Question 78

LES PUISSANCES NON SPIRITUELLES DE L’ÂME

Étudions maintenant les puissances de l’âme dans le détail. Il appartient spécialement au théologien de scruter les puissances intellectuelles et appétitives, puisqu’elles sont le siège de vertus. Cependant, la connaissance de ces puissances dépend d’une certaine façon de la connaissance des autres. Aussi allons-nous diviser notre étude en trois sections : 1. Les puissances dont l’exercice précède celui de l’intelligence (Q. 78). - 2. Les puissances intellectuelles (Q. 79). - 3. Les puissances appétitives (Q. 80-83).

1. Les différents genres de puissances dans l’âme. - 2. Les puissances de l’âme végétative. - 3. Les sens externes. - 4. Les sens internes.

Article 1

Les différents genres de puissances dans l’âme

Objections : 1. Il semble qu’il n’y a pas lieu de distinguer ces cmq genres différents de puissances que sont la puissance végétative, sensitive, affective, motrice, intellectuelle. Car les puissances sont des parties de l’âme. Or on n’y distingue ordinairement que trois parties ; les âmes végétative, sensitive et rationnelle. Il n’y a donc que trois genres de puissances et non pas cinq.

2. Les puissances de l’âme sont le principe des opérations vitales. Or, la vie se manifeste de quatre manières. Aristote nous dit en effet : " Admis qu’il y ait plusieurs modes de vivre, nous disons qu’un être vit, même s’il ne possède que l’un de ces modes : soit l’intelligence, soit le sens, soit le mouvement et le repos dans l’espace, soit encore le changement dû à la nutrition avec dépérissement ou croissance. " Il n’y a donc que quatre genres de puissances de l’âme, l’affectivité étant exclue.

3. Ce qui est commun à toutes les puissances ne peut être référé à un genre distinct dans l’âme. Or l’appétition convient à n’importe quelle puissance de l’âme. La faculté de voir tend vers un objet visible proportionné. Comme dit l’Ecclésiastique (40, 22) : " L’œil désire la grâce et la beauté, et plus que cela, voir la verdure des champs. " De même, toute autre puissance désire un objet qui lui convienne. Il ne faut donc pas faire de l’affectivité un genre spécial de puissance.

4. Le principe du mouvement dans les animaux c’est ou bien le sens, ou bien l’intellect, ou encore l’affectivité, d’après le traité De l’âme. La faculté motrice ne doit donc pas être comptée comme un genre spécial de puissance en plus de ces trois.

En sens contraire, le Philosophe déclare admettre comme puissances de l’âme, les puissances végétative, sensitive, appétitive, motrice, et intellectuelle.

Réponse : Il y a cinq genres différents de puissances dans l’âme, et l’on vient de les énumérer. Trois d’entre eux sont attribués à l’âme ; quatre sont des modes de vivre. Ce qui explique cette diversité, c’est que des âmes diverses se distinguent selon les différentes manières dont l’action de l’âme transcende la nature corporelles. La nature corporelle tout entière est en effet soumise à l’âme, et joue à son égard le rôle de matière et d’instrument. Il y a donc d’abord une opération de l’âme qui dépasse si complètement la nature des corps qu’elle ne s’exerce même pas au moyen d’un organe corporel : c’est celle de l’âme rationnelle. Il y a une autre opération, inférieure à la précédente, qui s’accomplit au moyen d’un organe, mais non d’une qualité corporelle : celle de l’âme sensitive. En effet, le chaud et le froid, l’humide et le sec, et les autres qualités corporelles du même genre, sont bien requises pour l’action du sens. Mais il ne s’ensuit pas que cette action s’accomplisse au moyen de ces qualités ; elles sont requises seulement pour que l’organe soit en bonne disposition. Enfin, la moins élevée des opérations de l’âme se fait au moyen d’un organe et en vertu d’une qualité corporelle. Elle est supérieure néanmoins à l’action des corps ; car les mouvements de ceux-ci dépendent d’un principe extérieur, tandis que cette activité procède d’un principe interne, ce qui est commun à toutes les opérations de l’âme : tout être animé en effet se meut lui-même en quelque manière. Cette dernière activité est celle de l’âme végétative : l’assimilation nutritive et les opérations consécutives s’accomplissent par l’action de la chaleur, qui joue alors le rôle de cause instrumentale, comme dit Aristote.

