Question 96

LE POUVOIR DE DOMINATION QUI APPARTENAIT À L’HOMME DANS L’ÉTAT D’INNOCENCE

1. L’homme dans l’état d’innocence aurait-il dominé sur les animaux ? - 2. Aurait-il dominé sur toute créature ? - 3. Dans l’état d’innocence tous les hommes auraient-ils été égaux ? - 4. Les hommes, dans cet état, auraient-ils dominé sur les hommes ?

Article 1

L’homme dans l’état d’innocence aurait-il dominé sur les animaux ?

Objections : 1. S. Augustin dit que c’est par le ministère des anges que les animaux furent amenés à Adam pour qu’il leur assignât des noms. Mais ce ministère des anges n’eût pas été nécessaire si par lui-même l’homme avait dominé sur les animaux. Donc l’homme dans l’état d’innocence n’avait pas de pouvoir sur les autres animaux.

2. Il n’est pas bon de réunir sous une même domination des êtres en discorde. Mais il y a beaucoup d’animaux qui par nature sont en discorde, tels la brebis et le loup. C’est donc que tous les animaux n’étaient pas englobés sous le pouvoir de l’homme.

3. D’après S. Jérôme , Dieu donna la domination sur les animaux à l’homme qui n’en avait pas besoin avant le péché, parce qu’il savait d’avance qu’après la chute l’homme devrait se faire aider par le renfort des animaux. Donc à tout le moins l’homme n’avait pas avant le péché à user de sa domination sur les animaux.

4. L’acte propre de celui qui domine c’est, semble-t-il, de commander. Mais il n’est pas juste d’adresser un commandement à un être sans raison. Donc l’homme n’avait pas de domination sur les animaux non raisonnables.

En sens contraire, la Genèse (1, 26) dit au sujet de l’homme : " Qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et les bêtes de la terre. "

Réponse : Comme on l’a dit plus haut, la désobéissance envers l’homme de ce qui doit lui être soumis, est une suite et un châtiment de sa propre désobéissance envers Dieu. Et c’est pourquoi dans l’état d’innocence, avant la désobéissance dont on vient de parler, rien ne lui résistait, de ce qui par nature devait lui être soumis.

Or tous les animaux sont par nature soumis à l’homme. C’est là une chose qu’on peut établir à partir de trois données. La première est l’ordre même de la nature. De même que, dans la genèse des choses, on saisit un certain ordre selon lequel on passe de l’imparfait au parfait, car la matière est pour la forme et la forme plus imparfaite pour celle qui est plus parfaite, de même en est-il aussi de l’usage qui est fait des choses de la nature, car les êtres plus imparfaits sont mis à la disposition des plus parfaits ; les plantes se servent de la terre pour leur nourriture, les animaux des plantes, et les hommes des plantes et des animaux. Ainsi est-ce par nature que l’homme domine sur les animaux. Et c’est pourquoi Aristote dit que " la chasse faite aux animaux sauvages est juste et naturelle ", car par elle l’homme revendique ce qui lui appartient par nature.

La deuxième donnée est l’ordre de la providence divine, laquelle gouverne toujours les inférieurs par les supérieurs. Aussi, comme l’homme est au-dessus des autres animaux, puisqu’il a été fait à l’image de Dieu, est-il très convenable que les autres animaux soient soumis à sa conduite.

La troisième donnée consiste dans les propriétés respectives de l’homme et des autres animaux.

Chez les autres animaux, en effet, on trouve au niveau de leur pouvoir naturel d’estimation une certaine participation de la prudence concernant quelques actes particuliers ; tandis que chez l’homme on trouve une prudence universelle, qui fournit le plan de tout ce qu’il y a à faire. Or tout ce qui existe par participation est soumis à ce qui est par essence et de façon universelle. Et ainsi il est clair que la sujétion des autres animaux envers l’homme est naturelle.

Solutions : 1. Il y a beaucoup de choses qu’une puissance supérieure peut obtenir de ses sujets, et qui restent impossibles à la puissance inférieure. Or l’ange, par nature, est supérieur à l’homme. Aussi y a-t-il tel effet qui pouvait être produit chez les animaux par la vertu des anges et qui ne pouvait être réalisé par le pouvoir de l’homme : ainsi, que tous les animaux fussent rassemblés en un instant.

