Question 77

LES PUISSANCES DE L’ÂME EN GÉNÉRAL

Il faut maintenant considérer les puissances de l’âme, d’abord de façon générale (Q. 77), puis dans le détail (Q. 78-83).

Dans cette première étude, on recherchera : 1. Si l’essence de l’âme est identique à sa puissance. - 2. S’il y a une ou plusieurs puissances de l’âme. - 3. Comment on distingue ces puissances. - 4. Leurs rapports mutuels. - 5. Si l’âme est le sujet de toutes les puissances. - 6. Si les puissances émanent de l’essence de l’âme. - 7. Si une puissance de l’âme sort d’une autre. - 8. Si toutes les puissances demeurent dans l’âme après la mort.

Article 1

L’essence de l’âme est-elle identique à sa puissance ?

Objections : 1. S. Augustin a dit : " L’esprit, la connaissance et l’amour sont substantiellement dans l’âme, ou, en d’autres termes, essentiellement. " Et encore : " La mémoire, l’intelligence et la volonté sont une seule vie, un seul esprit, une seule essence. "

2. L’âme est plus noble que la matière première. Or la matière première est sa propre puissance. A plus forte raison, l’âme.

3. La forme substantielle est plus simple que la forme accidentelle. Ce qui le montre, c’est que la forme substantielle ne peut croître ou décroître, mais possède un être indivisible. Or la forme accidentelle est sa propre vertu. À plus forte raison la forme substantielle, qui est l’âme.

4. La puissance sensible est ce par quoi nous sentons ; la puissance intellectuelle, ce par quoi nous pensons. Or "le principe propre de la sensation et de l’intellection, c’est l’âme " selon Aristote. L’âme est donc identique à ses puissances.

5. Tout ce qui n’appartient pas à l’essence d’une réalité est accidentel. Si la puissance de l’âme n’appartient pas à son essence, elle est donc un accident. Or c’est contraire à la pensée de S. Augustin. Pour lui, les fonctions notées plus haut "ne sont pas dans l’âme comme dans un sujet, à la manière dont la couleur, la configuration, ou tout autre mode de la qualité et de la quantité appartiennent à un corps. Car toute modalité de ce genre est rigoureusement limitée à son sujet, tandis que l’âme peut encore connaître et aimer les autres réalités ".

6. Une forme simple ne peut jouer le rôle de sujet. Or l’âme est une forme simple, puisqu’elle n’est pas composée de forme et de matière, on l’a dit plus haute. Les puissances de l’âme ne peuvent donc être en elle comme dans un sujet.

7. Un accident ne peut causer une différence substantielle. Et cependant " sensible " et " rationnel " sont des différences substantielles. Or elles sont fondées sur le sens et sur la raison, qui sont des puissances de l’âme. Ces puissances ne sont donc pas des accidents. Et de la sorte, la puissance de l’âme est identique à son essence.

En sens contraire, d’après Denys, " on distingue dans les esprits célestes l’essence, la puissance, et l’activité ". À plus forte raison, l’essence et la vertu ou puissance sont-elles distinctes dans l’âme.

Réponse : En dépit de l’affirmation de certains, il est impossible de dire que l’essence de l’âme soit sa puissance. On le démontrera ici de deux manières.

1. L’être et n’importe quel genre de l’être se divisent en puissance et acte. Il faut donc que l’un et l’autre se rapportent au même genre ; si l’acte n’appartient pas au genre " substance ", la puissance qui lui est corrélative ne peut appartenir à ce genre. Or, l’activité de l’âme ne se trouve pas dans le genre substance ; en Dieu seul l’activité est sa substance même, en sorte que la puissance divine, principe de son activité, c’est l’essence même de Dieu. Mais cela ne peut être vrai ni de l’âme, ni d’aucune autre créature, comme on l’a dit précédemment de l’ange.

2. C’est impossible encore, à considérer seulement l’âme. Sous le rapport de l’essence, l’âme est un acte. Si l’essence de l’âme était le principe immédiat de l’activité, l’être qui possède une âme aurait donc toujours en acte les opérations vitales, de même qu’il est toujours vivant en acte. Car l’âme, en tant que forme, n’est pas un acte ordonné à un acte ultérieur : elle est le terme dernier de la génération. Aussi être encore en puissance à un autre acte ne lui convient pas sous le rapport de l’essence, c’est-à-dire comme forme, mais sous le rapport de sa puissance. Aussi l’âme, en tant que sujet de sa puissance d’opération, est-elle appelée un acte premier ordonné à un acte second. - Or l’être qui possède une âme n’est pas toujours en acte de ses opérations vitales. La définition même de l’âme l’indique : elle est "l’acte d’un corps ayant la vie en puissance ", et cependant une telle puissance n’exclut pas l’existence actuelle de l’âme. L’essence de l’âme n’est donc pas sa puissance. Aucun être en effet n’est en puissance par rapport à l’acte, en tant qu’il est acte lui-même.