Or, les différents genres de puissances se distinguent d’après les objets. Plus une puissance est élevée, plus son objet est universel, nous l’avons dite. On peut déterminer trois degrés d’universalité dans l’objet. Pour certaine puissance de l’âme, l’objet est seulement le corps uni à l’âme ; telle est la puissance végétative, qui n’agit en effet que sur le corps auquel l’âme est unie. Il y a un autre genre de puissance dont l’objet est plus universel, c’est-à-dire tout corps sensible, et non seulement le corps uni à l’âme. Il y a enfin un autre genre de puissance dont l’objet est encore plus universel, ce n’est plus seulement tout corps sensible, mais tout être en général. Ainsi les deux derniers genres de puissance possèdent une opération qui a rapport non seulement à une réalité conjointe à l’âme, mais encore à une réalité extérieure.

Il faut cependant que l’âme qui opère soit unie à son objet. Il est donc nécessaire que la réalité extérieure, objet de l’opération de l’âme, soit en relation avec elle à un double point de vue. - 1 : En tant qu’elle est apte à être unie à l’âme et à se trouver en elle par sa ressemblance. A cet égard il y a deux genres de puissances : la puissance sensible, relative à un objet moins universel à savoir le corps sensible ; la puissance intellectuelle, relative à l’objet absolument commun à tout, qui est l’être universel. - 2 : En tant que l’âme est inclinée et en tendance à cette réalité extérieure. Il y aura encore là deux genres de puissances : la puissance appétitive, par laquelle l’âme entre en relation avec la réalité extérieure comme avec sa fin, première dans l’ordre d’intention ; et la puissance motrice, qui met l’âme en rapport avec la réalité extérieure, prise comme terme de l’opération et du mouvement. C’est en effet pour obtenir un objet désiré et auquel il tend, que l’animal se meut dans l’espace.

Quant aux différents modes de la vie, on les distingue d’après la hiérarchie des vivants. Chez certains vivants, il n’y a que la puissance végétative, comme chez les plantes. Il en est d’autres qui, en plus de la puissance végétative, possèdent la sensibilité, mais non la locomotion : ce sont des animaux immobiles, comme les huîtres. D’autres encore ont en plus le mouvement local ; ainsi les animaux parfaits, qui ont besoin de beaucoup de choses pour vivre, et donc doivent se mouvoir pour chercher au loin le nécessaire. Il est enfin d’autres vivants qui ont en plus la puissance intellectuelle, ce sont les hommes. - Quant à la puissance appétitive, elle ne constitue pas de degré dans la hiérarchie des vivants ; car " en tout être où il y a puissance sensible, il y a appétit ", selon Aristote.

Solutions : 1. 2. On vient de résoudre les deux premières objections.

3. L’appétit naturel est l’inclination qui porte naturellement une réalité vers un objet donné ; par son appétit naturel, toute puissance désire ce qui lui convient. Mais l’appétit de l’être animé dépend de ce qui est connu. Et pour un appétit de ce genre, il faut une faculté spéciale ; la connaissance seule ne suffit pas. La réalité est désirée en tant qu’elle existe en elle-même, tandis qu’elle n’est pas elle-même dans la faculté de connaissance, mais seulement selon sa ressemblance. La faculté de voir ne tend donc à l’objet visible que pour réaliser son acte, c’est-à-dire pour voir ; mais l’être animé tend à la chose qu’il voit par sa puissance appétitive, non seulement pour voir, mais pour d’autres fins utiles. Si l’âme n’avait besoin des réalités perçues par le sens que pour l’exercice de cette faculté sensible, c’est-à-dire afin de sentir, il ne serait pas nécessaire de distinguer l’appétit comme un genre spécial parmi les puissances de l’âme ; la tendance naturelle des puissances suffirait.