2. Certains disent que les animaux qui maintenant sont féroces et tuent d’autres animaux auraient été, dans cet état, pacifiques, non seulement avec l’homme, mais aussi avec les autres animaux. Mais cela est tout à fait déraisonnable. En effet, la nature des animaux n’a pas été changée par le péché de l’homme au point que ceux qui maintenant, par nature, mangent la chair d’autres animaux, comme les lions ou les faucons, eussent alors été herbivores. D’ailleurs, la Glose tirée de Bède ne dit pas à propos de la Genèse (1, 30) que les fruits et l’herbe aient été donnés en nourriture à tous les animaux et oiseaux, mais à certains d’entre eux. Par conséquent l’hostilité eût été naturelle entre certains animaux.

Pour autant, ils n’auraient pas été soustraits à la domination de l’homme, pas plus qu’ils ne le sont maintenant à la domination de Dieu, par la providence de qui tout cela est disposé. L’homme eût été l’exécuteur de cette providence, comme cela se voit encore maintenant pour les animaux domestiques ; en effet, les hommes fournissent des poules aux faucons domestiques pour leur nourriture.

3. Les hommes dans l’état d’innocence n’avaient pas besoin des animaux pour leurs nécessités corporelles, ni pour se couvrir parce qu’ils étaient nus et n’en éprouvaient pas de honte, étant à l’abri de tout mouvement de convoitise désordonnée ; ni pour s’alimenter, car ils se nourrissaient des arbres du Paradis ; ni pour se déplacer, car ils avaient un corps vigoureux. Ils avaient pourtant besoin des animaux afin de prendre une connaissance expérimentale de leurs natures. Cela est signifié par le fait que Dieu amena à l’homme les animaux, pour qu’il leur assignât des noms, lesquels désignent leurs natures.

4. Tous les animaux ont, dans leur pouvoir naturel d’estimation, une certaine participation de la prudence et de la raison. C’est en vertu de cela que les grues suivent leur guide et que les abeilles obéissent à leur reine. Et c’est ainsi que tous les animaux eussent alors obéi à l’homme d’eux-mêmes, à la façon dont le font maintenant certains animaux domestiques.

Article 2

L’homme en état d’innocence aurait-il dominé sur toute créature ?

Objections : 1. Il semble que l’homme n’aurait pas dominé sur toutes les autres créatures. Car l’ange par nature jouit d’un plus grand pouvoir que l’homme. Mais, dit S. Augustin, la matière corporelle n’aurait pas obéi au moindre signe des saints anges ; donc beaucoup moins encore à l’homme dans l’état d’innocence.

2. Les plantes ont uniquement, comme puissances vitales, celles qui président à la nutrition, à la croissance et à la génération. Or ces puissances ne sont pas capables par nature d’obéir à la raison, comme cela se voit chez un seul et même homme. Donc, puisque la domination appartient à l’homme au titre de la raison, il semble que l’homme dans l’état d’innocence n’aurait pas dominé sur les plantes.

3. Quiconque domine sur une chose peut changer cette chose. Mais l’homme n’aurait pu changer le cours des corps célestes ; cela en effet est le propre de Dieu seul, dit Denys. Donc il ne dominait pas sur eux.

En sens contraire, il est dit dans la Genèse (1, 26) au sujet de l’homme : " Qu’il commande à toute créature. "

Réponse : Tout existe dans l’homme d’une certaine façon, et c’est pourquoi au type de domination qu’il exerce sur ce qui est en lui correspond celui qu’il lui revient d’exercer sur les autres. Or dans l’homme, il y a quatre choses à considérer : la raison qu’il a en commun avec les anges, les puissances sensibles qu’il a en commun avec les animaux, les puissances naturelles qu’il a en commun avec les plantes, et le corps lui-même qu’il a en commun avec les choses inanimées. Dans l’homme la raison occupe la place de ce qui domine, et non de ce qui est soumis à domination. Aussi l’homme dans l’état primitif ne dominait-il pas sur les anges ; et quand on dit qu’il commande à toute créature, il s’agit de celle qui n’était pas à l’image de Dieu. Quant aux puissances sensibles, comme l’irascible et le concupiscible, qui obéissent dans une certaine mesure à la raison, l’âme exerce sur elles une domination en leur donnant des ordres. Aussi dans l’état d’innocence dominait-elle par ses ordres sur les autres animaux. Quant aux puissances naturelles et au corps, l’homme n’exerce pas de domination sur eux en leur donnant des ordres, mais en les utilisant. Et de même la domination qu’il exerçait dans l’état d’innocence sur les plantes et les choses inanimées se faisait non par des ordres ou une transformation, mais en utilisant leurs services sans rencontrer d’empêchement.

