Question 89

LA CONNAISSANCE CHEZ L’ÂME SÉPARÉE

1. L’âme séparée du corps peut-elle faire acte d’intelligence ? - 2. Connaît-elle les substances séparées ? - 3. Connaît-elle toutes les réalités naturelles ? - 4. Connaît-elle les singuliers ? - 5. Les habitus de science acquis en cette vie demeurent-ils dans l’âme séparée ? - 6. Peut-elle user de l’habitus de science acquis ici-bas ? - 7. La distance dans l’espace empêche-t-elle la connaissance chez l’âme séparée ? - 8. Les âmes séparées connaissent-elles ce qui se passe ici-bas ?

Article 1

L’âme séparée du corps peut-elle faire acte d’intelligence ?

Objections : 1. Il semble que l’âme séparée ne puisse absolument rien connaître. Aristote dit en effet : " L’activité intellectuelle disparaît quand disparaissent certains organes internes. " Mais tout ce qui est dans l’homme disparaît à la mort. Donc aussi l’activité de l’intelligence.

2. L’âme humaine est empêchée de comprendre quand le sens est paralysé, et quand l’imagination est troublée. Or, par la mort, le sens et l’imagination sont totalement détruits comme on l’a dit. Après la mort, l’âme ne fait donc plus acte d’intelligence.

3. Si l’âme séparée comprend, il faut que ce soit par des espèces intelligibles. Mais ce n’est pas par .des espèces innées ; car, à l’origine, elle est " comme une tablette où rien n’est écrit ". Ni par des espèces qu’elle pourrait alors abstraire des choses ; car elle n’a plus les organes du sens et de l’imagination, qui servent d’intermédiaire, pour abstraire les espèces intelligibles. Pas davantage par des espèces jadis abstraites et conservées en elle ; car alors l’âme de l’enfant ne connaîtrait rien après la mort. Ce n’est pas enfin par des espèces intelligibles que Dieu lui imposerait alors ; ce ne serait plus la connaissance naturelle dont nous parlons ici, mais un don de la grâce. Donc l’âme séparée du corps ne connaît rien.

En sens contraire, comme dit Aristote, " s’il n’y a pas d’opération propre à l’âme, celle-ci ne peut exister séparée ". Or elle en vient à exister ainsi. Elle a donc une opération qui lui est propre, et surtout l’acte d’intelligence. L’âme peut donc faire acte d’intelligence lorsqu’elle existe sans le corps.

Réponse : Ce qui fait la difficulté de cette question, c’est que, tant que l’âme est unie au corps, elle ne peut faire acte d’intelligence sans avoir recours aux images, comme le montre l’expérience. Si cela ne tient pas à la nature de l’âme, mais lui convient par accident du fait qu’elle est liée au corps, selon l’opinion platonicienne, le problème est facile à résoudre. Car, une fois ôté l’obstacle du corps, l’âme retournerait à sa nature pour connaître ce qui est intelligible de soi, sans recours aux images, comme le font les autres substances spirituelles. Mais dans cette hypothèse, l’âme ne serait pas unie au corps à son propre avantage, puisqu’elle connaîtrait moins bien, unie au corps que séparée de lui. Cela serait seulement à l’avantage du corps, ce qui est contraire à la raison, puisque la matière est faite pour la forme, et non inversement. Mais si nous admettons qu’il est naturel à l’âme de connaître en ayant recours aux images, puisque sa nature ne change pas après la mort du corps, il semble que l’âme ne puisse plus rien connaître naturellement puisqu’elle n’a plus à sa disposition d’images auxquelles elle puisse avoir recours.

Pour supprimer cette difficulté, considérons ceci : Puisque rien n’opère sinon dans la mesure où il est en acte, le mode d’agir de toute réalité est une conséquence de son mode d’être. Or l’âme a un mode d’être différent quand elle est unie au corps, et quand elle en a été séparée, bien que sa nature demeure identique ; non pas que son union au corps lui soit accidentelle, car il est de sa nature d’être unie à son corps. De même la nature d’un corps léger n’est pas modifiée, lorsqu’il est dans son lieu propre qui lui est naturel, ou lorsqu’il est hors de ce lieu, ce qui est étranger à sa nature. Il convient donc à l’âme humaine, selon le mode d’être qu’elle possède quand elle est unie au corps, de connaître en ayant recours aux images des corps qui sont dans des organes corporels. Mais quand elle aura été séparée du corps, il lui conviendra de connaître en se tournant vers ce qui est intelligible de soi, comme cela convient -aux autres substances séparées. Aussi le mode de connaître par recours aux images est naturel à l’âme, tout comme d’être unie à un corps ; mais être séparée du corps est en dehors de sa nature ; de même que comprendre sans avoir recours aux images. Et c’est pourquoi elle est unie à un corps : pour exister et pour agir conformément à sa nature.