4. Le sens et la faculté appétitive sont bien principes de mouvement chez les animaux parfaits. Toutefois, ni l’un ni l’autre à eux seuls ne pourraient mouvoir si une puissance spéciale ne leur était surajoutée. En effet, les animaux immobiles ont bien ces deux facultés, et cependant ils n’ont pas de faculté motrice. Celle-ci se trouve non seulement dans l’affectivité et le sens en tant qu’ils commandent le mouvement, mais aussi dans les différentes parties du corps, pour les rendre aptes à suivre l’impulsion affective que donne l’âme. En voici le signe : lorsque les membres ne sont plus dans leur disposition naturelle, ils n’obéissent plus au mouvement appelé par l’appétit.

Article 2

Les puissances de l’âme végétative

Objections : 1. La division des parties végétatives ou puissances de nutrition, de croissance et de reproduction semble mal venue. Car ces puissances sont des forces naturelles. Or les puissances de l’âme dépassent ces forces par leur perfection. On ne doit donc pas compter celles-ci parmi les puissances de l’âme.

2. Il ne faut pas assigner une puissance de l’âme en raison d’une fonction commune aux vivants et aux non-vivants. Or, telle est la génération, pour tous les êtres qui peuvent être engendrés et se corrompre, vivants ou non. Donc la puissance génératrice ne doit pas être comptée parmi les puissances de l’âme.

3. L’âme possède une puissance supérieure à celle de la nature corporelle. Or une nature corporelle donne, par le moyen de la même puissance active, et l’espèce et la quantité qui convient. À plus forte raison, l’âme. Il n’y a donc pas lieu de distinguer la faculté de croître et celle d’engendrer.

4. Toute réalité conserve son être par le principe même dont elle le tient. Or c’est par la puissance de reproduction que le vivant acquiert son être. C’est donc par elle qu’il conserve la vie. Mais la faculté de nutrition est ordonnée aussi à la conservation du vivant. Comme dit Aristote : " C’est une puissance qui peut sauvegarder l’être du sujet où elle se trouve. " On ne doit donc pas distinguer cette faculté de celle d’engendrer.

En sens contraire, selon le Philosophe, les opérations de l’âme végétative sont " engendrer, s’alimenter et croître ".

Réponse : Il y a trois puissances dans l’âme végétative. Car, nous l’avons dit, celle-ci a pour objet le corps vivant par l’âme, et ce corps requiert de l’âme trois sortes d’opérations : l’une qui lui donne l’être, et pour cela il y a la faculté d’engendrer ; une autre par laquelle le corps vivant atteint le développement qui lui convient, et pour cela il y a la faculté de croissance ; une troisième enfin par laquelle le corps vivant conserve son être et son développement normal, et pour cela il y a la faculté de nutrition.

Il faut cependant marquer des différences entre ces puissances. Celles de nutrition et de croissance produisent leur effet dans l’être où elles se trouvent. C’est en effet le corps uni à l’âme qui croît et se conserve par l’action des facultés de croissance et de nutrition, appartenant à cette âme. Mais la faculté d’engendrer produit son effet non dans le même corps, mais dans un autre, car aucun être ne peut s’engendrer lui-même. Par suite, la faculté d’engendrer avoisine la dignité de l’âme sensitive, qui est en relation avec les réalités extérieures, que sous un mode plus parfait et plus universel ; car ce qu’il y a de plus élevé dans une nature inférieure rejoint ce qu’il y a de plus bas dans la nature qui lui est supérieure, comme Denys le montre bien. Aussi, parmi les trois puissances végétatives, celle qui joue davantage le rôle de fin la principale et la plus parfaite., c’est la faculté d’engendrer, dit Aristote. Il appartient en effet à une chose déjà parfaite en elle-même d’en produire une autre qui lui soit semblable. Les puissances de croissance et de nutrition sont subordonnées à la puissance de génération ; celle de croissance à la puissance nutritive.