Solutions : 1. S. Augustin parle ici de l’âme (mens) en tant qu’elle se connaît et s’aime elle-même. De cette façon, la connaissance et l’amour sont substantiellement ou essentiellement dans l’âme pour autant qu’il s’agit de la connaître et de l’aimer elle-même : car la substance, l’essence de l’âme, est connue et aimée. - Même interprétation, lorsqu’il parle " d’une seule vie, d’un seul esprit, d’une seule essence ". - Ou encore, selon une autre explication, cette manière de parler est juste si l’on pense à la relation qu’un tout potentiel soutient avec ses parties. Le cas de ce tout est intermédiaire entre celui du tout universel et celui du tout intégral. Le tout universel se trouve en chacune de ses parties avec toute son essence et toute sa puissance : ainsi " animal " par rapport à l’homme et au cheval. On peut donc attribuer rigoureusement ce tout à l’une quelconque des parties. Quant au tout intégral, il n’est en aucune manière en entier dans chacune des parties. L’attribution ne peut donc se faire à chacune d’elles, prise individuellement ; on peut néanmoins le faire d’une manière impropre, en attribuant ce tout à l’ensemble des parties ; on dit ainsi que le mur, le toit, les fondations sont la maison. Le tout potentiel est bien en chaque partie avec toute l’essence, mais non avec sa puissance entière. On pourra donc en faire l’attribution à l’une quelconque des parties, mais non aussi rigoureusement que dans le cas du tout universel. Et c’est ainsi que S. Augustin entend que la mémoire, l’intelligence et la volonté sont l’essence même de l’âme.

2. L’acte auquel la matière première est en puissance est la forme substantielle. C’est pourquoi la puissance de la matière n’est pas autre chose que son essence.

3. L’action, comme l’être, appartient au composé ; c’est en effet à l’être existant qu’il appartient d’agir. Or, le composé existe substantiellement par la forme substantielle, et il agit par la puissance qui suit cette forme. En conséquence, la forme accidentelle active est avec la forme substantielle de l’être qui agit (ainsi la chaleur avec le feu) dans le même rapport que la puissance de l’âme avec son essence.

4. C’est de la forme substantielle que la forme accidentelle tient d’être principe de l’action. La forme substantielle est donc le principe premier de l’action, mais non son principe prochain. C’est le sens de l’affirmation d’Aristote : " Ce par quoi nous comprenons et sentons, c’est l’âme. "

5. Si l’on entend par "accident" ce qui s’oppose à la substance, alors il n’y a pas de milieu entre substance et accident. Car leur opposition s’obtient par affirmation et négation : être dans un sujet, ne pas être dans un sujet. En ce sens, la puissance de l’âme, du fait qu’elle n’est pas son essence, est un accident, classé dans la seconde espèce de la Qualité. - Mais si l’on entend par " accident " l’un des cinq prédicables, on peut trouver un intermédiaire entre l’accident et la substance. En effet, tout ce qui est essentiel à une réalité appartient à la substance. Cependant tout ce qui ne lui est pas essentiel ne peut être appelé accident prédicable, mais cela seul qui n’est pas causé par les principes essentiels de l’espèce. Car le " propre " ne fait pas partie de l’essence de la réalité ; mais il est causé par les principes essentiels de l’espèce ; il est intermédiaire entre l’essence et l’accident entendu au sens d’accident prédicable. C’est de cette façon qu’on peut considérer les puissances de l’âme comme intermédiaires entre la substance et l’accident, en tant que propriétés naturelles de l’âme. Quant à l’expression de S. Augustin : "ne sont pas dans l’âme comme dans un sujet, à la manière dont la couleur, la configuration, ou tout autre mode de la qualité et de la quantité appartiennent à un corps. Car toute modalité de ce genre est rigoureusement limitée à son sujet, tandis que l’âme peut encore connaître et aimer les autres réalités ", il faut la comprendre comme plus haut (sol. 1), c’est-à-dire : dans leur rapport à l’âme, non pas en tant qu’elle aime et connaît, mais en tant qu’elle est aimée et connue. Et voici la marche de sa preuve : Si l’amour était dans l’âme aimée comme un accident dans un sujet, il s’ensuivrait que l’accident dépasserait le sujet où il se trouve, puisqu’il est d’autres réalités que l’âme qui sont objets d’amour.

6. Bien que l’âme ne soit pas composée de matière et de forme, elle est néanmoins en puissance sous un certain rapport, nous l’avons dit, ce qui lui permet d’être sujet pour l’accident. L’affirmation avancée dans cette objection s’applique à Dieu qui est Acte pur, et c’est pour lui que Boèce en fait usage.

