Question 82

LA VOLONTÉ

1. La volonté désire-t-elle quelque chose de façon nécessaire ? - 2. Désire-t-elle toutes choses de façon nécessaire ? - 3. Est-elle une puissance supérieure à l’intelligence ? - 4. La volonté meut-elle l’intelligence ? - 5. Se divise-t-elle en irascible et concupiscible ?

Article 1

La volonté désire-t-elle quelque chose de façon nécessaire ?

Objections : 1. Pour S. Augustin, ce qui est nécessaire ne peut pas être volontaire. Or, tout mouvement de la volonté est volontaire. Donc rien de ce que désire la volonté n’est désiré de façon nécessaire.

2. D’après Aristote, les facultés rationnelles sont capables des contraires. Or la volonté est une faculté rationnelle, puisqu’il est dit au traité De l’Âme : " La volonté est dans la raison. " La volonté est donc capable des contraires, et en conséquence n’est déterminée à rien de façon nécessaire.

3. Par la volonté nous sommes maîtres de nos actes. Mais nous ne sommes pas maîtres de ce qui existe nécessairement. L’acte de la volonté ne peut donc être nécessaire.

En sens contraire, S. Augustin affirme que " tous, d’une même volonté, désirent la béatitude ". Si ce désir n’était pas nécessaire, mais contingent, il manquerait au moins chez quelques-uns. Donc la volonté désire quelque chose de façon nécessaire.

Réponse : " Nécessité " a plusieurs sens. De façon générale, le nécessaire est " ce qui ne peut pas ne pas être ". Mais cela peut convenir à un être d’abord en raison d’un principe intrinsèque ; soit d’un principe matériel, comme lorsque l’on dit que tout composé de contraires doit nécessairement se corrompre ; soit d’un principe formel, comme lorsque l’on dit nécessaire que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux droits. Et cela est la nécessité naturelle et absolue. Il peut ensuite convenir à un être de ne pouvoir pas ne pas être en raison d’un principe extrinsèque, cause finale ou efficiente. Par rapport à la fin, cela arrive quand un être ne peut atteindre sa fin, ou l’atteindre convenablement sans ce principe ; par exemple, la nourriture est nécessaire à la vie, le cheval au voyage. Cela s’appelle nécessité de la fin, ou parfois encore l’utilité. Par rapport à la cause efficiente, la nécessité se rencontre quand un être se trouve contraint par un agent de telle sorte qu’il ne puisse pas faire le contraire. C’est la nécessité de contrainte.

Cette dernière nécessité répugne tout à fait à la volonté. Car nous appelons violent ce qui est contraire à l’inclination naturelle d’un être. Or, le mouvement volontaire est une certaine inclination vers un objet. Par suite, comme on appelle naturel ce qui est conforme à l’inclination de la nature, ainsi appelle-t-on volontaire ce qui est conforme à l’inclination de la volonté. Or, il est impossible qu’un acte soit à la fois violent et naturel ; il est donc également impossible qu’un acte soit absolument contraint ou violent, et en même temps volontaire.

Mais la nécessité venue de la fin ne répugne pas à la volonté, lorsqu’elle ne peut atteindre cette fin que par un seul moyen ; ainsi lorsqu’on a la volonté de traverser la mer, il est nécessaire à la volonté qu’elle veuille prendre le bateau.

De même pour la nécessité de nature. Il faut même dire qu’il doit en être ainsi ; de même que l’intelligence adhère nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement à la fin dernière, qui est le bonheur. Car la fin a le même rôle dans l’ordre pratique que le principe dans l’ordre spéculatifs. Il faut en effet que ce qui convient naturellement et immuablement à quelque chose soit le fondement et le principe de tout ce qui en dérive ; car la nature est le premier principe en tout être, et tout mouvement procède de quelque chose d’immuable.

Solutions : 1. L’expression de S. Augustin doit se comprendre du nécessaire par nécessité de contrainte. La nécessité de nature " n’ôte pas la liberté ", comme il le dit lui-même dans le même ouvrage.