Solutions : 1. Ces forces sont appelées naturelles parce qu’elles ont un effet semblable à celui de la nature matérielle qui donne aussi l’être, la quantité, et la conservation dans l’être ; les puissances végétatives le font toutefois sous un mode plus élevé. Elles sont encore appelées naturelles parce que, dans leur action, elles utilisent comme instruments les qualités actives et passives qui sont les principes des actions physiques.

2. La génération dans les êtres inanimés est produite par une cause tout extérieure. Mais la génération des vivants s’accomplit sous un mode plus élevé, au moyen d’un élément du vivant, la semence, qui contient un principe apte à former le corps. Il faut donc dans le vivant une puissance pour élaborer cette semence, et c’est la puissance d’engendrer.

3. La génération du vivant étant causée par une semence, il faut au commencement que l’animal soit engendré sous un petit volume. D’où la nécessité d’une puissance de l’âme qui lui fasse atteindre un développement convenable. Mais le corps inanimé est engendré à partir d’une matière déterminée par une cause extérieure. Voilà pourquoi il reçoit en même temps et son caractère spécifique et la quantité conforme aux conditions de la matière.

4. Comme on l’a dit (a. 1), l’action de l’âme végétative s’accomplit au moyen de la chaleur, dont le rôle est d’absorber l’humidité. Il faut donc, pour restituer l’humidité perdue, une puissance nutritive qui transforme l’aliment en la substance du corps. C’est nécessaire également pour l’action des puissances de croissance et de génération.

Article 3

Les sens externes

Objections : 1. Il ne semble pas qu’il y ait seulement cinq sens externes. Car le sens connaît les accidents, et ceux-ci se divisent en de nombreux genres. Puisque les puissances se distinguent d’après les objets, il semble qu’il y ait autant de sens différents que de genres d’accidents.

2. La grandeur, la figure, et les autres sensibles communs ne sont pas des sensibles par accident, mais s’opposent à ces derniers selon Aristote. Or, une différence essentielle dans les objets entraîne une distinction dans les puissances. Puisque la grandeur et la figure diffèrent de la couleur plus que ne fait le son, on a plus de raison, semble-t-il, de distinguer une puissance connaissante pour la grandeur ou la figure que pour la couleur et le son.

3. Un seul sens ne perçoit qu’un seul ensemble de qualités contraires : ainsi la vue perçoit le blanc et le noir. Or le toucher perçoit plusieurs ensembles de contraires : le chaud et le froid, l’humide et le sec, etc. On n’a donc pas affaire à un seul sens, mais à plusieurs. Il y a donc plus de cinq sens.

4. L’espèce ne s’oppose pas au genre. Or le goût est une espèce de toucher. On ne doit donc pas en faire un sens distinct du toucher.

En sens contraire, le Philosophe dit au traité De l’âme qu’il n’y a pas plus de cinq sens.

Réponse : Certains ont voulu chercher un principe de distinction des sens externes dans la structure des organes, selon qu’y prédomine tel ou tel élément, l’eau, l’air, etc. D’autres, dans la nature du milieu sensible qui est ou contigu ou extérieur au sens : l’air, l’eau, etc. D’autres enfin, d’après la nature des diverses qualités sensibles que ce soit la qualité d’un corps simple, ou la qualité résultant d’une combinaison.

Mais aucune de ces solutions n’est valable. Les puissances ne sont pas faites pour les organes, mais les organes pour les puissances. La diversité des puissances ne vient pas de la diversité des organes ; mais la nature a disposé des organes différents pour correspondre à la diversité des puissances. De même, elle a donné divers milieux aux divers sens, sous le mode qui convenait à l’activité des puissances. Quant à la nature des qualités sensibles, ce n’est pas aux sens qu’il appartient de les connaître, mais à l’intelligence.