On a ainsi répondu aux objections.

Article 3

Dans l’état d’innocence tous les hommes auraient-ils été égaux ?

Objections : 1. Il semble que oui. Car S. Grégoire dit que " là où nous n’avons pas commis de faute, nous sommes tous égaux ". Mais dans l’état d’innocence il n’y avait pas de faute. Donc tous étaient égaux.

2. C’est la similitude et l’égalité qui expliquent l’amour mutuel, selon la parole de l’Ecclésiastique (13,15) : " Tout être vivant aime son semblable, et tout homme son prochain. " Or dans cet état il y avait entre les hommes beaucoup de cet amour qui est le lien de la paix. Donc tous les hommes auraient été égaux dans l’état d’innocence.

3. Lorsque cesse la cause, cesse l’effet. Mais la cause de l’inégalité qui règne maintenant entre les hommes semble tenir d’une part à Dieu, qui récompense certains pour leurs mérites et en punit certains, d’autre part à la nature, car c’est en raison d’une défaillance de la nature que certains naissent débiles et privés de quelque membre, alors que d’autres sont forts et en parfaite intégrité. Cela n’aurait pas existé dans l’état primitif.

En sens contraire, on lit dans l’épître aux Romains (13, 1) : " Ce qui vient de Dieu est conforme à son ordre. " Mais l’ordre semble consister surtout dans l’inégalité ; en effet S. Augustin nous dit : " L’ordre est une disposition de choses égales ou inégales, qui attribue à chacune sa place. " Donc dans l’état primitif, qui aurait été parfaitement harmonieux, on aurait trouvé de l’inégalités.

Réponse : Il faut dire nécessairement qu’il y avait dans l’état primitif une certaine inégalité, tout au moins quant au sexe, car sans différence de sexe il n’y aurait pas eu génération ; de même pour l’âge : même dans cet état certains hommes étaient engendrés par d’autres, et ceux qui s’unissaient charnellement n’étaient pas stériles.

Mais même en ce qui concerne l’âme il y aurait eu des différences aussi bien pour la justice que pour la science ; en effet ce n’est pas par nécessité que l’homme agissait, mais par son libre arbitre ; or en vertu de celui-ci l’homme a le pouvoir d’appliquer plus ou moins son esprit à faire, vouloir ou connaître quelque chose. Ainsi certains auraient fait plus de progrès que d’autres en justice et en science.

Du côté du corps aussi il pouvait y avoir inégalité. En effet, le corps humain n’était pas totalement affranchi des lois de la nature au point de ne pas recevoir plus ou moins d’avantages ou de secours des facteurs extérieurs, puisqu’aussi bien leur vie était sustentée par des aliments. Et ainsi rien n’empêche de dire que, selon les différentes dispositions de l’air ou les diverses dispositions des étoiles, les uns auraient été engendrés plus vigoureux de corps que les autres, plus grands, plus beaux, avec une meilleure complexion ; de telle façon toutefois que chez ceux qui eussent été moins avantagés il n’y aurait eu ni défaut ni péché tant pour l’âme que pour le corps.

Solutions : 1. Les paroles de S. Grégoire entendent exclure l’inégalité qui tient à la différence entre justice et péché. A cause de celle-ci, il arrive que certains doivent être contraints par d’autres à subir un châtiment.

2. L’égalité fait que l’amour mutuel est égal de part et d’autre. Cependant il peut y avoir un plus grand amour entre des êtres inégaux qu’entre des êtres égaux, bien que la réponse ne soit pas égale entre les deux côtés ; en effet le père aime naturellement son fils davantage que le frère n’aime son frère, bien que le fils n’aime pas son père autant qu’il en est aimé.