7. On n’établit pas les différences substantielles " rationnel " et " sensible " à partir des facultés, sens et raison, mais à partir de l’âme sensitive et rationnelle elle-même. Toutefois, les formes substantielles, inconnaissables pour nous en elles-mêmes, n’étant connues que par leurs accidents, rien n’empêche de dénommer par ces derniers les différences substantielles.

Article 2

Y a-t-il une ou plusieurs puissances dans l’âme ?

Objections : 1. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule puissance dans l’âme. Car l’âme intellectuelle possède à un très haut degré la ressemblance divine. Or en Dieu il n’y a qu’une seule et simple puissance. Il en va donc de même dans l’âme intellectuelle.

2. Plus une puissance active est élevée dans l’ordre de l’être, plus son unité est profonde. Mais l’âme intellectuelle surpasse en puissance toutes les autres formes. Il lui convient donc, plus qu’à elles toutes, de ne posséder qu’une seule puissance.

3. L’action appartient à l’être en acte. Or, c’est par la même essence que l’homme possède l’être selon divers degrés de perfection. Ce sera donc par la même puissance qu’il accomplira les actions qui correspondent à ces différents degrés.

En sens contraire, le Philosophe met plusieurs puissances dans l’âme.

Réponse : Il est nécessaire d’admettre une pluralité de puissances dans l’âme. Pour l’établir, reconnaissons, avec Aristote au traité Du Ciel, que les réalités inférieures ne peuvent atteindre à la perfection du bien, mais seulement à un état imparfait et cela au moyen de mouvements peu nombreux ; les réalités supérieures au contraire arrivent à la perfection, et par un grand nombre de mouvements ; mais il en est encore de plus élevées, celles qui parviennent à la perfection au moyen d’un petit nombre de mouvements. Le degré suprême se trouve chez celles qui la possèdent sans aucun mouvement. Par exemple, c’est avoir la moins bonne santé que de ne pouvoir l’obtenir parfaitement, mais médiocrement, moyennant quelques remèdes ; sera en meilleure disposition celui qui peut obtenir une parfaite santé, avec de nombreux remèdes ; cet autre le sera mieux encore, qui n’aura besoin que de peu de remèdes. La disposition excellente sera d’avoir sans aucun remède une parfaite santé.

Concluons donc : les réalités inférieures à l’homme parviennent à quelques biens particuliers ; aussi n’ont-elles d’actions et de puissances que peu nombreuses et strictement déterminées. L’homme peut arriver au bien universel et parfait, car il peut obtenir la béatitude. Il occupe cependant, par nature, le dernier rang parmi les êtres à qui convient la béatitude. Aussi l’âme humaine a-t-elle besoin d’opérations et de vertus nombreuses et diverses. Pour les anges, une aussi grande diversité ne convient pas. Et en Dieu, il n’y a ni puissance ni action en dehors de son essence.

Il est une autre raison pour laquelle l’âme humaine est douée d’un grand nombre de puissances différentes ; c’est qu’elle est la frontière du monde spirituel et du monde corporel ; c’est pourquoi les puissances de l’un et de l’autre s’unissent en elle.

Solutions : 1. L’âme humaine ressemble à Dieu davantage que les créatures inférieures, parce qu’elle peut atteindre à la perfection du bien. Toutefois, c’est par le moyen de puissances nombreuses et d’ordre différent ; c’est en cela que d’autres êtres lui sont supérieurs.

2. Une puissance parfaitement une est supérieure à d’autres si elle atteint les mêmes résultats que celles-ci. Mais une puissance multiforme sera supérieure à d’autres si elle a pouvoir sur un plus grand nombre de choses.

3. Une réalité unique n’a qu’un être substantiel, mais elle peut avoir plusieurs opérations. Il n’y a donc qu’une essence de l’âme, mais plusieurs puissances.

Article 3

Comment distingue-t-on ces puissances ?

Objections : 1. On ne détermine pas l’espèce d’un être par ce qui lui est postérieur ou extrinsèque. Or, l’acte est postérieur à la puissance, et l’objet lui est extrinsèque. Ils ne peuvent donc servir à distinguer les espèces de puissance.

2. Les contraires sont des réalités qui diffèrent absolument l’une de l’autre. Si l’on distinguait les puissances d’après leurs objets, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas une seule et même puissance pour les contraires. Ce qui est évidemment faux dans presque tous les cas ; car il y a une même faculté de voir pour le blanc et pour le noir, un même goût pour le doux et pour l’amer.

3. En supprimant la cause, on supprime l’effet. Si la diversité des puissances dépendait de la diversité des objets, le même objet ne pourrait avoir relation à diverses puissances. Or c’est faux, car c’est le même objet que la puissance connaissante connaît et que la puissance affective désire.

