Question 97

CE QUI CONCERNE L’ÉTAT DU PREMIER HOMME QUANT À LA CONSERVATION DE L’INDIVIDU

Il faut étudier maintenant ce qui concerne l’état du premier homme dans son corps. Nous examinerons d’abord la conservation de l’individu (Q. 97), et ensuite celle de l’espèce (Q. 98-101).

1. L’homme dans l’état d’innocence était-il immortel ? - 2. Était-il impassible ? - 3. Avait-il besoin de se nourrir ? - 4. Aurait-il obtenu l’immortalité par l’arbre de vie ?

Article 1

L’homme, dans l’état d’innocence, était-il immortel ?

Objections : 1. Il semble que non. Car " mortel " fait partie de la définition de l’homme. Mais si l’on enlève la définition, on enlève le défini. Donc si homme il y avait, il ne pouvait pas être immortel.

2. " Corruptible et incorruptible appartiennent à des genres différents ". dit Aristote. Mais les êtres qui appartiennent à des genres différents ne peuvent pas se changer l’un en l’autre. Donc, si le premier homme avait été incorruptible, il n’aurait pas pu être corruptible dans l’état actuel.

3. Si l’homme dans l’état d’innocence a été immortel, il le devait soit à la nature, soit à la grâce. Or il ne le devait pas à la nature car, puisque la nature reste spécifiquement la même, il serait immortel maintenant encore. Il ne le devrait pas non plus à la grâce, car le premier homme recouvra la grâce par la pénitence, selon la parole du livre de la Sagesse (10, 1) : (la Sagesse) " le délivra de sa faute " ; par conséquent il aurait recouvré l’immortalité, ce qui est évidemment faux. Donc l’homme n’était pas immortel dans l’état d’innocence.

4. L’immortalité est promise à l’homme comme une récompense, selon la parole de l’Apocalypse (21, 4) : " Il n’y aura plus de mort. " Or, l’homme ne fut pas créé dans l’état de récompense, mais de manière à mériter la récompense. Par conséquent l’homme dans l’état d’innocence n’était pas immortel.

En sens contraire, l’épître aux Romains (5, 2) nous dit : " Par le péché la mort est entrée dans le monde. " Donc avant le péché l’homme était immortel.

Réponse : Quelque chose peut être qualifié d’incorruptible à trois titres. Premièrement, du côté de la matière, s’il n’a pas de matière, comme l’ange, ou s’il a une matière en puissance à une seule forme, comme les corps célestes ; on dit alors qu’il est incorruptible par nature. Deuxièmement, du côté de la forme, du fait qu’à une chose corruptible par nature est attachée une certaine disposition qui l’empêche absolument de se corrompre. On dit alors que c’est incorruptible en vertu de la gloire, car, dit S. Augustin " Dieu a fait l’âme d’une nature si puissante que sa béatitude fait rejaillir sur le corps plénitude de santé et vigueur d’incorruption ". Troisièmement, du côté de la cause efficiente. C’est de cette façon que l’homme dans l’état d’innocence aurait été incorruptible et immortel, car, dit S. Augustin : " Dieu en créant l’homme lui a donné la vigueur de l’immortalité pour aussi longtemps qu’il ne pécherait pas, si bien qu’il serait lui-même l’auteur ou de sa vie ou de sa mort. " En effet, son corps n’était pas à l’abri de la dissolution par une vertu d’immortalité existant en lui ; c’est l’âme qui possédait une force surnaturelle donnée par Dieu, grâce à laquelle elle pouvait préserver le corps de toute corruption, aussi longtemps qu’elle serait demeurée soumise à Dieu. Cette disposition est logique. Puisque l’âme raisonnable n’est pas entièrement absorbée par sa relation à la matière corporelle, comme on l’a dit précédemment, il convenait qu’au commencement lui fût donnée une vertu par laquelle elle pourrait conserver le corps d’une façon q ‘ ui dépassât la nature de la matière corporelle.

Solutions : 1. 2. Les deux premières objections parlaient de l’incorruptibilité et de l’immortalité par nature.