2. Que la volonté veuille quelque chose naturellement, cela se rapporte plutôt à l’intelligence des premiers principes qu’à la raison, qui est capable des contraires. Sous cet aspect, c’est une puissance intellectuelle plutôt que rationnelle.

3. Nous sommes maîtres de nos actes en tant que nous pouvons choisir ceci ou cela. Le choix ne porte pas sur la fin, il porte sur les moyens. En conséquence, le désir de la fin dernière ne fait pas partie des actes dont nous sommes maîtres.

Article 2

La volonté désire-t-elle toutes choses de façon nécessaire ?

Objections : 1. Denys dit que " le mal est étranger à la volonté ". Celle-ci tend donc nécessairement au bien qui lui est proposé.

2. L’objet de la volonté est avec elle dans le rapport du moteur au mobile. Or le mouvement du mobile suit nécessairement à l’impulsion du moteur. Les objets de la volonté la meuvent donc nécessairement.

3. De même que ce qui est connu par le sens est objet de l’appétit sensible, ainsi ce qui est connu par l’intelligence est objet de l’appétit intellectuel, ou volonté. Mais l’objet connu par le sens meut nécessairement l’appétit sensible : selon S. Augustin, " les animaux sont entraînés par ce qu’ils voient ". Il semble donc que l’objet connu par l’intelligence meuve nécessairement la volonté.

En sens contraire, S. Augustin dit que la volonté est la faculté par laquelle " on pèche, ou l’on vit selon la justice ". Et ainsi, elle est capable des contraires. Elle ne veut donc pas de façon nécessaire tout ce qu’elle veut.

Réponse : Voici comment on peut prouver une telle proposition. De même que l’intelligence adhère nécessairement et naturellement aux premiers principes, ainsi la volonté à la fin dernière, comme on vient de le dire. Or il y a des vérités qui n’ont pas de relation nécessaire aux premiers principes, comme les propositions contingentes, dont la négation n’implique pas la négation de ces principes. A de telles vérités l’intelligence ne donne pas nécessairement son assentiment. Mais il est des propositions nécessaires qui ont cette relation nécessaire : comme les conclusions démonstratives dont la négation entraîne celle des principes. A celles-ci l’intelligence assentit nécessairement, lorsqu’elle a reconnu par démonstration la connexion des conclusions avec les principes. Faute de quoi, l’assentiment n’est pas rendu nécessaire.

Il en va de même pour la volonté. Il y a des biens particuliers qui n’ont pas de relation nécessaire au bonheur, parce qu’on peut être heureux sans eux. A de tels biens la volonté n’adhère pas de façon nécessaire. Mais il y a d’autres biens qui impliquent cette relation ; ce sont ceux par lesquels l’homme adhère à Dieu, en qui seul se trouve la vraie béatitude. Toutefois, avant que cette connexion soit démontrée nécessaire par la certitude que donne la vision divine, la volonté n’adhère nécessairement ni à Dieu ni aux biens qui s’y rapportent. Mais la volonté de celui qui voit Dieu dans son essence adhère nécessairement à Dieu, de la même manière que maintenant nous voulons nécessairement être heureux. Il est donc évident que la volonté ne veut pas de façon nécessaire tout ce qu’elle veut.

Solutions : 1. La volonté ne peut tendre à aucun objet, sinon sous la raison de bien. Mais comme il y a une multitude de biens, la volonté n’est pas déterminée nécessairement à un seul.

2. La cause motrice produit nécessairement le mouvement dans le mobile, lorsque la force de cette cause surpasse de telle sorte le mobile que toute la capacité d’agir de celui-ci est soumise à la cause. Mais la capacité de la volonté, s’étendant au bien universel et parfait, ne peut être entièrement subordonnée à aucun bien particulier. Aussi n’est-elle pas mise en action par lui de façon nécessaire.