4. Ce qui cause essentiellement un effet, produit ce même effet dans tous les cas. Or, des objets divers, qui ont rapport à diverses puissances, ont en même temps rapport à une seule et même puissance ; par exemple, le son et la couleur se réfèrent à la vue et à l’ouïe comme à des puissances différentes, et cependant ils ont encore rapport à une seule et même puissance, le sens commun. Il n’y a donc pas à distinguer les puissances d’après la différence des objets.

En sens contraire, les réalités subordonnées se distinguent d’après celles qui leur sont antérieures. Or, d’après Aristote, " les actes et opérations sont logiquement antérieurs aux facultés, et de plus les opposés (c’est-à-dire les objets) sont antérieurs aux actes ". Les puissances se distinguent donc d’après les actes et les objets.

Réponse : La puissance comme telle est ordonnée à l’acte. La nature de la puissance doit donc être déterminée d’après l’acte auquel elle s’ordonne. Les puissances se diversifieront donc selon que se diversifient les actes. Or la raison formelle d’un acte se diversifiera selon que se diversifie la raison formelle de son objet. Car tout acte se réfère soit à une puissance active, soit à une puissance passive. Or, l’objet, quand il a rapport à l’acte d’une puissance passive, est cause motrice ; la couleur est principe de la vision pour autant qu’elle met en mouvement la faculté de voir. Mais, par rapport à l’acte d’une puissance active, l’objet est un terme et une fin. Par exemple, l’objet de la faculté de croître, c’est une quantité achevée, terme de la croissance. L’acte reçoit donc son espèce de ces deux principes : le principe moteur et la fin, ou terme. L’acte de chauffer diffère de l’acte de refroidir, en tant que le premier procède d’un corps chaud pour produire la chaleur dans un autre, et le second d’un corps froid pour produire le froid. La diversité des puissances doit donc s’établir d’après les actes et les objets.

Il faut cependant noter que les modalités accidentelles ne changent pas l’espèce. Il est accidentel à l’animal d’être coloré ; aussi le genre animal n’est-il pas divisé en espèces d’après la couleur, mais en fonction d’une différence essentielle : celle qui affecte l’âme sensitive, qui tantôt est unie à la raison et tantôt ne l’est pas. En conséquence, " rationnel " et " irrationnel " sont les différences essentielles du genre animal, et fondent la distinction de ses espèces.

Ce n’est donc pas n’importe quelle différence dans les objets qui est principe de distinction des puissances de l’âme, mais une différence affectant cela même à quoi la puissance est de soi ordonnée. Par exemple, le sens se rapporte de soi à la " qualité sensible ", dont les divisions essentielles sont la couleur, le son, etc. Il y aura donc une puissance sensible pour la couleur, c’est la vue ; une pour le son, c’est l’ouïe. Mais s’il arrive qu’une " qualité sensible " telle que la couleur se trouve affecter un musicien ou un grammairien, un grand ou un petit corps, un homme ou une pierre, de telles différences n’entraînent pas une distinction des puissances de l’âme.

Solutions : 1. L’acte est postérieur à la puissance sous le rapport de l’existence, il est cependant antérieur dans l’ordre d’intention et pour la raison, à la manière dont la fin est antérieure à la cause efficiente. Quant à l’objet, bien qu’il soit extrinsèque, il est néanmoins le principe ou le terme de l’acte. Or, il y a proportion entre le principe et la fin, et les éléments intrinsèques d’une réalité.

2. Si une puissance quelconque avait un rapport essentiel à l’un des contraires, comme à son objet, il faudrait une autre puissance pour l’autre contraire. Or, la puissance de l’âme ne se réfère pas essentiellement à l’aspect propre d’un des contraires, mais à l’aspect commun aux deux ; par exemple, la faculté de voir ne se rapporte pas directement au blanc, mais à la couleur. La raison en est que l’un des contraires est d’une certaine manière le principe de l’autre, car ils sont entre eux dans la relation du parfait à l’imparfait.

3. Rien n’empêche qu’une réalité soit la même par son sujet, et soit diverse pour la raison. C’est pourquoi elle peut avoir rapport à différentes facultés de l’âme.

4. Une faculté supérieure se réfère par nature à un objet plus universel qu’une faculté inférieure ; car plus la puissance est parfaite, plus son objet est étendu. Aussi peut-il se faire que plusieurs réalités puissent être groupées sous un même aspect objectif, auquel se réfère de soi la faculté supérieure, et que cependant elles diffèrent comme objets propres des facultés inférieures. Il peut donc y avoir des objets divers appartenant à des puissances inférieures distinctes, et qui cependant sont soumises à une seule faculté supérieure.

Article 4

Les rapports naturels entre les puissances de l’âme

Objections : 1. Il semble qu’il n’y ait pas d’ordre entre les puissances de l’âme. En effet, lorsque des réalités sont classées sous une même division, il n’y a entre elles ni avant ni après, elles sont données simultanément. Or c’est le cas des puissances de l’âme. Il n’y a donc pas d’ordre entre elles.