3. La force que possédait l’âme pour préserver le corps de la corruption ne lui était pas naturelle, c’était un don de grâce. Et sans doute recouvra-telle la grâce pour la rémission de la faute et le mérite de la gloire, mais elle ne la recouvra pas dans son effet d’immortalité perdue. Car cela était réservé au Christ par qui le défaut de la nature devait être réparé en mieux, comme on le dira plus loin.

4. L’immortalité de gloire promise en récompense diffère de celle qui fut octroyée à l’homme dans l’état d’innocence.

Article 2

L’homme, dans l’état d’innocence, était-il impassible ?

Objections : 1. La sensation est un certain pâtir. Mais l’homme, dans l’état d’innocence, eût été doué de sensibilité. Donc il aurait été passible.

2. Le sommeil est une certaine passion. Mais l’homme dans l’état d’innocence aurait dormi, selon la Genèse (2, 21) : " Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam. " Donc il aurait été passible.

3. On ajoute dans le même chapitre de la Genèse : " Dieu enleva une de ses côtes. " Donc il eût été passible aussi en subissant cette ablation.

4. Le corps de l’homme était mou. Mais ce qui est mou est exposé par nature à subir l’action de ce qui est dur. Par conséquent, si le corps du premier homme avait heurté quelque corps dur, il en aurait souffert. Et ainsi le premier homme était passible.

En sens contraire, si le premier homme avait été passible, il aurait été aussi corruptible, car la passion, en augmentant, détruit la substance.

Réponse : Le mot " passion " peut s’employer en deux sens. D’abord au sens propre, où l’on dit qu’une chose pâtit parce qu’elle est écartée de sa disposition naturelle. En effet, la passion est l’effet de l’action ; or, dans les réalités de la nature, les contraires agissent et pâtissent réciproquement, et l’un écarte l’autre de sa disposition naturelle. Ensuite le mot " passion " est employé dans un sens général pour désigner n’importe quelle mutation, même si elle concerne quelque chose qui perfectionne la nature, par exemple lorsqu’on dit que connaître intellectuellement ou éprouver une sensation sont " un certain pâtir ". Donc, en ce second sens, l’homme dans l’état d’innocence était passible et " pâtissait " à la fois dans son âme et dans son corps. Mais, au premier sens de ce mot, il était impassible dans son âme et dans son corps, de même qu’il était immortel ; il avait en effet le pouvoir d’empêcher la passion aussi bien que la mort, s’il était resté sans péché.

Solutions : 1. 2. La sensation et le sommeil n’écartent pas l’homme de sa disposition naturelle, mais sont ordonnés au bien de la nature.

3. Comme on l’a dit plus haute, cette côte était en Adam en tant que celui-ci était principe du genre humain, à la façon dont la semence est dans l’homme en tant qu’il est principe par la génération. Par conséquent, de même que la séparation de la semence ne s’accompagne pas d’une passion qui écarterait l’homme, de sa disposition naturelle, il faut en dire autant de l’ablation de cette côte.

4. Le corps de l’homme dans l’état d’innocence pouvait être préservé de la lésion que lui aurait infligée quelque chose de dur, en partie par la raison personnelle de l’homme qui lui permettait d’éviter les nuisances ; en partie aussi par la providence de Dieu qui le gardait de telle sorte que rien ne se présentât à l’improviste, qui pût le blesser.

Article 3

Dans l’état d’innocence, l’homme avait-il besoin de se nourrir ?

Objections : 1. Il semblerait que non, car la nourriture est nécessaire à l’homme pour réparer ses pertes. Mais dans le corps d’Adam il ne se produisait aucune perte puisqu’il était incorruptible. Par conséquent il n’avait pas besoin d’aliments.

2. Les aliments sont nécessaires pour se nourrir. Mais la nutrition ne se fait pas sans passion. Puisque le corps de l’homme était impassible, il semble bien qu’il n’avait pas besoin d’aliments.

3. Nous avons besoin d’aliments, dit-on, pour conserver la vie. Mais Adam avait d’autres façons de conserver sa vie puisque, s’il ne péchait pas, il ne devait pas mourir. Donc les aliments ne lui étaient pas nécessaires.