3. Le sens n’opère pas, comme la raison, des synthèses de divers objets, mais il en saisit de façon absolue un seul. Par suite, il meut vers cet objet unique l’appétit sensible, avec déterminisme. Mais la raison peut comparer plusieurs objets, et c’est pourquoi l’appétit intellectuel qui est la volonté, peut être sollicité par eux, et non pas par un seul de façon nécessaire.

Article 3

La volonté est-elle une puissance supérieure à l’intelligence ?

Objections : 1. La volonté paraît supérieure : car le bien et la fin sont les objets de la volonté. Or la fin est la première et la plus élevée des causes. La volonté est donc la première et la plus élevée des puissances.

2. On constate que les êtres de la nature progressent de l’imparfait au parfait. Et cela se remarque également dans les puissances de l’âme. Ainsi il y a progrès du sens à l’intellect, qui est supérieur. Mais il y a un progrès naturel de l’acte intellectuel à l’acte volontaire. La volonté est donc une puissance plus parfaite et plus élevée que l’intelligence.

3. Les habitus sont avec les puissances dans le rapport de la perfection à ce qui est perfectible. Mais l’habitus qui perfectionne la volonté, c’est-à-dire la charité, est supérieur à l’habitus qui perfectionne l’intelligence. S. Paul dit en effet (1 Co 13,2) : " Quand je connaîtrais tous les mystères, quand j’aurais la plénitude de la foi, si je ne possède pas la charité, je ne suis rien. " La volonté est donc une puissance supérieure à l’intelligence.

En sens contraire, Aristote fait de l’intelligence la plus élevée des puissances de l’âme.

Réponse : La supériorité d’une chose sur une autre peut être considérée soit absolument, soit sous un certain rapport. Une chose est telle absolument, quand elle l’est par elle-même, et elle est telle relativement, quand elle l’est par rapport à une autre. Si l’intelligence et la volonté sont considérées en elles-mêmes, l’intelligence est la faculté la plus élevée. On peut l’établir en comparant les objets de ces deux puissances. Celui de l’intelligence est plus simple et plus absolu que celui de la volonté. En effet, l’objet de l’intelligence, c’est la raison même du bien en tant que bien, et le bien désirable dont l’idée est dans l’intelligence est l’objet de la volonté. Or, plus un être est simple et abstrait, plus il est en soi-même noble et élevé. Et c’est pourquoi l’objet de l’intelligence est plus élevé que celui de la volonté. Mais, puisque la nature propre d’une puissance dépend de son rapport à l’objet, il s’ensuit que l’intelligence, de soi et absolument, est une puissance plus élevée et plus noble que la volonté.

Relativement cependant, et par comparaison à autre chose il peut arriver que la volonté soit supérieure à l’intelligence, dans le cas où l’objet de la volonté se trouve dans une réalité plus élevée que celui de l’intelligence. C’est comme si je disais que l’ouïe est sous un certain rapport plus noble que la vue, parce que la chose qui produit le son est d’une plus grande perfection qu’une autre chose qui serait colorée, bien que la couleur soit plus noble et plus simple que le son. - On l’a déjà dit, l’action de l’intelligence consiste en ce que la raison même de la chose est dans l’être qui pense ; au contraire, l’acte de la volonté s’accomplit en ce qu’elle se porte vers la chose telle qu’elle est en elle-même. C’est ce qui fait dire à Aristote 1 que " le bien et le mal ", objets de la volonté, " sont dans les choses, et que le vrai et le faux ", objets de l’intelligence, " sont dans l’esprit ". Donc, quand la réalité où se trouve le bien est plus élevée que l’âme même où se trouve l’idée de cette réalité, la volonté est supérieure à l’intelligence, par rapport à cette réalité. Mais quand la réalité est inférieure à l’âme, alors sous ce rapport l’intelligence est supérieure à la volonté. C’est pourquoi il est mieux d’aimer Dieu que de le connaître ; et inversement il vaut mieux connaître les choses matérielles que les aimer. Toutefois, absolument parlant, l’intelligence est plus noble que la volonté.