Mais il y a là une nouvelle difficulté. Puisque la nature est toujours ordonnée au meilleur, et puisqu’il est meilleur de connaître en se tournant vers ce qui est de soi intelligible qu’en ayant recours aux images, Dieu devait établir la nature de l’âme de telle sorte que le plus noble des modes de connaître lui fût naturel, et qu’elle n’eût pas besoin pour cela d’être unie à un corps.

Il faut donc considérer ceci. Bien que connaître par recours aux intelligibles soit plus noble absolument que connaître par recours aux images, cependant ce premier mode, tel qu’il eût été possible à l’âme, eût été moins parfait pour elle. Ce qui se démontre ainsi. Dans toutes les substances intellectuelles, la faculté de connaître provient d’un influx de la lumière divine. Cette lumière est parfaitement une et simple dans le premier principe ; et dans la mesure où les créatures intellectuelles sont éloignées du premier principe, dans cette mesure même cette lumière se divise et se diversifie, comme c’est le cas pour les lignes qui sortent d’un point central. En conséquence, Dieu, par sa seule essence, connaît toutes choses ; les plus élevées des substances intellectuelles, tout en connaissant au moyen de plusieurs formes n’emploient cependant que des formes en plus petit nombre, plus universelles, et d’une plus grande puissance pour comprendre les choses, en raison de l’efficacité de la vertu intellectuelle qui est en elles. Mais dans les moins élevées de ces substances, il y a des formes plus nombreuses, moins universelles, et moins efficaces pour comprendre le réel, parce que n’atteignant pas à la puissance intellectuelle des êtres supérieurs. Donc, si les substances inférieures possédaient des formes de la même universalité que les substances supérieures en possèdent, ces formes, n’ayant pas autant de puissance intellectuelle, ne leur donneraient pas une connaissance parfaite des choses, mais seulement une connaissance générale et confuse. C’est ce qui se voit en quelque façon chez les hommes : ceux qui ont l’intelligence plus faible ne pénètrent parfaitement les conceptions universelles des intelligences plus vigoureuses que si on les leur explique en détail. Or il est évident que, parmi les substances intellectuelles, les âmes humaines sont, dans l’ordre de nature, au degré le plus bas. La perfection de l’univers l’exigeait, afin qu’il y eût divers degrés dans les réalités. Donc, si les âmes humaines avaient reçu de Dieu une telle structure qu’elles eussent connu à la manière qui convient aux substances séparées, elles n’auraient pas une connaissance parfaite, mais confuse et générale. Donc, pour qu’elles puissent avoir une connaissance parfaite et directe des réalités, leur structure naturelle les rend aptes à s’unir à un corps, et de la sorte elles reçoivent des choses sensibles elles-mêmes une connaissance propre de ces choses à la manière dont les hommes simples ne peuvent être instruits que par des exemples concrets.

Il est donc évident que c’est pour son plus grand bien que l’âme est unie à un corps et qu’elle comprend par recours aux images. Elle peut cependant être séparée du corps, et posséder un autre mode d’activité intellectuelles.

Solutions : 1. 2. Si l’on examine avec soin le texte du Philosophe, on voit qu’il dépend d’une hypothèse faite auparavant : penser serait un mouvement du composé humain, comme sentir. Il n’avait pas encore montré la différence entre l’intelligence et le sens. On peut dire aussi qu’Aristote parle de ce mode de connaître qui implique un recours aux images. C’est encore de là que procède la deuxième objection.

3. L’âme séparée ne connaît pas au moyen d’espèces innées, ni au moyen d’espèces qu’elle abstrait alors ; ni seulement au moyen d’espèces conservées dans la mémoire, ainsi que l’établit l’objection. Mais c’est par des espèces provenant d’un influx de la lumière divine ; l’âme y a part, comme les autres substances séparées, quoique sous un mode moins élevé. Aussi, dès qu’elle cesse d’être en relation avec le corps, elle entre en relation avec les réalités supérieures. Il ne s’ensuit pas que cette connaissance ne soit pas naturelle ; car Dieu est non seulement l’auteur de l’influx de la lumière de grâce, mais aussi de la lumière naturelle.