2. Les puissances de l’âme ont rapport aux objets et à l’âme elle-même. Par rapport à l’âme, il n’y a pas d’ordre entre elles, puisque l’âme est une. Même conclusion par rapport aux objets, puisqu’ils sont divers et absolument disparates, par exemple, la couleur et le son.

3. Lorsque des puissances sont ordonnées entre elles, l’activité de l’une dépend de l’activité de l’autre. Mais cela n’arrive pas dans les puissances de l’âme, car la faculté de voir peut fonctionner sans celle d’entendre, et inversement. Il n’y a donc pas d’ordre entre les puissances de l’âme.

En sens contraire, Aristote compare les parties ou puissances de l’âme à des figures géométriques. Or, il y a des rapports d’ordre entre les figures ; et donc aussi entre les facultés de l’âme.

Réponse : L’âme est une, et ses puissances sont multiples. Or le multiple sort de l’un selon un certain ordre. Un certain ordre entre les facultés de l’âme est donc nécessaire.

On trouve trois espèces d’ordre entre elles : les deux premières se prennent des relations de dépendance d’une puissance envers une autre ; la troisième d’après la hiérarchie des objets. Une puissance peut dépendre d’une autre, soit selon l’ordre de la nature, en tant que les êtres parfaits passent naturellement avant les êtres imparfaits ; soit selon l’ordre de génération et de succession temporelle, en tant que l’être imparfait s’achemine vers le parfait.

Selon la première espèce d’ordre, les facultés intellectuelles ont priorité sur les facultés sensibles ; c’est pourquoi elles les gouvernent et leur commandent. De la même manière, les facultés sensibles ont priorité sur les puissances de l’âme végétative. - Dans la deuxième espèce d’ordre, le rapport est inverse. Car les puissances végétatives sont antérieures, dans l’ordre de génération, aux facultés sensibles ; c’est ainsi qu’elles préparent le corps pour que ces dernières puissent agir. Même rapport entre les facultés sensibles et les facultés intellectuelles. - Selon la troisième espèce d’ordre, certaines puissances sensibles sont ordonnées entre elles, comme la vue, l’ouïe, l’odorat. Car ce qui est visible prend naturellement le premier rang ; parce que l’être visible est commun aux corps célestes et aux corps inférieurs. Ce qui est sonore se réalise dans l’air, qui a une priorité de nature sur la combinaison d’éléments qui produit l’odeur.

Solutions : 1. On trouve en certains genres des espèces où il y a relation d’avant et d’après : tels les nombres et les figures, quant à leur existence. On dit cependant qu’ils sont donnés simultanément, en tant qu’ils sont classés sous un même genre.

2. L’ordre des puissances de l’âme est déterminé : et par rapport à l’âme qui est apte à diverses activités selon un certain ordre, bien qu’elle reste une, selon son essence ; et par rapport aux objets, et même par rapport aux actes, comme on l’a dit.

3. Cette objection n’a de valeur que dans le cas des puissances où l’on n’observe que la troisième espèce d’ordre. Celles où se trouvent les deux autres espèces sont constituées de telle sorte que l’acte de l’une dépend de l’acte de l’autre.

Article 5

L’âme est-elle le sujet de toutes les puissances ?

Objections : 1. Il semble que toutes les puissances de l’âme sont en elle comme dans leur sujet, car il y a même rapport entre l’âme et les puissances qui lui appartiennent qu’entre le corps et les puissances corporelles. Mais le corps est le sujet de ses puissances. Il en va donc de même pour l’âme.

2. Les opérations des puissances psychiques sont attribuées au corps à cause de l’âme. Pour Aristote, en effet, " l’âme est l’origine première de nos sensations et de nos pensées ". Or, les principes propres des actes de l’âme sont les puissances. Donc celles-ci sont d’abord dans l’âme.

3. Selon S. Augustin, il est certains états d’âme, la crainte par exemple, qui ne dépendent pas du corps, bien mieux, qui sont éprouvés sans le corps ; d’autres au contraire en dépendent. Mais si la puissance sensible n’était pas uniquement dans l’âme comme dans son sujet, elle ne pourrait rien éprouver sans le corps. L’âme est donc le sujet de la puissance sensible et, pour la même raison, de toutes les autres puissances.

En sens contraire, Aristote écrit au traité Du Sommeil et de la Veille : " Sentir n’appartient en propre ni à l’âme ni au corps ", mais au composé humain. La puissance sensible a donc ce composé pour sujet. L’âme n’est donc pas seule le sujet de toutes les puissances.