Il faut donc prendre comme fondement du nombre et de la distinction des sens externes ce qui appartient en propre et essentiellement au sens. Or le sens est une puissance passive dont la nature est de pouvoir être modifiée par un objet sensible extérieur. L’objet extérieur, cause de changement, est ce que le sens perçoit essentiellement, et c’est selon les différences qu’il présente qu’on distingue les puissances sensibles.

Or il y a deux espèces de modification : l’une est physique, l’autre spirituelle. Une modification est physique quand la forme de ce qui cause le changement est reçue dans l’être changé sous un mode physique, par exemple la chaleur dans ce qui est chauffé. Une modification est spirituelle quand la forme est reçue sous un mode spirituel, par exemple la couleur dans la pupille de l’œil qui, pour autant n’en est pas colorée. Pour l’action du sens, une modification spirituelle est requise selon laquelle la forme intentionnelle de l’objet sensible est produite dans l’organe du sens. Autrement, si la seule modification physique suffisait à produire la sensation, tous les corps physiques en éprouveraient lorsqu’ils subissent un changement qualitatif.

Mais dans certains sens, on ne trouve qu’une modification spirituelle, comme dans la vue. En d’autres, on trouve en même temps que cette modification spirituelle une modification physique, qu’elle provienne seulement de l’objet, ou aussi de l’organe. Sous le rapport de l’objet, on trouve une modification physique dans l’espace, lorsqu’il s’agit du son qui est l’objet de l’ouïe, car le son est produit par une percussion et par l’ébranlement de l’air. Il y a altération qualitative dans le cas de l’odeur, objet de l’odorat ; il faut en effet qu’un corps soit modifié d’une certaine manière par la chaleur pour exhaler une odeur. Par rapport à l’organe, il y a modification physique dans le toucher et dans le goût, car la main s’échauffe en touchant un objet chaud, et la langue s’humecte de l’humidité des saveurs. Quant aux organes de l’odorat et de l’ouïe, ils ne subissent aucune modification physique en sentant, si ce n’est par accident.

La vue, qui s’exerce sans aucune modification physique soit dans l’organe soit dans l’objet, est la faculté la plus spirituelle, le plus parfait de tous les sens et le plus universel. Après elle, vient l’ouïe, puis l’odorat qui supposent une modification physique du côté de l’objet. Car le mouvement local est plus parfait que le mouvement d’altération, et lui est naturellement antérieur, comme on le prouve au livre VIII des Physiques -. Le toucher et le goût sont les plus matériels des sens. On parlera plus bas de leur distinction. - Les trois premiers sens n’opèrent pas par un intermédiaire contigu, afin qu’aucune modification physique n’atteigne l’organe, comme c’est le cas pour les deux derniers.

Solutions : 1. Tous les accidents n’ont pas par eux-mêmes le pouvoir de causer un changement, mais seulement les qualités de la troisième espèce, qui sont susceptibles d’altération. Et c’est pourquoi il n’y a que ces qualités qui soient objets des sens. En effet, d’après le livre VII des Physiques, " les sens sont modifiés selon les mêmes qualités que les corps inanimés ".

2. La grandeur, la figure, et ce qu’on appelle " sensibles communs " sont intermédiaires entre les sensibles par accident et les sensibles propres, objets des sens. En effet, les sensibles propres modifient le sens immédiatement et directement, car ce sont des qualités qui causent une altération. Quant aux sensibles communs, ils se ramènent tous à la quantité. Pour la grandeur et le nombre, il est évident que ce sont des espèces de la quantité. La figure est une qualité qui a rapport à la quantité, puisqu’elle consiste dans la limitation de l’étendue. Le mouvement et le repos sont perçus selon que leur sujet se trouve dans un ou plusieurs états quant à la grandeur ou à la distance dans l’espace, qu’il s’agisse d’un mouvement de croissance ou d’un mouvement local ; ou encore, sous le rapport des qualités sensibles, un mouvement d’altération. De telle sorte que sentir le mouvement et le repos, c’est d’une certaine façon sentir l’un et le multiple. Or, la quantité est le sujet immédiat de la qualité, cause d’altération, telle la surface pour la couleur. En conséquence, les sensibles communs n’agissent pas sur le sens immédiatement et directement, mais par le moyen de la qualité sensible ; par exemple la surface, par le moyen de la couleur. Ce ne sont pourtant pas des sensibles par accident. Car les sensibles communs introduisent un élément de diversité dans la modification sensorielle : le sens est modifié différemment par une grande et par une petite surface. On dit même que la blancheur est grande ou petite, et pour cette raison, elle peut être divisée relativement au sujet où elle se trouve.