Article 2

L’âme séparée connaît-elle les substances séparées ?

Objections : 1. Il semble qu’elle ne puisse pas les connaître. Car l’âme est plus parfaite quand elle est unie au corps que lorsqu’elle en est séparée, puisqu’elle est par essence une partie de la nature humaine. Or une partie est toujours plus parfaite dans son tout. Mais on a dit que l’âme unie au corps ne connaissait pas les substances séparées. A plus forte raison lorsqu’elle est séparée du corps.

2. Tout ce qui est connu, est connu par sa présence, ou par une espèce. Or les substances séparées ne peuvent être connues de l’âme par leur présence, car Dieu seul pénètre dans l’âme. Ce n’est pas non plus par des espèces que l’âme pourrait abstraire de l’ange, car l’ange est plus simple que l’âme. Donc l’âme ne peut en aucune façon connaître les substances séparées.

3. Pour certains philosophes, c’est dans la connaissance des substances séparées que consiste la félicité ultime de l’homme. Donc, si l’âme séparée peut connaître de telles substances, c’est par le seul fait de la séparation qu’elle obtiendra la félicité. Ce qui est inadmissible.

En sens contraire, les âmes séparées connaissent les autres âmes séparées. Ainsi le riche mis en enfer a vu Lazare et Abraham (Lc 16, 23). Les âmes séparées voient donc aussi et les démons et les anges.

Réponse : D’après S. Augustin. " notre esprit obtient par lui-même la connaissance des réalités incorporelles ", c’est-à-dire en se connaissant lui-même, comme on l’a dit plus haut. Donc, du fait que l’âme séparée se connaît elle-même, nous pouvons déduire de quelle manière elle connaît les autres substances séparées. On a dit que, tant que l’âme est unie au corps, elle connaît par recours aux images. Et c’est pourquoi elle ne peut se connaître elle-même que lorsqu’elle fait acte d’intelligence au moyen d’une espèce abstraite des images ; c’est en effet par son acte qu’elle se connaît elle-même, comme nous l’avons dit. Mais lorsqu’elle sera séparée du corps, elle connaîtra non par recours aux images, mais en se tournant vers les objets qui sont de soi intelligibles ; par conséquent, elle se connaîtra elle-même par elle-même.

Or, il convient communément à toute substance séparée " de connaître les réalités qui lui sont soit supérieures soit inférieures, selon le mode de sa propre substance " ; car une chose est connue à la manière dont elle existe dans le sujet connaissant ; tout être existe dans un autre selon le mode de cet être où il est. Le mode d’exister de l’âme séparée est inférieur à celui de l’ange, mais semblable à celui des autres âmes séparées. C’est pourquoi elle a une connaissance parfaite de ces âmes, mais elle n’a des anges qu’une connaissance imparfaite et inadéquate, si l’on parle de la connaissance naturelle de l’âme séparée. Quant à la connaissance de gloire, c’est d’un autre ordre.

Solutions : 1. L’âme séparée est dans un état moins parfait si l’on considère la nature qui l’apparente à la nature du corps. Cependant, elle est en quelque sorte plus libre pour connaître, en tant que l’alourdissement et les préoccupations causées par le corps empêchent la pureté de l’acte intellectuel.

2. L’âme séparée connaît les anges par des similitudes d’origine divine, qui cependant n’arrivent pas à les représenter parfaitement, parce que la nature de l’âme est inférieure à celle de l’ange.

3. Ce n’est pas dans la connaissance des substances immatérielles quelconques que consiste la félicité ultime de l’homme, mais dans la connaissance de Dieu seul, qui ne peut être vu que par grâce. Cependant, connaître la autres substances séparées procure une grande félicité, même si ce n’est pas la plus haute, pourvu toutefois qu’elles soient connues parfaitement. Mais l’âme séparée ne les connaît pas parfaitement de connaissance naturelle, on vient de le dire.

Article 3

L’âme séparée connaît-elle toutes les réalités naturelles ?

Objections : 1. Il semble bien ; car dans les substances séparées se trouvent les idées de toues ces réalités, et les âmes séparées connaissent ces substances.

2. Celui qui connaît un objet intelligible plus élevé, peut à plus forte raison en connaître un qui l’est moins. Or l’âme séparée connaît les substances immatérielles qui sont les objets de la plus parfaite intelligibilité. À plus forte raison connaît-elle les réalités matérielles qui sont moins intelligibles.

