Question 99

LA CONDITION CORPORELLE DANS LAQUELLE SERAIENT NÉS LES ENFANTS

Il faut étudier maintenant la condition des enfants engendrés dans l’état d’innocence : 1. Quant au corps (Q. 99). - 2. Quant à la justice (Q. 100). - 3. Quant à la science (Q. 101).

1. Dans l’état d’innocence les enfants auraient-ils eu dès la naissance une force physique achevée ? - 2. Seraient-ils tous nés de sexe masculin ?

Article 1

Dans l’état d’innocence les enfants auraient-ils eu dès la naissance une force physique achevée ?

Objections : 1. S. Augustin nous dit : " Cette faiblesse du corps (celle qui apparaît chez les enfants) répond bien à la faiblesse de leur esprit. " Mais dans l’état d’innocence il n’y aurait eu aucune faiblesse de l’esprit. Par conséquent une telle faiblesse du corps n’aurait pas existé non plus chez les enfants.

2. Certains animaux ont dès leur naissance une force suffisante pour faire usage de leurs membres. Mais l’homme est plus noble que les autres animaux. Donc il lui est bien plus naturel encore d’avoir dès la naissance la force de se servir de ses membres. Et ainsi l’état actuel semble bien être une peine consécutive au péché.

3. Ne pas pouvoir atteindre une chose délectable offerte à la vue implique une certaine douleur. Mais si les enfants n’avaient pas eu la force de mouvoir leurs membres, il serait souvent arrivé qu’ils ne pussent atteindre un objet délectable présenté à leur vue. Il y aurait donc eu pour eux une certaine douleur qui ne pouvait exister avant le péché. Donc les enfants dans l’état d’innocence n’auraient pas été privés de la force de mouvoir leurs membres.

4. Les infirmités de la vieillesse semblent correspondre à celles de l’enfance. Mais dans l’état d’innocence, il n’y aurait pas eu té dans la vieillesse. Donc il n’y en aurait pas eu dans l’enfance non plus.

En sens contraire, tout être engendré est imparfait avant d’atteindre sa perfection. Mais les enfants dans l’état d’innocence auraient été produits par voie de génération. Par conséquent ils auraient commencé par être imparfaits en taille et en vigueur corporelle.

Réponse : Ce qui est au-dessus de la nature, nous ne le connaissons que par la foi ; ce que nous croyons, nous le devons à l’autorité. Aussi en tout ce que nous faisons devons-nous suivre la nature des choses, sauf pour celles qui nous sont transmises par l’autorité divine et qui sont au-dessus de la nature. Or, manifestement il est naturel parce que en harmonie avec les principes de la nature humaine, que les enfants n’aient pas dès leur naissance la force suffisante pour mouvoir leurs membres. En effet, l’homme a par nature un cerveau plus volumineux, proportionnellement au reste du corps, que les autres animaux. Aussi est-il naturel qu’en raison de l’extrême humidité du cerveau chez les enfants, les nerfs qui sont les instruments du mouvement ne soient pas aptes à mouvoir les membres. D’autre part, il ne fait de doute pour aucun catholique qu’il pourrait se faire, par la vertu divine, que les enfants aient dès leur naissance la force complète nécessaire au mouvement des membres.

Or, il est certain, par l’autorité de l’Écriture (Ecclésiaste 7, 29) que " Dieu fit l’homme droit ", et cette rectitude consiste, dit S. Augustin dans la parfaite soumission du corps à l’âme. De même donc que, dans l’état primitif, il ne pouvait rien y avoir dans les membres de l’homme qui résistât à une volonté bien ordonnée, de même les membres de l’homme ne pouvaient se dérober à la volonté humaine. Or une volonté humaine bien ordonnée est celle qui tend aux actes qui lui conviennent. Mais les mêmes actes ne conviennent pas à l’homme à n’importe quel âge. Il faut donc dire que les enfants n’auraient pas eu dès leur naissance une force suffisante pour mouvoir leurs membres à n’importe quels actes, mais à ceux qui convenaient à l’enfance, comme de téter et autres actes de ce genre.