3. Le Philosophe semble dire, au traité De l’Âme que le sens du toucher forme un genre, mais qu’il se divise en plusieurs espèces, et c’est pour cela qu’il a pour objet plusieurs ensembles de contraires. Ces espèces n’ont pas d’organe différencié, mais se rencontrent ensemble sur tout le corps ; aussi ne remarque-t-on pas qu’elles sont distinctes. Quant au goût, qui perçoit le doux et l’amer, il se rencontre avec le toucher sur la langue mais non sur tout le corps. On peut donc le distinguer aisément du toucher.

On peut répondre également que dans tous ces contraires, chaque ensemble appartient à un genre prochain, et tous les ensembles à un genre commun, qui serait l’objet du toucher en général. Mais il n’y a pas de dénomination pour ce genre commun, pas plus que pour un genre prochain, comme celui du chaud et du froid.

4. D’après Aristote, le goût est une sorte de toucher qui ne se trouve que sur la langue. Il n’y a donc pas à le distinguer du toucher en général, mais seulement de ces espèces de toucher qui se rencontrent par tout le corps. - Toutefois si l’on admet l’unité du toucher, à cause de l’unité de son objet, on pourra dire que le goût se distingue du toucher parce que la modification sensorielle n’est pas la même chez tous les deux. Le toucher ne subit pas seulement une modification spirituelle, mais une modification physique dans son organe, en fonction de la qualité sensible qui agit directement sur lui. Mais l’organe du goût n’est pas nécessairement modifié de cette façon, de telle sorte, par exemple, que la langue devienne douce ou amère. Il n’est modifié que par une qualité qui précède la sensation de saveur et où celle-ci prend naissance, et qui est l’humidité, laquelle est l’objet du toucher.

Article 4

Les sens internes

Objections : 1. La division admise des sens internes ne parait pas satisfaisante. On n’oppose pas en effet ce qui est commun à ce qui est propre. On ne doit donc pas compter le sens commun parmi les puissances sensibles internes, à part des sens externes qui sont des sens propres.

2. Il n’est pas besoin d’une faculté interne de connaissance pour une fonction que peut accomplir le sens propre et externe ; mais pour apprécier les objets sensibles, les sens externes suffisent ; chaque sens en effet peut juger de son objet propre. De même, ils semblent avoir ce qu’il faut pour percevoir leurs actes. L’action du sens est en effet comme un intermédiaire entre la puissance et l’objet ; il paraît donc que la faculté de voir peut bien mieux percevoir son acte de voir qu’elle ne perçoit la couleur, son acte étant plus proche de la faculté que l’objet. De même pour les autres sens. Il n’est donc pas nécessaire de désigner pour cette fonction une puissance interne qu’on appellerait sens commun.

3. L’imagination et la mémoire sont, d’après le Philosophe, des modalités du centre primitif de la sensibilité. Mais l’on n’oppose pas une modalité à son sujet. Il ne faut donc pas distinguer la mémoire et l’imagination du sens.

4. L’intelligence dépend beaucoup moins du sens que n’importe quelle puissance de l’âme sensitive. Et cependant l’intelligence ne connaît que par l’apport des sens. C’est pourquoi il est dit dans les Seconds Analytiques : " Ceux qui manquent d’un sens, manquent d’une science. " A plus forte raison ne doit-on pas distinguer une puissance sensible destinée à percevoir des représentations qui échappent aux sens, puissance qu’on nomme " estimative ".