En sens contraire, 1. L’intelligence naturelle des démons est plus vigoureuse que celle de l’âme séparée. Mais les démons ne connaissent pas toutes les choses naturelles ; ils apprennent beaucoup par une longue expérience, selon Isidore de Séville. Donc les âmes séparées non plus ne connaissent pas toutes les choses naturelles.

2. Si l’âme, aussitôt qu’elle est séparée, connaissait toutes les choses naturelles, il serait inutile pour les hommes de chercher à acquérir la science. Ce qui n’est pas admissible. L’âme séparée ne connaît donc pas toutes les choses naturelles.

Réponse : L’âme séparée connaît, nous l’avons dit, au moyen d’espèces qu’elle reçoit par un influx de lumière, comme les anges. Mais puisque la nature de l’âme est inférieure à celle de l’ange, pour qui ce mode de connaître est naturel, l’âme séparée ne reçoit pas au moyen de ces espèces une connaissance parfaite des choses, mais une sorte de connaissance générale et confuse. Or les anges ont cette parfaite connaissance parce que tout ce que Dieu fait dans les natures réelles, il le fait dans l’intelligence angélique, dit S. Augustin. Aussi, les âmes séparées n’ont-elles pas de toutes les choses naturelles une connaissance propre et certaine, mais générale et confuse.

Solutions : 1. L’ange non plus ne connaît pas toutes les choses naturelles par son essence ; il les connaît au moyen d’espèces. Il ne s’ensuit donc pas que l’âme connaisse toutes ces choses parce qu’elle connaît les substances séparées.

2. L’âme séparée ne connaît pas à la perfection les substances séparées ; il en va de même pour les choses naturelles ; mais elle les connaît d’une manière confuse, comme on vient de le dire.

3. S. Isidore parle ici des événements futures que ni anges, ni démons, ni âmes séparées ne connaissent, sauf dans leurs causes, ou par révélation divine. Tandis que nous parlons de la connaissance de la nature.

4. La connaissance qu’on acquiert en ce monde par l’étude est une connaissance propre et parfaite. La connaissance de l’au-delà est confuse. Il ne s’ensuit donc par que l’application à l’étude soit vaine.

Article 4

L’âme séparée connaît-elle les singuliers ?

Objections : 1. Il semble que non car, nous l’avons montré, il ne demeure pas dans l’âme séparée d’autre puissance de connaître que l’intelligence. Mais l’intelligence ne connaît pas les singuliers, on l’a dit plus haut. Et donc l’âme séparée non plus.

2. La connaissance est plus déterminée quand on connaît une chose en sa singularité que lorsqu’on en a une idée universelle. Or l’âme séparée n’a pas une connaissance déterminée touchant les espèces des réalités naturelles. À plus forte raison n’en a-t-elle pas de leur singularité.

3. Si elle connaissait les singuliers autrement que par le sens, elle devrait au même titre connaître tous les singuliers. Or elle ne les connaît pas tous. Elle n’en connaît donc aucun.

En sens contraire, le mauvais riche mis en enfer disait : " J’ai cinq frères " (Lc 16, 28).

Réponse : Les âmes séparées connaissent certains singuliers, mais non pas tous, même parmi ceux qui sont actuellement existants. Pour le prouver, il faut considérer que l’intelligence a deux modes de connaître. L’un, par abstraction des images, et alors les singuliers ne peuvent être connus directement par l’intelligence, mais indirectement, on l’a dit précédemment. L’autre mode de connaître résulte d’un influx d’espèces intelligibles par Dieu, et de cette façon l’intelligence peut connaître les singuliers. Car Dieu lui-même, en tant qu’il est cause des principes universels et individuels, connaît par son essence tout universel et tout singulier, nous l’avons montré ; de même, les substances séparées, au moyen des espèces qui sont des similitudes participées de cette essence divine, peuvent connaître les singuliers.

Il y a cependant une différence entre les anges et les âmes séparées, car la connaissance des anges au moyen de ces espèces est propre et parfaite ; celle des âmes est confuse. Aussi les anges, en raison de la vigueur de leur intelligence, peuvent-ils avoir par ces espèces une connaissance spécifique non seulement des natures, mais encore des singuliers contenus sous ces espèces universelles. Quant aux âmes séparées, elles ne peuvent connaître par ces espèces que les singuliers avec lesquels elles ont un certain rapport ; soit par une connaissance antérieure, soit par quelque sentiment, soit par une relation naturelle, soit par une disposition divine. Car tout ce qui est reçu dans un sujet, est déterminé en lui selon son mode d’être.