Solutions : 1. La relation de cause s’établit par comparaison entre un terme et un autre, et dans une telle comparaison, c’est la raison de bien qui se trouve être la plus élevée. Mais le vrai a une signification plus absolue, et il enveloppe la raison même de bien. Aussi le bien est-il un certain vrai. Mais réciproquement le vrai lui-même est un certain bien, pour autant que l’intelligence est une réalité, et que le vrai est sa fin. Or, parmi les autres fins, celle-ci est la plus excellente, de même que l’intelligence parmi les autres puissances.

2. Ce qui est antérieur dans l’ordre de la génération et du temps est moins parfait ; car dans un seul et même être, la puissance précède l’acte dans le temps et l’état imparfait d’une chose précède son état parfait. Mais ce qui est purement et simplement premier selon l’ordre de la nature, est plus parfait : c’est dans ce sens qu’on parle de la priorité de l’acte sur la puissance. Et sous ce rapport l’intelligence est antérieure à la volonté comme la cause du mouvement l’est au mobile, et le principe actif au principe passif ; en effet, le bien connu par l’intelligence met en mouvement la volonté.

3. Cet argument considère la volonté par rapport à ce qui est supérieur à l’âme. La vertu de charité est en effet la vertu par laquelle nous aimons Dieu.

Article 4

La volonté meut-elle l’intelligence ?

Objections : 1. Il semble que non, parce que la cause motrice est supérieure et antérieure au mobile. Car la cause motrice, c’est l’être qui agit, et l’être qui agit est plus noble que celui qui pâtit, comme disent S. Augustin et Aristote. Or on vient de dire que Inintelligence est antérieure et supérieure à la volonté. La volonté ne meut donc pas l’intelligence.

2. Le moteur n’est pas mû par le mobile, si ce n’est peut-être par accident. Or l’intelligence meut la volonté ; car l’objet désirable connu par l’intelligence est moteur, mais non mobile. Or l’appétit est à la fois l’un et l’autre. L’intelligence n’est donc pas mue par la volonté.

3. Nous ne pouvons rien vouloir qui n’ait été saisi par l’intelligence. Si, donc la volonté meut l’intellect à son acte en voulant cet acte, il faudra encore qu’un acte d’intelligence précède ce vouloir, et un autre vouloir cet acte d’intelligence et ainsi à l’infini, ce qui est impossible. La volonté ne meut donc pas l’intelligence.

En sens contraire, le Damascène dit : " Il est en nous de connaître ou de ne pas connaître quelque art que ce soit. " Ce n’est en nous que par la volonté. Or c’est par l’intelligence que nous connaissons les arts. Donc la volonté meut l’intelligence.

Réponse : Il y a deux manières de causer le mouvement. La première comme le fait une fin : on dit en effet que la cause finale meut la cause efficiente. C’est ainsi que l’intelligence meut la volonté ; car le bien connu est l’objet de la volonté, et la meut à titre de fin. - La seconde manière de mouvoir est celle de l’agent ; de même que le principe d’altération meut ce qui est altéré, le principe d’impulsion meut ce qui est mis en branle.

Et c’est ainsi que la volonté meut l’intelligence, et toutes les facultés de l’âme, comme dit S. Anselme. En voici le motif : dans une série ordonnée de puissances actives, la puissance qui tend à une fin universelle meut les puissances qui ont pour objet des fins particulières. Cela se constate dans la nature et dans la vie sociale. Le ciel, dont l’action tend à conserver l’universalité des êtres susceptibles de génération et de corruption, met en mouvement tous les corps inférieurs, qui, chacun dans son ordre, tendent à la conservation de leur espèce, ou même de leur individu. Pareillement, le roi, qui a pour but le bien commun de tout le royaume, meut par son commandement chacun des gouverneurs de villes, lesquels sont chargés du gouvernement d’une ville en particulier. Or l’objet de la volonté est le bien et la fin pris en général. Chacune des autres puissances a rapport à un bien propre qui lui convient, par exemple, la vue tend à percevoir la couleur, l’intelligence à connaître la vérité. Et c’est pourquoi la volonté, à la manière d’une cause efficiente, met en activité toutes les facultés de l’âme, à l’exception des puissances végétatives, qui ne sont pas soumises à notre décision.