3. La cause de l’inégalité pouvait très bien venir du côté de Dieu, non certes en ce sens que Dieu aurait puni les uns et récompensé les autres, mais du fait qu’il aurait élevé davantage ceux-ci, et moins ceux-là, de manière à faire briller davantage la beauté de l’ordre parmi les hommes. Du côté de la nature également, des inégalités pouvaient se produire de la façon qui vient d’être dite, sans aucune défaillance de la nature.

Article 4

Les hommes, dans l’état d’innocence, auraient-ils dominé sur les hommes ?

Objections : 1. S. Augustin écrit : " Dieu a voulu que l’homme, être raisonnable, fait à son image, ne dominât que sur les êtres sans raison ; domination non de l’homme sur l’homme, mais de l’homme sur la bête. "

2. Ce qui a été introduit comme un châtiment du péché n’aurait pas existé dans l’état d’innocence. Mais que l’homme soit soumis à l’homme, cela fut introduit comme châtiment du péché ; il fut dit en effet à la femme après le péché ; " Ton mari dominera sur toi " (Gn 3, 16). C’est donc que dans l’état d’innocence l’homme n’était pas soumis à l’homme.

3. Sujétion s’oppose à liberté. Mais la liberté est l’un des biens primordiaux, qui n’aurait pas fait défaut dans l’état d’innocence, lorsque " rien ne manquait de ce que peut désirer une volonté bonne ", selon la formule de S. Augustin. Donc l’homme ne dominait pas sur l’homme dans l’état d’innocence.

En sens contraire, la condition des hommes dans l’état d’innocence n’était pas plus digne que celle des anges. Mais parmi les anges il en est qui dominent sur d’autres, si bien que l’un des ordres angéliques est appelé Dominations. Donc il n’est pas contre la dignité de l’état d’innocence que l’homme ait dominé sur l’homme.

Réponse : Domination peut se comprendre de deux façons. D’abord comme l’opposé de la servitude, et alors on appelle maître (dominus) celui auquel on est soumis en qualité d’esclave. Domination peut aussi s’entendre dans un sens général par rapport à une sujétion quelconque. Et alors on peut attribuer la domination à celui qui a mission de gouverner et diriger des hommes libres. Au premier sens du mot domination, l’homme dans l’état d’innocence ne dominait pas sur l’homme, mais au second sens il aurait pu exercer une telle domination.

La raison en est que l’esclave diffère de l’homme libre en ce que " l’homme libre est à lui-même sa fin ", dit Aristote, tandis que l’esclave est ordonné à un autre. On peut donc dire que quelqu’un domine sur un autre comme sur son esclave, quand il ramène le dominé à sa propre utilité à lui, le dominateur. Pour chacun, c’est son bien propre qui est désirable ; par suite, il est affligeant pour chacun de céder exclusivement à un autre le bien qui aurait dû être le sien, et on ne peut supporter sans souffrir une telle domination. C’est pourquoi, dans l’état d’innocence, cette domination de l’homme sur l’homme n’aurait pas existé.

Mais on domine sur un autre comme sur un homme libre, quand on dirige celui-ci vers son bien propre, ou vers le bien commun. Et une telle domination de l’homme sur l’homme aurait existé dans l’état d’innocence pour deux motifs. Premièrement, parce que l’homme est par nature un animal social, si bien que dans l’état d’innocence les hommes auraient eu une vie sociale. Mais la vie sociale d’une multitude ne pourrait exister sans un dirigeant qui recherche le bien commun ; car plusieurs recherchent nécessairement plusieurs buts, mais un seul n’en recherche qu’un. Ce qui fait dire à Aristote : " Chaque fois que plusieurs éléments sont ordonnés à une seule fin, on en trouve toujours un qui prend la tête et qui dirige. " Le deuxième motif c’est que si un homme avait été supérieur à un autre en connaissance et en justice, il aurait été choquant qu’il n’emploie pas cette supériorité au service des autres. En ce sens il est écrit (1 P 4, 1 0) : " Chacun de vous selon la grâce reçue, mettez-la au service des autres... " Ce qui fait dire à S. Augustin : " Les justes commandent non parce qu’ils ambitionnent de dominer, mais parce qu’ils veulent servir par leur sagesse ; voilà ce que prescrit l’ordre de la nature et c’est ainsi que Dieu a créé l’homme ".

Cela répond à toutes les objections, car elles concernent la première espèce de domination.