4. Si l’on prend des aliments, cela entraîne des déjections, avec une certaine honte qui ne convient pas à la dignité de l’état primitif. Par conséquent il semble que l’homme dans l’état primitif n’usait pas d’aliments.

En sens contraire, il est dit dans la Genèse (2, 16) : " Tu peux manger de tous les arbres du jardin. "

Réponse : Dans l’état d’innocence l’homme avait une vie animale, où les aliments répondaient à un besoin ; après la résurrection il aura une vie spirituelle, où il n’y aura plus besoin d’aliments. Pour le faire comprendre, considérons que l’âme rationnelle est à la fois âme et esprit. On l’appelle " âme " selon ce qu’elle a de commun avec les autres âmes, à savoir de donner vie à un corps ; ce qui fait dire dans la Genèse (2,7) : " L’homme devint une âme vivante ", c’est-à-dire donnant vie à un corps. Mais on l’appelle " esprit " selon ce qu’elle a en propre, à l’exclusion des autres âmes : de posséder une puissance intellective immatérielle. Dans l’état primitif, donc, l’âme rationnelle communiquait au corps ce qui lui revient en tant qu’elle est une âme ; et c’est pourquoi ce corps était qualifié d’" animal ", en tant qu’il tirait vie d’une âme (anima). Or le premier principe vital dans notre monde inférieur, c’est, dit Aristote, l’âme végétative, dont les activités sont la nutrition, la génération et la croissance. Et c’est pourquoi ces activités convenaient à l’homme dans l’état primitif. Mais dans l’état final, après la résurrection, l’âme communiquera d’une certaine façon au corps ce qui lui est propre en sa qualité d’esprit : l’immortalité pour tous les hommes ; l’impassibilité, la gloire et la vigueur pour les bons dont les corps seront appelés spirituels. Aussi, après la résurrection, les hommes n’auront pas besoin d’aliments, tandis qu’ils en avaient besoin dans l’état d’innocence.

Solutions : 1. Selon S. Augustin : " Comment un corps mortel avait-il à se soutenir par des aliments ? Ce qui est immortel n’a besoin ni d’aliments ni de boissons. " On a dit plus haut, en effet, que l’immortalité de l’état primitif était assurée par une force surnaturelle résidant dans l’âme, et non par une disposition attachée au corps. Aussi quelque chose de l’élément humide de ce corps pouvait-il se perdre sous l’action de la chaleur ; et, pour que cet élément ne fût pas totalement consumé, il était nécessaire de secourir l’homme par l’absorption d’aliments.

2. Dans la nutrition il y a en effet passion et altération du côté de l’aliment, converti en la substance de celui qui est alimenté. Aussi ne peut-on pas en conclure que le corps de l’homme était passible ; ce qui l’était, c’était l’aliment absorbé. Pourtant, une telle passion eût tourné à la perfection de la nature.

3. Si l’homme n’avait pas pourvu à son alimentation, il aurait péché, de même qu’il pécha en mangeant l’aliment défendu. En effet, on lui avait commandé tout à la fois, de s’abstenir de l’arbre de la science du bien et du mal, et de se nourrir de tout autre arbre du Paradis.

4. Certains disent que l’homme dans l’état d’innocence n’aurait pris que l’exacte quantité de nourriture qui lui était nécessaire et qu’ainsi il n’y aurait pas eu de déjections. Mais c’est supposer sans raison qu’il n’y aurait pas eu dans les aliments absorbés certains déchets inaptes à être convertis en nourriture pour l’homme. Aussi devait-il y avoir un phénomène d’élimination. Dieu toutefois aurait pourvu à ce qu’aucune indécence n’en résultât.

Article 4

L’homme aurait-il obtenu l’immortalité par l’arbre de vie ?

Objections : 1. Il semble que l’arbre de vie ne pouvait pas être cause d’immortalité. En effet, rien ne peut agir au-delà de sa nature spécifique, car l’effet ne dépasse pas la cause. Mais l’arbre de vie était corruptible ; sinon il n’aurait pas pu être pris comme nourriture, puisque l’aliment est converti en la substance de celui qui s’en nourrit, comme on vient de le dire. Donc l’arbre de vie n’avait pas le pouvoir de conférer l’incorruptibilité ou l’immortalité.