Solutions : 1. On peut considérer l’intelligence sous deux aspects : 1° en tant qu’elle connaît l’être et le vrai universel, et 2° en tant qu’elle est une certaine réalité, une puissance déterminée qui possède un acte déterminé. La volonté peut aussi être considérée sous deux aspects : 1° par rapport à l’universalité de son objet, c’est-à-dire en tant qu’elle désire le bien universel, et 2° comme puissance déterminée de l’âme ayant un acte déterminé. Donc, si l’on compare l’intelligence et la volonté sous le rapport de l’universalité de leurs objets respectifs, l’intelligence est, comme nous l’avons dit, plus élevée et plus noble, absolument parlant, que la volonté. Mais, si l’on considère l’intelligence sous le rapport de l’universalité de son objet, et la volonté comme une puissance déterminée, l’intelligence est encore supérieure à la volonté ; car, dans la raison d’être et de vrai que saisit l’intelligence, est comprise la volonté elle-même, son acte et son objet. Par suite, l’intelligence connaît la volonté, son acte et son objet, de même que les autres intelligibles, la pierre, le bois, qui sont compris sous la raison universelle d’être et de vrai. Mais, si l’on considère la volonté sous le rapport de l’universalité de son objet, qui est le bien, et l’intelligence au contraire comme une certaine réalité, une puissance spéciale, alors sont compris sous la raison universelle de bien, comme autant de biens particuliers, et l’intelligence, et son acte et son objet qui est le vrai, car chacun d’eux est un bien particulier. À cet égard, la volonté est supérieure à l’intelligence et peut la mettre en mouvement.

Par là, on peut voir pourquoi ces deux puissances s’incluent l’une l’autre lorsqu’elles agissent, car l’intelligence perçoit que la volonté veut, et la volonté veut que l’intelligence pense. Par une raison semblable, le bien est inclus dans le vrai, en tant qu’il est un certain vrai saisi par l’intelligence, et le vrai est inclus dans le bien, en tant qu’il est un certain bien désiré.

2. L’intelligence meut la volonté d’une autre manière que la volonté meut l’intelligence, comme on vient de le dire.

3. Il n’est pas besoin d’aller à l’infini ; mais on s’arrête à l’intelligence, comme étant à l’origine. Car tout mouvement de volonté est nécessairement précédé par une appréhension, alors que toute appréhension n’est pas précédée par un mouvement volontaire. Cependant le principe originel de la délibération et de l’intellection est un principe plus élevé que notre intelligence, c’est Dieu, comme le dit Aristote lui-même . Et de cette façon, il prouve qu’il n’est pas besoin d’aller à l’infini.

Article 5

Faut-il distinguer dans l’appétit supérieur l’irascible et le concupiscible ?

Objections : 1. " Concupiscible " vient de concupiscere (désirer), et " irascible " d’irasci (se mettre en colère). Or, il est des désirs qui ne peuvent appartenir à l’appétit sensible, mais seulement à l’appétit intellectuel ou volonté ; ainsi, " le désir de la sagesse (Sg 6,21) conduit au royaume éternel ". De même, il y a certaine colère qui relève non de l’appétit sensible, mais de l’appétit intellectuel, par exemple quand nous nous mettons en colère contre les vices. Ainsi S. Jérôme, nous engage à avoir la haine des vices dans notre faculté d’irascible. Il faut donc distinguer deux puissances dans l’appétit supérieur comme dans l’appétit sensible.