Solutions : 1. Par la voie de l’abstraction, l’intelligence ne connaît pas les singuliers. Ainsi, ce n’est pas de cette manière que l’âme séparée connaît, mais de la manière qu’on vient de dire.

2. La connaissance de l’âme séparée est ordonnée aux espèces et aux individus de ces réalités avec lesquelles on a un rapport précis, on vient de le dire.

3. L’âme séparée n’est pas ordonnée également à tous les singuliers, mais avec certains elle a un rapport qu’elle n’a pas avec d’autres. Il n’y a donc pas un égal motif à ce qu’elle connaisse tous les singuliers.

Article 5

Les habitus de science acquis en cette vie demeurent-ils dans l’âme séparée ?

Objections : 1. Il semble que non, car l’Apôtre affirme (1 Co 13, 8) : " la science sera détruite. "

2. Certains hommes moins bons possèdent la science, tandis que d’autres meilleurs en sont privés. Si l’habitus de science demeurait dans l’âme même après la mort, il s’ensuivrait que des êtres moins bons seraient dans la vie future supérieurs à des êtres meilleurs. Ce qui paraît inadmissible.

3. Les âmes séparées posséderont la science par un influx de lumière divine. Donc, si la science acquise en ce monde demeurait dans l’âme séparée, il y aurait deux formes d’une même espèce en un même sujet. Ce qui est impossible.

4. Le Philosophe affirme : " L’habitus est une qualité qui change difficilement, mais il arrive que la maladie ou quelque autre cause semblable détruise la science. " Mais le plus grand changement dans notre vie est le changement par la mort. Il semble donc que l’habitus de science soit détruit par la mort.

En sens contraire, S. Jérôme écrit dans une lettre à Paulin de Nole : " Apprenons sur la terre ce que nous garderons dans le ciel. "

Réponse : Selon certains philosophes, l’habitus de science n’est pas dans l’intelligence même, mais dans les facultés sensibles : imagination, cogitative, mémoire ; et les espèces intelligibles ne sont pas conservées dans l’intellect possible. Si cette théorie était vraie, il s’en suivrait que, le corps détruit, l’habitus de la science acquis en cette vie serait détruit totalement.

Mais la science est dans l’intelligence, qui est " le lieu des idées ", comme il est dit au traité De l’âme ; il faut donc que l’habitus de la science acquis en cette vie soit en partie dans les facultés sensibles énumérées ci-dessus, et en partie dans l’intelligence même. On peut le constater dans les actes mêmes par lesquels on acquiert l’habitus de science ; car " les habitus sont du même ordre que les actes qui servent à les acquérir ", selon l’Éthique. Or ces actes de l’intelligence se réalisent par un recours aux images qui sont dans les facultés sensibles. Aussi, par de tels actes, l’intellect possible acquiert une aptitude à réfléchir au moyen des espèces intelligibles reçues, et, de leur côté, les facultés sensibles acquièrent une certaine souplesse qui permet à l’intelligence de recourir plus aisément à elles pour la spéculation intellectuelle. Mais puisque 1"acte d’intelligence est à titre premier et formellement dans l’intellect lui-même, tandis qu’il est matériellement et par mode de disposition dans les puissances inférieures, il faut en dire autant de l’habitus.

Donc, la partie de l’habitus de science qui se trouve dans les facultés inférieures ne subsistera pas dans l’âme séparée ; mais ce qui est dans l’intelligence elle-même subsistera nécessairement. En effet, comme dit Aristote, une forme est détruite de deux manières : ou bien essentiellement, lorsqu’elle est détruite par son contraire, comme le chaud par le froid ; ou bien par accident, parce que son sujet est détruit. Or, il est clair que la science qui est dans l’intelligence humaine ne peut disparaître par corruption du sujet ; car, nous l’avons montré’. l’intelligence est incorruptible. Pareillement, les espèces ou intentions intelligibles qui sont dans l’intellect possible ne peuvent être détruites par leur contraire ; car rien ne leur est contraire, surtout en ce qui concerne la simple appréhension de la quiddité. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’une opération par laquelle l’intelligence compose et divise, ou même raisonne, on peut trouver de la contrariété dans l’intelligence, en tant que le faux, dans le jugement ou le raisonnement, est le contraire du vrai. Et de cette façon, il arrive parfois que la science soit détruite par son contraire, lorsqu’on est détourné par un faux raisonnement de la science de la vérité. C’est pourquoi le Philosophe donne deux modes selon lesquels la science est détruite - l’oubli pour la mémoire, et la méprise dans le cas d’un raisonnement faux. Mais cela n’a pas lieu dans l’âme séparée. Il faut donc dire que l’habitus de science, pour autant qu’il est dans l’intelligence, subsiste dans l’âme séparée.