5. L’acte de la cogitative, qui est de juger, de synthétiser et d’analyser, et l’acte de la faculté de réminiscence, qui consiste à user d’une manière de syllogisme pour évoquer les souvenirs, ne sont pas moins différents des actes de l’estimative et de la mémoire que l’estimative ne l’est de l’imagination. Il faut donc distinguer les deux premières de l’estimative et de la mémoire, ou alors ne pas distinguer celles-ci de l’imagination.

6. D’après S. Augustin. il y a trois genres de visions : corporelles, par le moyen des sens ; spirituelles, par l’imagination ; intellectuelles, par l’intelligence. Il n’y a donc pas, entre le sens et l’intellect, d’autre faculté interne que l’imagination.

En sens contraire, Avicenne, dans son livre sur l’âme, admet qu’il y a cinq sens internes : le sens commun, la " fantaisie ", l’imagination, l’estimation, et la mémoire.

Réponse : La nature ne manque jamais de donner le nécessaire ; il faut donc qu’il y ait dans l’âme sensitive autant d’actions diverses qu’en requiert la vie d’un animal parfait. Et toutes les actions qu’on ne peut ramener à un seul principe demandent des puissances diverses ; car une puissance de l’âme n’est rien d’autre que le principe immédiat d’une opération de cette âme.

Or, il faut remarquer que la vie d’un animal parfait requiert non seulement qu’il connaisse la réalité quand elle est présente au sens, mais encore quand elle est absente. Autrement, du fait que le mouvement et l’action de l’animal suivent la connaissance, celui-ci ne se mettrait jamais en mouvement pour chercher quelque chose qui n’est pas là. Or c’est le contraire qu’on observe, surtout chez les animaux parfaits qui se meuvent dans l’espace ; ils se dirigent en effet vers un objet absent dont ils ont connaissance. L’animal doit donc, en son âme sensitive, non seulement recevoir les ressemblances des qualités sensibles au moment où il est actuellement modifié par elles, mais encore les retenir et les conserver. Dans les êtres corporels, recevoir et conserver se réfèrent à des principes divers : les corps humides reçoivent bien et conservent mal ; c’est le contraire pour les corps secs. La puissance sensible étant l’acte d’un organe corporel, il doit y avoir y avoir une faculté pour recevoir les ressemblances des qualités sensibles, et une autre pour les conserver.

Il faut encore remarquer que si l’animal ne se mettait en mouvement que pour des objets agréables ou douloureux pour les sens, il lui suffirait de connaître les qualités que le sens perçoit et qui le délectent ou lui font horreur. Mais l’animal doit rechercher ou éviter certains objets non seulement parce qu’ils conviennent ou non au sens, mais encore parce qu’ils sont ou utiles ou nuisibles. Par exemple, la brebis qui voit le loup arriver, s’enfuit, non parce que sa couleur ou sa forme ne sont pas belles, mais parce qu’il est son ennemi naturel. De même, l’oiseau rassemble de la paille, non pour le plaisir sensible qu’il en éprouve, mais parce qu’elle lui sert à construire son nid. Il faut donc que l’animal perçoive des représentations de ce genre, que le sens externe ne perçoit pas. Il doit y avoir un principe distinct de cette perception. Car la connaissance des qualités sensibles vient d’une modification causée par l’objet sensible, mais non la perception des représentations dont nous parlons.

Ainsi donc, pour percevoir les qualités sensibles il y a le sens propre et le sens commun. On dira plus loin comment ils se distinguent. Pour obtenir ou conserver ces qualités, il y a la " fantaisie " ou imagination, qui sont une même chose. L’imagination est en effet comme un trésor des formes reçues par les sens. Pour percevoir les représentations qui ne sont pas reçues par les sens, il y a l’estimative. Pour les conserver, il y a la mémoire, qui en est comme le trésor. En voici un signe : les animaux commencent à avoir des souvenirs à partir d’une connaissance de ce genre, par exemple que ceci leur est nuisible ou leur convient. La raison de passé, que perçoit la mémoire, doit être comptée parmi ces représentations.