2. Les effets causés par les vertus des plantes et autres choses naturelles sont naturels. Si donc l’arbre de vie avait causé l’immortalité, cette immortalité eût été naturelle.

3. Dire cela serait retomber, semble-t-il, dans les fables des anciens d’après lesquelles les dieux qui mangeaient d’une certaine nourriture sont devenus immortels, ce qui fait rire le Philosophe.

En sens contraire, 1. on lit dans la Genèse (3,22) : " Ne permettez pas qu’il avance la main, qu’il cueille à l’arbre de la vie, en mange et vive pour toujours. "

2. S. Augustin nous dit : " Le goût de l’arbre de vie empêchait la corruption du corps ; enfin, même après le péché, il aurait pu demeurer à l’abri de la dissolution, s’il lui avait été permis de manger de l’arbre de vie. "

Réponse : L’arbre de vie causait en quelque façon l’immortalité, mais non absolument. Pour le comprendre il faut considérer que l’homme, dans l’état primitif, avait pour la conservation de sa vie deux remèdes contre deux espèces de déficiences. La première de ces déficiences est la perdition de l’humidité sous l’action de la chaleur naturelle qui est un instrument de l’âme. Contre cela l’homme était secouru par la manducation des autres arbres du Paradis, à la façon dont maintenant aussi nous trouvons soutien dans les aliments que nous prenons. La deuxième déficience, dit Aristote, tient au fait que ce qui est engendré à partir d’une matière étrangère diminue lorsqu’il est adjoint à l’élément humide préexistant ; la vertu active de la nature spécifique devient de l’eau ; ainsi l’eau ajoutée au vin est d’abord convertie en la saveur du vin, mais, si l’on en ajoute de plus en plus, elle diminue la force du vin et, à la fin, le vin est devenu de l’eau. Ainsi donc, nous constatons qu’au début la vertu active de la nature spécifique est tellement forte qu’elle peut assimiler non seulement la quantité d’aliments nécessaire pour compenser la déperdition, mais aussi celle qui est requise pour la croissance. Dans la suite, ce qui est assimilé ne suffit plus pour continuer la croissance mais seulement pour compenser la déperdition. Enfin, dans l’état de vieillesse, cela ne suffit même plus à ce dernier besoin, d’où la décrépitude et finalement la dissolution du corps. Contre cette deuxième déficience, l’homme trouvait un remède dans l’arbre de vie, car celui-ci avait une vertu pour fortifier l’espèce contre la faiblesse qui résultait d’apports étrangers. Aussi S. Augustin écrit-il : " Les aliments étaient à portée de l’homme pour qu’il n’eût pas faim, la boisson pour qu’il n’eût pas soif, et l’arbre de vie pour le garantir contre les atteintes de la vieillesse " ; et il dit encore : " L’arbre de vie empêchait la corruption des hommes à la façon d’un remède. "

Cependant il n’était pas purement et simplement cause de l’immortalité. En effet, ce n’est pas lui qui causait la vertu que possédait l’âme pour conserver son corps, et il ne pouvait pas davantage donner au corps une disposition d’immortalité telle qu’il ne pût être désagrégé. On peut le montrer du fait que la vertu de n’importe quel corps est finie. Aussi celle de l’arbre de vie ne pouvait-elle s’étendre jusqu’à donner au corps une vigueur suffisante pour durer durant un temps infini, mais seulement pour un temps déterminé. Il est clair en effet que plus une vertu est grande, plus l’effet qu’elle imprime est durable. Aussi, puisque la vertu de l’arbre de vie était limitée, une fois que l’on aurait mangé de cet arbre, on se serait trouvé préservé de la corruption pour un temps déterminé ; après quoi, ou bien l’homme eût été transféré à une vie spirituelle, ou bien il aurait eu besoin de manger de nouveau à l’arbre de vie.

Solutions : Cela répond aux objections. Les premiers arguments prouvent effectivement que l’arbre de vie n’était pas la cause, purement et simplement de l’incorruptibilité. Mais les deux textes en sens contraire montrent qu’il causait l’incorruptibilité en empêchant la corruption de la façon qu’on vient de dire.