Réponse : Le sujet d’une puissance d’opération, c’est ce qui est capable d’agir ; car tout accident exprime la nature de son sujet propre. Or c’est le même être qui est capable d’agir et qui agit. Le sujet de la puissance est donc l’être qui possède l’opération de cette puissance, selon Aristote, au commencement du même traité.

Or nous savons qu’il y a dans l’âme des opérations qui s’exercent sans organe corporel ; ainsi, penser et vouloir. Par conséquent, les puissances qui sont les principes de ces opérations sont dans l’âme comme dans leur sujet. Mais il est d’autres opérations dans l’âme, et qui s’accomplissent par des organes corporels ; par exemple, la vision par l’œil, l’audition par l’oreille. Et de même toutes les autres opérations de la vie végétative ou sensitive. Par conséquent, les puissances qui sont les principes de ces opérations ont pour sujet le composé humain, et non pas seulement l’âme.

Solutions : 1. Toutes les puissances appartiennent à l’âme non pas comme à leur sujet, mais comme à leur principe ; car c’est de l’âme que le composé humain tient le pouvoir d’accomplir toutes ses opérations.

2. Toutes ces puissances sont dans l’âme avant d’être dans le composé humain, non pas comme dans leur sujet, mais comme dans leur principe.

3. Pour Platon, sentir est une opération propre à l’âme, comme penser. En beaucoup de questions philosophiques, lorsque S. Augustin utilise des conceptions platoniciennes, il ne les prend pas à son compte, mais se borne à les citer. Toutefois, dans le cas présent, lorsqu’il dit que l’âme sent tantôt dans le corps et tantôt sans le corps, cela peut s’interpréter de deux manières :

1. Quand je dis " avec ou sans corps ", je veux préciser la nature de l’acte de sentir, en tant qu’il procède de l’être sentant. Il n’y a pas alors d’état sensible sans corps ; car l’acte de sentir ne procède de l’âme qu’au moyen d’un organe corporel.

2. Ou bien je veux préciser la nature de cet acte en fonction de l’objet senti. Alors l’âme sent certains états avec le corps, c’est-à-dire qu’ils se trouvent dans le corps, une blessure par exemple ; mais il est d’autres états qu’elle éprouve sans le corps, c’est-à-dire que ces états ne se trouvent pas en lui, mais seulement dans la conscience que l’âme en prend ; ainsi se sent-elle triste ou joyeuse, à l’annonce de quelque événement.

Article 6

Les puissances émanent-elles de l’essence de l’âme ?

Objections : 1. Il semble que non, car d’un principe simple ne peuvent procéder des réalités diverses. L’essence de l’âme est une et simple. Puisque ses puissances sont nombreuses et diverses, elles ne peuvent émaner de son essence.

2. L’être dont un autre procède est la cause de ce dernier. Or l’essence de l’âme ne peut être la cause des puissances, comme il est évident à l’examen des différents genres de causes. Les puissances n’émanent donc pas de l’essence de l’âme.

3. L’émanation désigne un certain mouvement. Or rien ne se meut soi-même, si ce n’est selon une partie de soi ; on dit par exemple que l’animal se meut lui-même, parce qu’une partie de son être donne le mouvement et qu’une autre le reçoit. L’âme non plus, selon Aristote, n’est pas mise en mouvement. L’âme ne cause donc pas en elle-même ses propres puissances.

En sens contraire, les facultés de l’âme sont des propriétés qu’elle possède par nature. Or le sujet est cause de ses propres accidents : il est en effet exprimé dans la définition de chacun d’eux selon Aristote. Les facultés procèdent donc de l’essence de l’âme comme de leur cause.

Réponse : Il y a entre forme substantielle et forme accidentelle des ressemblances et des différences. Elles ont en commun d’être en acte, et de faire que quelque chose soit en acte. Mais elles diffèrent sous deux rapports.

1. La forme substantielle donne l’être absolument, et son sujet est seulement de l’être en puissance. La forme accidentelle ne donne pas l’être absolument, mais telle qualité, telle quantité, ou toute autre modalité, et son sujet, c’est de l’être déjà en acte. On trouvera donc l’être actuel dans la forme substantielle avant de le trouver dans son sujet ; et puisque ce qui est premier dans un genre est toujours cause, la forme substantielle causera l’être en acte dans son sujet. Mais à l’inverse, l’actualité de l’être se trouve dans le sujet de la forme accidentelle avant de se trouver en celle-ci. C’est pourquoi l’actualité de cette forme est causée par l’actualité même du sujet ; de telle sorte que le sujet reçoit la forme accidentelle pour autant qu’il est en puissance, mais il la produit pour autant qu’il est en acte. Cela, nous ne l’affirmons que de l’accident qui est une propriété essentielle ; car, pour l’accident d’origine externe, le sujet ne fait que le recevoir : ce qui le produit, c’est un principe extérieur.