Notez que relativement aux qualités sensibles il n’y a pas de différence entre l’homme et les animaux. Ils sont modifiés de la même manière par les objets sensibles extérieurs. Mais quant à ces représentations spéciales, il y a une différence. Les animaux ne les perçoivent que par un instinct naturel ; l’homme les saisit par une sorte d’inférence. Aussi la faculté, appelée chez les animaux estimative naturelle, est appelée chez l’homme cogitative, ou faculté qui forme des représentations par une sorte d’inférence. On la nomme encore " raison particulière ", et les médecins lui assignent un organe spécial, la partie médiane du cerveau. Elle regroupe en effet des représentations individuelles, comme la raison proprement dite regroupe des représentations universelles.

Pour ce qui est de la mémoire, l’homme possède non seulement comme les animaux le pouvoir de se souvenir immédiatement des faits passés, mais encore celui de les évoquer, par la " réminiscence ", en recherchant d’une manière presque syllogistique à se souvenir de ces faits sous forme de représentations individuelles.

Avicenne distingue une cinquième faculté, intermédiaire entre l’estimative et l’imagination, qui assemble et dissocie les images ; ainsi, avec l’image de l’or et l’image d’une montagne, nous formons une seule image, celle d’une montagne d’or que nous n’avons jamais vue. Cette opération ne se trouve pas chez les animaux, mais seulement chez l’homme, qui peut faire cela avec la seule imagination. C’est d’ailleurs à l’imagination qu’Averroès l’attribue, dans son livre sur le Sens et les Sensibles.

Il n’est donc pas besoin de distinguer plus de quatre facultés internes dans l’âme sensitive : le sens commun et l’imagination, l’estimative et la mémoire.

Solutions : 1. Le sens interne n’est pas appelé " commun " par attribution universelle, comme s’il était un genre, mais comme la racine et le principe communs à tous les sens externes.

2. Le sens propre apprécie son objet sensible, en le discernant des autres qualités qui peuvent tomber sous le même sens, par exemple en discernant le blanc du noir ou du vert. Mais discerner le blanc du doux, ni la vue ni le goût ne le peuvent ; car pour discerner une chose d’une autre, il faut les connaître toutes les deux. C’est donc au sens commun qu’il appartient de faire un tel discernement ; à lui sont rapportées comme à un terme commun toutes les connaissances des sens propres, et c’est par lui encore que sont perçues les activités des sens, par exemple quand quelqu’un voit qu’il voit. Cela ne peut être le fait du sens propre, qui ne connaît que la qualité sensible par laquelle il est modifié. C’est par cette modification que s’accomplit la vision, et de cette modification en découle une autre dans le sens commun, qui perçoit la vision elle-même.

3. Une puissance peut sortir de l’essence de l’âme par l’intermédiaire d’une autre, on l’a déjà dit ; de la même façon l’âme peut être sujet d’une puissance par l’intermédiaire d’une autre puissance. Sous ce rapport on dit que l’imagination et la mémoire sont des modifications du sens commun, qui est le premier des sens internes.

4. Bien que l’opération intellectuelle ait son origine dans la sensation, l’intelligence connaît, dans la réalité saisie par le sens, bien plus que le sens n’en peut percevoir. Il en va de même dans l’estimative, à un degré inférieur cependant.

5. Si la cogitative et la mémoire ont une telle excellence dans l’homme, ce n’est pas à cause de l’âme sensitive, mais à cause de leur affinité, de leur proximité à la raison universelle, qui exerce sur elles une sorte d’influence. Ce ne sont pas des puissances différentes de celles des animaux ; ce sont les mêmes, mais plus parfaites.

6. Pour S. Augustin, la vision spirituelle est celle qui est causée par les images des corps en leur absence. Elle comprend donc toutes les connaissances internes.