Solutions : 1. La faiblesse dont parle S. Augustin est celle qui apparaît maintenant chez les enfants même dans les actes qui conviennent à leur âge ; on le voit bien par les mots qui précèdent ; " placés à côté du sein, ils sont encore plus capables de pleurer de faim que de téter ".

2. Que certains animaux possèdent dès la naissance l’usage de leurs membres, cela ne vient pas de leur perfection, puisque certains animaux plus parfaits n’ont pas cet avantage, mais de la sécheresse de leur cerveau, et de ce que les actes propres à des animaux de ce genre sont imparfaits, si bien que peu de force y suffit.

3. La solution a été donnée dans le corps de l’article. Mais on peut dire aussi que les enfants n’auraient rien désiré sinon ce qui leur aurait convenu selon une volonté bien ordonnée, et selon leur état.

4. L’homme dans l’état d’innocence aurait connu la génération, mais non la corruption. Et c’est pourquoi certaines déficiences infantiles consécutives à la génération auraient pu se produire en cet état, mais non des faiblesses séniles, qui acheminent à la corruption.

Article 2

Tous les enfants seraient-ils nés du sexe masculin ?

Objections : 1. Aristote dit que " la femelle est un mâle manqué ", survenant pour ainsi dire en dehors de la visée de la nature. Mais dans l’état primitif rien ne serait arrivé qui ne fût pas naturel dans la génération humaine. Donc il ne serait pas né de femmes.

2. Tout engendrant engendre un être qui lui est semblable, à moins d’être empêché par une impuissance ou par une mauvaise disposition de la matière, comme lorsqu’un petit feu ne peut enflammer du bois vert. Or, dans la génération, la vertu active se trouve chez le mâle. Donc, puisque dans l’état d’innocence, il n’y aurait eu aucune impuissance chez le mâle, ni aucune mauvaise disposition de la matière chez la femelle, il semble que les nouveau-nés auraient tous été mâles.

3. Dans l’état d’innocence la génération était ordonnée à la multiplication des hommes. Mais les hommes auraient pu se multiplier suffisamment par le premier homme et la première femme, du fait que ceux-ci devaient vivre sans fin. Donc il n’aurait pas été nécessaire que dans l’état d’innocence naquissent d’autres femmes.

En sens contraire, la nature se serait développée par la génération telle que Dieu l’a instituée. Mais, comme il est dit dans la Genèse (1, 27 ; 2, 22), Dieu institua l’homme et la femme dans la nature humaine. Par conséquent, en cet état, ce sont des hommes et des femmes qui auraient été engendrés.

Réponse : Rien n’eût manqué dans l’état d’innocence de ce qui appartient à la nature humaine, complète. Or, de même que la diversité des degrés d’être appartient à la perfection de l’univers, de même la diversité des sexes concourt à la perfection de la nature humaine. Et c’est pourquoi dans l’état d’innocence l’un et l’autre sexe eussent été produits par la génération.

Solutions : 1. Quand on dit que la femelle est un mâle manqué, c’est parce qu’elle est en dehors de la visée de la nature particulière, ce n’est pas qu’elle soit en dehors de la nature universelle, on l’a dit précédemment.

2. La génération de la femme ne se produit pas seulement, comme dit l’objection, à cause de l’impuissance de la vertu active ou d’une mauvaise disposition de la matière, mais parfois à cause d’un accident extérieur. Par exemple, d’après Aristote, le vent du nord favorise la génération des garçons, et celui du sud la génération des filles. Parfois aussi cela vient d’une pensée de l’âme, qui peut facilement modifier le corps. Ceci pouvait surtout se produire dans l’état d’innocence, où le corps était plus soumis à l’âme ; et ainsi le sexe de l’enfant aurait été différent au gré de l’engendrant.

3. Les enfants auraient été engendrés dotés d’une vie animale à laquelle il appartient d’engendrer tout autant que d’user d’aliments. Aussi convenait-il que tous engendrassent, et pas seulement les premiers parents. Cela semble impliquer qu’il serait né autant de filles que de garçons.