2. Les formes substantielle et accidentelle diffèrent encore en ce que la matière est ordonnée à la forme substantielle et parce que l’élément le moins important est toujours ordonné à celui qui l’est davantage. A l’inverse, la forme accidentelle a pour rôle de perfectionner le sujet.

D’après ce qui précède, il est évident que le sujet des puissances de l’âme est soit seulement l’âme elle-même, qui peut être sujet d’un accident, en tant que puissance réceptrice, soit le composé. Et ce dernier existe en acte par le fait de l’âme. En conclusion, toutes les puissances, quel que soit leur sujet : l’âme seule ou le composé, émanent de l’essence de l’âme comme de leur principe. Comme on l’a dit, en effet, l’accident est causé par le sujet, en tant que celui-ci est en acte ; il est reçu en lui, en tant que le sujet est en puissance.

Solutions : 1. D’un principe simple plusieurs effets peuvent procéder naturellement, selon un ordre déterminé, ou encore en raison d’une diversité de sujets récepteurs. Ainsi donc, d’une seule et même essence émanent de nombreuses puissances de nature différente, soit à cause des rapports d’ordre qu’elles ont entre elles, soit du fait qu’il y a divers organes corporels.

2. Par rapport à ses propriétés, le sujet est cause finale, et en un certain sens cause efficiente ; et même cause matérielle, comme sujet récepteur de l’accident. De là, nous pouvons conclure que l’essence de l’âme est la cause de toutes les puissances, à la fois comme fin et comme principe actif, et de certaines d’entre elles comme sujet récepteur.

3. Les propriétés émanent de leur sujet non par une sorte de changement, mais par une sorte de rejaillissement naturel. Ainsi une modalité d’être rejaillit naturellement d’une autre : par exemple, à partir de la lumière, la couleur.

Article 7

Une puissance de l’âme sort-elle d’une autre ?

Objections : 1. Lorsque plusieurs réalités commencent d’être en même temps, l’une ne peut sortir de l’autre. Or toutes les puissances sont créées en même temps que l’âme. L’une d’entre elles ne peut donc sortir d’une autre.

2. Une puissance émane de l’âme, comme l’accident émane de son sujet. Mais une puissance de l’âme ne peut être le sujet d’une autre puissance, puisqu’il n’y a pas d’accident de l’accident. Elles ne peuvent donc procéder l’une de l’autre.

3. L’opposé ne naît pas de son opposé, mais tout être naît d’un être semblable selon l’espèce. Or, les puissances se distinguent comme des opposés, ainsi que des espèces diverses. L’une d’elles ne procède donc pas d’une autre.

En sens contraire, on connaît les puissances par leurs actes. Or l’acte d’une puissance est causé par l’acte d’une autre puissance ; par exemple l’acte de l’imagination par l’acte du sens. En conséquence, une puissance de l’âme est causée par une autre.

Réponse : Dans les réalités qui, selon un certain ordre naturel, procèdent d’un même principe, celui-ci est cause d’elles toutes, et la plus proche du principe est cause en quelque façon des plus éloignées. On l’a dit : il y a plusieurs espèces d’ordre entre les puissances de l’âme. Il y a donc des puissances de l’âme qui procèdent de l’essence par l’intermédiaire d’une autre puissance.

Mais l’essence de l’âme est pour ses puissances un principe actif et une fin, comme aussi un sujet récepteur, soit à elle seule, soit en même temps que le corps. Or le principe actif et la cause finale sont plus parfaits ; le sujet récepteur, comme tel, moins parfait. Par suite, les puissances de l’âme qui ont une priorité dans l’ordre de perfection et de nature, sont principes des autres à la manière des causes efficiente et finale. Nous voyons en effet que le sens a pour la fin l’intelligence, mais la réciproque n’est pas vraie. En effet, le sens est comme une participation incomplète de l’intelligence. On peut donc dire qu’il procède naturellement de l’intelligence, comme l’imparfait du parfait. - Mais si l’on considère l’ordre de réceptivité, ce sont au contraire les puissances les moins parfaites qui sont principes des autres. L’âme, par exemple, en tant qu’elle possède la puissance de sentir, est un sujet, une matière en quelque sorte, par rapport à l’intelligence. C’est pourquoi les puissances moins parfaites sont antérieures aux autres, dans l’ordre de génération : en effet, l’animal est engendré avant l’homme.

Solutions : 1. Toute puissance émane de l’essence non par changement, mais par une sorte de rejaillissement naturel ; et cependant elle existe en même temps que l’âme. Il faut dire la même chose d’une puissance quelconque par rapport à une autre.

2. Un accident ne peut être absolument parlant le sujet d’un autre accident. Mais il y a un ordre de réceptivité dans la substance ; ainsi la quantité est reçue avant la qualité. De cette façon, l’on peut dire qu’un accident est le sujet d’un autre, telle l’étendue pour la couleur, en ce sens que la substance reçoit tel accident par l’intermédiaire d’un autre. Ce rapport peut également être affirmé des puissances de l’âme.