Solutions : 1. L’Apôtre ne parle pas en cet endroit de la science comme habitus, mais comme acte de connaissance. Aussi pour prouver cela, il poursuit : " Maintenant je connais en partie... "

2. De même qu’un homme moins bon pourra être de plus grande stature qu’un homme meilleur, ainsi rien n’empêche que le moins bon ait dans la vie future un habitus de science que le meilleur n’aura pas. Mais cela n’a presque aucune importance, en comparaison des autres prérogatives qui seront accordées aux meilleurs.

3. Les deux sciences ne sont pas du même ordre. Aussi cela n’entraîne-t-il aucune impossibilité.

4. Cet argument procède de la destruction de la science selon ce qui vient des facultés sensibles.

Article 6

L’âme séparée peut-elle user de l’habitus de science acquis ici-bas ?

Objections : 1. Il semble que l’acte de la science acquise ici-bas ne subsiste pas dans l’âme séparée. En effet, Aristote dit que " lorsque le corps est détruit, l’âme n’a plus ni souvenir ni amour ". Or, considérer des connaissances antérieures, c’est évoquer des souvenirs. L’âme ne peut donc faire usage de la science qu’elle a acquise ici-bas.

2. Les espèces intelligibles ne seront pas plus efficaces dans l’âme séparée qu’elles ne le sont dans l’âme unie au corps. Or, par les espèces intelligibles nous ne pouvons pas comprendre maintenant sans nous tourner vers les images, on l’a vu précédemment. Donc l’âme séparée ne le pourra pas non plus. Et ainsi elle ne pourra connaître en aucune façon par les espèces intelligibles acquises ici-bas.

3. Selon Aristote, " les habitus reproduisent des actes semblables à ceux par lesquels ils sont acquis ". Or l’habitus de science s’acquiert ici-bas par un acte d’intelligence qui a recours aux images. Il ne peut donc reproduire d’autres actes. Mais ces actes ne sont pas au pouvoir de l’âme séparée. Donc l’âme séparée ne pourra exercer aucun acte d’une science acquise ici-bas.

En sens contraire, il est dit dans S. Luc (16, 25), au riche mis en enfer : " Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie. "

Réponse : Dans un acte il faut considérer deux choses : son espèce et son mode. L’espèce de l’acte se définit par l’objet vers lequel l’acte de la faculté connaissante est dirigé au moyen de l’espèce, qui est une ressemblance de l’objet. Mais le mode de l’acte s’apprécie d’après la capacité de l’agent. Par exemple, si quelqu’un voit une pierre, cela tient à l’espèce sensible de la pierre, qui est dans l’œil ; mais qu’il ait une vue pénétrante, cela tient à la puissance visuelle de l’œil. - Donc, puisque les espèces intelligibles demeurent dans l’âme séparée, alors que l’état de cette âme n’est pas le même que son état ici-bas, l’âme séparée peut connaître, au moyen des espèces intelligibles acquises ici-bas, les choses qu’elle a connues antérieurement ; non pas cependant de la même manière, c’est-à-dire par un recours aux images, mais sous un mode qui convient à une âme séparée. Et de la sorte, l’acte de la science acquise ici-bas demeure dans l’âme séparée, mais non sous le même mode.

Solutions : 1. Le Philosophe parle de la réminiscence selon laquelle la mémoire appartient à la partie sensible, et non pas selon qu’elle se trouve d’une certaine manière dans l’intelligence, nous l’avons dit.

2. La diversité du mode de connaître ne provient pas d’une efficacité différente des espèces intelligibles, mais de l’état différent de l’âme qui connaît.

3. Les actes par lesquels on acquiert un habitus sont semblables aux actes produits par l’habitus quant à l’espèce de l’acte, mais non quant au mode de l’action. En effet, accomplir des actions justes, mais sans justice, c’est-à-dire sans plaisir, produit l’habitus de justice générale qui nous fait agir avec plaisir.

Article 7

La distance dans l’espace empêche-t-elle la connaissance chez l’âme séparée ?

