d’une espèce. Mais la raison, dans sa marche, n’est pas déterminée à un seul objet et peut, après un terme donné, aller toujours au-delà. C’est pourquoi ce qui, dans un acte, est considéré comme une circonstance surajoutée à l’objet qui spécifie cet acte, peut ensuite être considéré comme une des conditions principales de l’objet qui détermine l’espèce de l’acte. Ainsi prendre le bien d’autrui est spécifié par sa qualité de bien dérobé, et cet acte est pour cela rangé dans l’espèce du vol ; si à partir de là on considère le temps et le lieu, on les envisagera comme des circonstances. Mais comme la raison peut aussi régler le temps, le lieu, etc., la condition du lieu, par rapport à l’objet, peut être contraire à l’ordre voulu par la raison, qui interdit par exemple de profaner un lieu saint. Par suite, voler quelque chose dans un lieu saint ajoute à l’acte une opposition spéciale avec l’ordre de la raison. Le lieu, considéré d’abord comme une circonstance, devient alors une des conditions principales de l’objet dans son opposition à la raison. Et de cette façon, toutes les fois qu’une circonstance est conforme ou contraire à l’ordre spécial de la raison, elle donne nécessairement à l’acte un caractère spécifique de bonté ou de malice.

Solutions : 1. La circonstance qui donne à l’acte son espèce est considérée comme une condition particulière et une différence spécifique de l’objet, on vient de le dire.

2. La circonstance qui reste proprement telle et garde sa nature d’accident, ne spécifie pas l’acte ; elle le spécifie en tant qu’elle se transforme pour devenir une condition principale de l’objet.

3. Toute circonstance ne rend pas l’acte moral spécifiquement bon ou mauvais, parce qu’elle ne comporte pas toujours conformité ou opposition à la raison. Il n’est donc pas vrai qu’un acte ayant plusieurs circonstances, doive appartenir à plusieurs espèces, bien qu’il ne soit pas absurde, comme nous l’avons montré, qu’un seul acte moral se situe dans plusieurs espèces, même disparates.

Article 11

Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice d’un acte moral le range-t-elle dans une nouvelle espèce de bien ou de mal ?

Objections : 1. Oui, semble-t-il. Le bien et le mal forment les différences spécifiques des actes moraux. Donc, ce qui établit une différence dans la bonté ou la malice d’un acte lui donne une différence spécifique, c’est-à-dire le range dans une espèce différente. Mais ce qui augmente la bonté ou la malice d’un acte établit évidemment une différence dans sa malice ou sa bonté, et le range par là même dans une espèce différente. Donc toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice de l’acte constitue une nouvelle espèce.

2. Ou bien la circonstance qui survient renferme quelque bonté ou quelque malice, ou bien elle n’en renferme pas. Si elle n’en renferme pas, elle ne peut ajouter à la bonté ou à la malice de l’acte, parce que ce qui n’est pas bien ne peut augmenter un bien, et ce qui n’est pas mal ne peut aggraver un mal. Si elle a quelque bonté ou quelque malice, elle a par cela seul une espèce de bien ou de mal. Donc toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice d’un acte forme une nouvelle espèce de bien ou de mal.

3. D’après Denys, “ le mal résulte de tous les défauts particuliers ”. Or, toute circonstance qui ajoute à la malice d’un acte constitue un défaut particulier ; elle introduit donc une nouvelle espèce de péché. Pour la même raison, si une circonstance augmente la bonté de l’acte, elle introduira une nouvelle espèce de bonté : de même que toute unité ajoutée à un nombre donné produit une nouvelle espèce de nombre ; le bien, en effet, résulte du nombre, du poids et de la mesure.

En sens contraire, le plus et le moins ne diversifient pas les espèces. Or, le plus et le moins constituent une circonstance qui augmente la bonté ou la malice d’un acte. Donc toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice d’un acte moral ne constitue pas une nouvelle espèce de bien ou de mal.

Réponse : La circonstance, nous l’avons dit, ne spécifie le bien ou le mal d’un acte moral que par un rapport spécial avec l’ordre voulu par la raison. Or, quelquefois, une circonstance n’est en rapport de bien ou de mal avec la raison que par l’intermédiaire d’une autre circonstance qui spécifie déjà la bonté ou la malice de l’acte moral. Ainsi, prendre quelque chose en grande ou petite quantité n’est en rapport de bien et de mal avec l’ordre de la raison que présupposée une autre condition qui rend l’acte bon ou mauvais, par exemple que l’objet appartienne à autrui, ce qui met l’acte en opposition avec la raison. Par suite, prendre une petite ou une grande quantité ne constitue pas des espèces différentes de péchés, quoique le péché puisse en être aggravé ou diminué. Il en est de même des autres maux et des autres biens. D’où il résulte que toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice d’un acte ne diversifie pas pour cela son espèce.

Solutions : 1. Dans les choses susceptibles d’une intensité plus ou moins grande, une différence de cet ordre ne diversifie pas l’espèce ; ainsi deux objets qui diffèrent par le degré de blancheur n’appartiennent pas pour cela à deux espèces différentes d’objets colorés. De même, les actes moraux qui ne diffèrent entre eux que par le degré de bien ou de mal, n’appartiennent pas pour cela à des espèces différentes.

2. Les circonstances qui augmentent la bonté ou la malice d’un acte ne sont pas toujours bonnes ou mauvaises en elles-mêmes; elles peuvent l’être uniquement par leur rapport avec une autre condition de l’acte, nous venons de le dire. C’est pourquoi elles n’introduisent pas une nouvelle espèce de bonté ou de malice mais augmentent celle qui provient de cette autre condition.

3. Toute circonstance n’entraîne pas par elle-même un défaut particulier; elle ne peut le faire, tout comme elle n’ajoute une nouvelle perfection, que par son rapport avec une autre condition de l’acte ; et, quoiqu’elle augmente d’autant la bonté ou la malice de l’acte, elle ne change pas alors l’espèce du bien ou du mal.