3. L’opposition qu’on trouve entre les puissances de l’âme est celle du parfait à l’imparfait. La même opposition se rencontre entre les espèces de nombres et de figures. Ce genre d’opposition n’empêche pas que l’une tire son origine de l’autre. Car il est naturel que l’imparfait procède du parfait.

Article 8

Toutes les puissances demeurent-elles dans l’âme après la mort ?

Objections : 1. Il semble que toutes les puissances de l’âme demeurent dans l’âme séparée du corps. Car l’auteur du livre De l’esprit et de l’âme écrit : " L’âme s’éloigne du corps, emportant avec elle le sens et l’imagination, la raison, l’intellect et l’intelligence, le concupiscible et l’irascible. "

2. Les puissances de l’âme sont ses propriétés naturelles. Or une propriété est toujours inhérente à son sujet et n’en est jamais séparée. Les puissances de l’âme demeurent donc en elle, même après la mort.

3. Les puissances de l’âme, et même les puissances sensibles, ne perdent pas leur force lorsque le corps se débilite. - Comme il est dit au traité De l’âme, " si un vieillard recevait l’œil d’un jeune homme, il verrait aussi bien que lui ". Or la perte de la force est un acheminement vers la corruption. Les puissances de l’âme ne se corrompent donc pas en même temps que le corps, mais demeurent dans l’âme séparée.

4. La mémoire est une faculté de l’âme sensitive. Mais la mémoire demeure dans l’âme séparée. Dans l’évangile (Lc 16, 23) il est dit au mauvais riche dont l’âme seule se trouve en enfer : " Souviens-toi que tu as été comblé de biens pendant ta vie. " La mémoire demeure donc dans l’âme séparée, et par conséquent les autres puissances de la partie sensitive de l’âme.

5. La joie et la tristesse sont des états du concupiscible, qui est une puissance de l’âme sensitive. Or, il est sûr que les âmes séparées s’attristent des peines ou se réjouissent des récompenses qui sont leur partage. Donc cette puissance affective demeure dans l’âme séparée.

6. L’âme, au moment où le corps gît insensible mais non pas encore mort, perçoit certaines visions imaginaires ; selon S. Augustin elle éprouverait le même état après la mort lorsqu’elle est effectivement séparée du corps. Or l’imagination est une puissance sensitive. Ainsi donc une puissance de ce genre demeure dans l’âme séparée, et par conséquent toutes les autres.

En sens contraire, on lit dans le livre des Dogmes de l’église : " L’homme est constitué par deux substances, l’âme avec sa raison, la chair avec ses sens. " Donc la chair ayant achevé sa fonction, les puissances sensibles ne demeurent pas.

Réponse : L’âme est le seul principe de toutes ses puissances, on l’a déjà dit. Mais certaines n’ont pas d’autre sujet que l’âme : telles l’intelligence et la volonté. Ces facultés demeurent donc nécessairement dans l’âme, une fois le corps détruit. D’autres ont pour sujet le composé humain : ainsi toutes les puissances de l’âme sensitive et végétative. Or, le sujet étant détruit, l’accident ne peut persister. Aussi, lorsque le composé se désagrège, ces puissances ne demeurent pas sous un mode actuel, mais seulement virtuel ; elle sont dans l’âme comme dans leur principe et leur racine.

Il est donc faux d’affirmer, comme certains, que ces puissances demeurent dans l’âme même lorsque le corps est détruit. Et encore plus faux que les actes de ces puissances demeurent dans l’âme séparée, car ces puissances n’ont d’activité qu’au moyen d’organes corporels.

Solutions : 1. Ce livre ne fait pas autorité. Il peut donc être négligé avec autant de facilité qu’on en a apporté en l’écrivant. On peut néanmoins répondre que l’âme emporte avec elle ces puissances sensibles sous un mode non actuel, mais virtuel.

2. Les puissances dont nous disons qu’elles ne demeurent pas sous un mode actuel dans l’âme séparée, ne sont pas des propriétés de l’âme seule mais du composé humain.

3. On dit que ces puissances ne perdent pas leur force lorsque le corps se débilite, parce que l’âme, leur principe d’activité, est immuable.

4. Cette manière de se souvenir doit s’entendre de la mémoire, pour autant que S. Augustin attribue cette faculté à l’esprit, et non selon qu’elle est une puissance de l’âme sensitive.

5. Tristesse et joie sont dans l’âme séparée comme des états de l’affectivité, non pas sensible, mais spirituelle. Elles se trouvent aussi chez les anges.

6. Il s’agit ici d’une recherche et non d’une affirmation de S. Augustin. Il a d’ailleurs retouché certains de ces passages.