Objections : 1. Il semble que oui, car S. Augustin nous dit : " Les âmes des morts sont dans un lieu où elles ne peuvent savoir ce qui se passe ici-bas. " Or elles savent ce qui se passe près d’elles. La distance dans l’espace empêche donc la connaissance de l’âme séparée.

2. S. Augustin écrit : " Les démons, en raison de la rapidité de leurs mouvements nous révèlent des choses inconnues. " Mais l’agilité n’y ferait rien si la distance locale n’était pas un empêchement à la connaissance du démon. A plus forte raison empêche-t-elle celle de l’âme séparée, qui par nature est inférieure au démon.

3. On est distant dans le lieu comme on l’est dans le temps. Mais la distance dans le temps empêche la connaissance chez l’âme séparée, car elle ne connaît pas les événements futurs. Il semble donc que la distance dans l’espace empêche aussi la connaissance chez l’âme séparée.

En sens contraire, il est écrit en S. Luc (16, 23) que le riche " lorsqu’il fut dans les supplices, levant les yeux, vit de loin Abraham ". La distance dans l’espace n’empêche donc pas la connaissance chez l’âme séparée.

Réponse : Certains auteurs ont affirmé que l’âme séparée connaît les singuliers par abstraction des données sensibles. Si c’était vrai, on pourrait dire que la distance spatiale est un obstacle à la connaissance chez l’âme séparée. Il faudrait en effet ou bien que les choses sensibles agissent sur l’âme séparée, ou bien l’âme séparée sur les choses sensibles. Dans les deux cas, une distance déterminée serait requise. - Mais une telle supposition est impossible. En effet, on abstrait les espèces intelligibles des choses sensibles au moyen des sens et des autres facultés sensibles, qui ne demeurent pas en acte dans l’âme séparée. Celle-ci connaît les singuliers par des espèces qui proviennent d’un influx de la lumière divine, lumière qui a le même rapport avec ce qui est près et ce qui est loin. Donc la distance dans l’espace n’empêche en aucune façon la connaissance chez l’âme séparée.

Solutions : 1. S. Augustin ne dit pas que c’est en raison de la localisation des âmes des morts qu’elles ne peuvent voir ce qui se passe ici-bas, en sorte que la distance dans l’espace paraîtrait la cause de leur ignorance. Mais cela peut arriver pour un autre motif, comme on va le dire bientôt.

2. S. Augustin s’exprime en cet endroit selon l’opinion de ceux qui admettaient que les démons sont par nature unis à des corps. A ce compte, ils peuvent aussi avoir des puissances sensibles, qui exigent pour connaître une distance déterminée. S. Augustin revient expressément sur cette opinion dans le même ouvrage, bien qu’il paraisse plutôt la citer que la professer, comme on peut le voir à ce qu’il écrit au livre XXI de la Cité de Dieu.

3. Les êtres futurs, qui sont éloignés dans le temps, ne sont pas des êtres en acte. Ils ne sont donc pas connaissables en eux-mêmes. Car dans la mesure où une chose manque de réalité, elle manque de capacité à être connue. Mais les choses qui sont distantes dans l’espace sont des êtres en acte, et donc sont connaissables en eux-mêmes. De ce fait la distance dans l’espace et la distance dans le temps ne sont pas comparables.

Article 8

Les âmes séparées connaissent-elles ce qui se passe ici-bas ?

Objections : 1. Il semble bien, car si les âmes séparées ne savaient pas ce qui se passe ici-bas, elles n’en auraient pas souci. Or elles s’en préoccupent, comme le montre ce passage de S. Luc (16, 28) : " J’ai cinq frères. Que Lazare les avertisse, afin qu’ils ne viennent pas eux aussi dans ce lieu de supplice. " Les âmes séparées connaissent donc ce qui se passe ici-bas.

2. Il arrive fréquemment que les morts apparaissent aux vivants, soit pendant le sommeil soit pendant la veille, et les avertissent au sujet des événements terrestres. Ainsi Samuel apparut à Saül (1 S 28, 11). Ce serait impossible s’ils ne savaient pas ce qui se passe ici-bas. Donc ils le savent.

3. Les âmes séparées savent ce qui arrive chez elles. Si donc elles ne connaissaient pas ce qui arrive chez nous, c’est que la distance spatiale les empêcherait de connaître ; or, on vient de le nier.