2. Selon l’enseignement commun, la charité est dans le concupiscible, l’espérance dans l’irascible. Or, elles ne peuvent se trouver dans l’appétit sensible, puisque leurs objets ne sont pas de l’ordre du sens, mais de l’ordre de l’intelligence. Donc il faut admettre de l’irascible et du concupiscible dans la partie intellectuelle de l’âme.

3. Au livre De l’esprit et de l’Âme, il est dit que " l’âme possède ces puissances ", (c’est-à-dire l’irascible, le concupiscible et la raison) avant d’être unie au corps. Or, aucune puissance de la partie sensible n’appartient à l’âme seule, mais au composé d’âme et de corps, on l’a établi plus haut. Il y a donc irascible et concupiscible dans la volonté, qui est l’appétit intellectuel.

En sens contraire, S. Grégoire de Nysse dit que la partie irrationnelle de l’âme se divise en concupiscible et irascible. De même, S. Jean Damascène. Et Aristote : " La volonté est dans la raison ; dans la partie irrationnelle de l’âme, la concupiscence et la colère, ou encore le désir et l’audace ".

Réponse : Irascible et concupiscible ne sont pas des parties de l’appétit intellectuel, ou volonté. Car, d’après nos conclusions précédentes, une puissance qui est ordonnée à un objet considéré sous un point de vue universel ne se divise pas d’après les différences d’espèce contenues sous cet universel. Ainsi la vue considère ce qui est visible sous la raison de coloré, et l’on ne distingue pas plusieurs puissances de voir d’après les diverses espèces de couleurs. S’il y avait une puissance qui eût pour objet le blanc comme blanc et non comme coloré, elle se distinguerait de la puissance qui aurait pour objet le noir comme noir.

Or l’appétit sensible n’envisage pas la raison universelle de bien ; car le sens ne perçoit pas non plus l’universel. C’est pourquoi l’appétit sensible se divise en parties d’après les diverses raisons de biens particuliers. Le concupiscible a pour objet le bien, en tant que celui-ci est agréable au sens et qu’il convient à la nature du sujet. L’irascible a pour objet le bien, en tant que celui-ci repousse et combat ce qui est nuisible. - Mais la volonté envisage le bien sous la raison universelle de bien. C’est pourquoi il n’y a pas à distinguer en elle, qui est l’appétit intellectuel, des puissances diverses telles que l’irascible et le concupiscible, de la même manière qu’on ne distingue pas dans l’intelligence plusieurs facultés de connaissance, alors qu’on le fait pour le sens.

Solutions : 1. L’amour, le désir, et les autres états affectifs peuvent se comprendre de deux façons. Parfois, comme des passions, c’est-à-dire des états qui proviennent d’une certaine perturbation de l’âme. C’est le sens habituel, et alors on ne les trouve que dans l’appétit sensible. - D’autres fois, ils signifient un simple état affectif, sans passion ou trouble de l’âme. En ce sens, ils sont des actes de la volonté. Et alors on peut les attribuer même aux anges et à Dieu. Or, dans ce cas, ils n’appartiennent pas à des puissances diverses, mais à une seule, qui est la volonté.

2. La volonté peut être appelée irascible, pour autant qu’elle veut combattre le mal non par une impulsion passionnelle, mais par un jugement de raison. De même, on peut l’appeler concupiscible, en tant qu’elle désire le bien. C’est ainsi que la charité est dans le concupiscible, et l’espérance dans l’irascible, c’est-à-dire dans la volonté pour autant qu’elle a rapport à des actes de cette sorte.

3. C’est encore ainsi qu’on peut interpréter l’expression du traité De l’esprit et de l’âme, à savoir que l’irascible et le concupiscible se trouvent dans l’âme avant son union au corps (pourvu qu’on le comprenne d’un ordre de nature et non d’un ordre temporel). Toutefois il n’est pas nécessaire d’accorder du crédit à cet ouvrage. Ce qui résout la troisième objection.