En sens contraire, il est dit dans Job (14, 2 1) : " Que ses enfants soient honorés ou méprisés, l’homme, n’en saura rien. "

Réponse : Si l’on parle de la connaissance naturelle, dont il s’agit maintenant, les âmes des morts ne savent pas ce qui se passe ici-bas. On peut en trouver la raison dans ce qui a été dit : l’âme séparée connaît les singuliers pour autant qu’elle a un certain rapport avec eux, soit à cause d’une trace laissée par une connaissance ou une affection de la vie antérieure, soit à cause d’une disposition divine. Or les âmes des morts, d’après le plan divin, et d’après leur manière d’exister, sont séparées de la société des vivants, et agrégées à la société des substances spirituelles, qui sont sans corps. C’est pourquoi elles ignorent ce qui se fait parmi nous. S. Grégoire en donne cette raison : " Les morts ne savent pas comment est organisée la vie de ceux qui vivent dans la chair après eux ; car la vie de l’esprit est bien différente de la vie de la chair ; et de même que les êtres corporels et les êtres incorporels diffèrent par le genre, ainsi se distinguent-ils par la connaissance. " Et S. Augustin semble exprimer la même idée quand il écrit : " Les âmes des morts ne sont pas présentes aux événements des vivants. "

Mais si l’on parle des âmes des bienheureux, il semble que S. Grégoire et S. Augustin diffèrent d’opinion. Car S. Grégoire ajoute : " Il ne faut pas cependant penser la même chose au sujet des âmes saintes, car pour celles qui voient en elles-mêmes la clarté du Dieu tout-puissant, il ne faut pas croire du tout qu’il puisse y avoir en dehors d’elles quelque chose qu’elles ignorent. " - Tandis que S. Augustin dit expressément dans l’ouvrage cité : " Les morts, même saints, ne savent pas ce que font les vivants, et leurs enfants. " Passage qui se retrouve dans la glose sur ce texte d’Isaïe (63,16) : " Abraham nous ignore. " Et S. Augustin confirme son dire par ce fait que sa mère ne le visitait pas, ni ne le consolait dans ses tristesses comme elle le faisait quand elle vivait ; et il n’est pas probable qu’une vie plus heureuse l’ait rendue plus insensible ; et par ce fait encore que le Seigneur avait promis au roi Josias qu’il mourrait avant de voir les malheurs qui devaient arriver à son peuple (2 R 22, 20). - Mais S. Augustin hésite ; aussi avait-il écrit précédemment : " Que chacun prenne ce que je dis, comme il voudra. " Tandis que S. Grégoire est affirmatif ; on le voit à l’expression : " Il ne faut pas croire du tout... "

Il semble plutôt cependant, selon la pensée de S. Grégoire, que les âmes des saints qui voient Dieu connaissent tous les événements actuels d’ici-bas. Elles sont en effet égales aux anges, de qui S. Augustin affirme qu’ils n’ignorent pas ce qui arrive chez les vivants. Mais, parce que les âmes des saints sont en union très parfaite avec la justice divine, elles ne s’attristent pas, ni ne se mêlent des affaires des vivants, sauf lorsqu’une disposition de cette justice l’exige.

Solutions : 1. Les âmes des morts peuvent avoir souci des affaires des vivants, même si elles ignorent leur état ; de même avons-nous le souci des morts, en offrant pour eux des suffrages, quoique leur état nous soit inconnu. - Elles peuvent aussi connaître les actions des vivants, non par elles-mêmes, mais soit par les âmes qui, d’ici-bas, arrivent près d’elles, soit par les anges ou les démons ; soit encore " par une révélation de l’Esprit de Dieu ", comme dit S. Augustin dans le même ouvrage.

2. Que les morts apparaissent aux vivants de façon ou d’autre, cela peut arriver par une permission spéciale de Dieu s’il veut que les âmes des morts interviennent dans les affaires des vivants ; et cela doit être compté parmi les miracles divins. Ou bien ces apparitions se font par l’opération des anges bons ou mauvais, même à l’insu des morts ; de même que des vivants apparaissent sans le savoir à d’autres vivants dans leur sommeil, comme dit S. Augustin dans l’ouvrage cité. Donc, on peut dire au sujet de Samuel qu’il est apparu par une révélation divine selon ce passage de l’Ecclésiastique (46,20) : " Samuel s’endormit dans la mort, et annonça au roi sa fin. " On peut dire aussi que cette apparition fut procurée par les démons, au cas où l’on n’admettrait pas l’autorité de l’Ecclésiastique, parce que ce livre ne se trouve pas parmi les Écritures canoniques chez les hébreux.

3. Cette ignorance ne provient pas de la distance dans l’espace, mais de la cause qui a été donnée dans la réponse.