Question 76

L’UNION DE L’ÂME AU CORPS

1. Le principe pensant s’unit-il au corps comme une forme ? - 2. Y a-t-il autant de principes intelligents qu’il y a de corps, ou n’y a-t-il qu’une seule intelligence pour tous les hommes ? - 3. Dans un corps qui a pour forme un principe intelligent, y a-t-il une autre âme ? - 4. Y a-t-il en lui une autre forme substantielle ? - 5. De quelle nature doit être un corps informé par un principe intelligent ? - 6. L’âme est-elle unie à un tel corps par l’intermédiaire de dispositions accidentelles ? - 7. Ou au moyen d’un autre corps ? - 8. L’âme est-elle tout entière dans chaque partie du corps ?

Article 1

Le principe pensant s’unit-il au corps comme une forme ?

Objections : 1. Pour Aristote, " l’intellect est séparé " et n’est l’acte d’aucun corps. Il ne peut donc s’unir à lui comme une forme.

2. Toute forme est déterminée par la nature de sa matière ; sans quoi, il n’y aurait pas besoin d’une proportion entre la matière et la forme. Mais si l’intellect s’unissait au corps comme une forme, comme tout corps a une nature déterminée, il faudrait que l’intellect aussi ait une nature déterminée. Il ne pourrait plus alors connaître toutes choses, ce qu’on a établi précédemment. Ce qui serait contre la nature même d’intellect. L’intellect n’est donc pas uni au corps comme une forme.

3. Toute puissance réceptrice qui est l’acte d’un corps reçoit la forme sous un mode matériel et individuel ; car la forme est reçue selon le mode d’existence de ce qui la reçoit. Or, la forme de la réalité intellectuellement connue n’est pas reçue dans l’intelligence de la manière que l’on vient de dire, mais, au contraire, sous un mode immatériel et universel. Autrement, l’intelligence ne connaîtrait pas l’immatériel et l’universel, mais seulement le singulier, comme fait le sens. L’intellect n’est donc pas uni au corps comme une forme.

4. La puissance d’agir et l’action appartiennent à une même réalité ; c’est le même être en effet qui peut agir et qui agit. Nous savons déjà que l’activité intellectuelle n’appartient à aucun corps. La puissance intellectuelle ne sera donc pas la puissance d’un corps. Et puisque nulle puissance ne peut être plus éloignée de la matière ou plus simple que l’essence dont elle procède, l’essence même d’où sort la faculté intellectuelle ne peut être unie au corps comme une forme.

5. Ce qui possède l’être par soi-même ne doit pas s’unir au corps comme une forme. Car la forme est " ce par quoi " une réalité existe, et ainsi, à parler en rigueur, l’être de la forme n’est pas celui de la forme en elle-même, mais du composé dont elle est la forme. Or, le principe pensant possède l’être par lui-même, et il est subsistant, comme on l’a dit. Il ne s’unit donc pas au corps comme une forme.

6. Ce qui appartient par soi-même à une réalité s’y trouve toujours. Or, il appartient à la forme d’être unie par elle-même à la matière. Ce n’est pas accidentellement, mais par essence qu’elle est l’acte d’une matière, ou alors l’union de la matière et de la forme ne donnerait pas un tout essentiel, mais un tout accidentel. La forme ne peut donc exister sans sa matière propre. Or le principe pensant, qui est incorruptible comme on l’a montré, continue d’exister sans être uni à un corps, lorsque le corps est détruit. Il ne lui est donc pas uni comme une forme.

En sens contraire, pour Aristote, la différence spécifique d’une réalité doit se prendre de sa forme. Or, chez l’homme, cette différence, c’est le " rationnel ", à cause même du principe intelligent qui est en lui. Ce principe est donc la forme de l’homme.

Réponse : Il est nécessaire d’affirmer que l’âme intellectuelle, principe de l’activité intellectuelle, est " forme " comme humain. Le principe immédiat de l’opération d’un être, c’est la forme de cet être auquel une activité est attribuée ; ainsi, le principe immédiat de la guérison du corps, c’est la santé ; celui du savoir dans l’âme, c’est la science. La santé est donc forme pour le corps, et la science forme pour l’âme. Car un être agit en tant qu’il est en acte, et ce par quoi il agit, c’est cela même par quoi il est en acte. Or le principe immédiat de la vie du corps, c’est l’âme. Et comme la vie se révèle par des activités qui varient selon le degré d’être des vivants, le principe immédiat de chacune des activités vitales en eux, c’est l’âme. L’âme est le principe qui nous fait nous développer physiquement, sentir, nous mouvoir dans l’espace, et pareillement penser. Ce principe de notre pensée, qu’on l’appelle intelligence ou âme intellectuelle, est donc la forme du corps. Telle est la démonstration d’Aristote.

Mais si l’on voulait soutenir que l’âme intellectuelle n’est pas forme du corps, il faudrait montrer comment l’acte de penser peut appartenir à tel homme en particulier. Chacun sait en effet par expérience que c’est lui-même qui pense. - Or, l’action est attribuée à un être de trois manières selon Aristote : " Ou bien cet être agit selon tout ce qu’il est, ainsi le médecin guérit ; ou selon une partie de lui-même, ainsi l’homme voit par ses yeux ; ou par accident, ainsi dit-on que le blanc construit, parce qu’il arrive que l’architecte soit blanc. " Donc, lorsque nous disons que Socrate ou Platon font acte d’intelligence, on ne leur attribue pas cela par accident mais en tant qu’ils sont hommes, c’est-à-dire en vertu de leur essence. Il faut donc admettre que Socrate pense selon tout ce qu’il est, d’après la conception platonicienne pour laquelle l’homme, c’est l’âme intellectuelle. Ou bien admettre que l’intelligence n’est qu’une partie de la réalité de Socrate. La première opinion est insoutenable, car nous avons montré, que c’est le même homme qui a conscience, à la fois, de sentir et de penser. Or, sentir ne peut se faire sans le corps qui doit donc être une partie de l’homme. Par conséquent, l’intelligence par laquelle Socrate pense est une partie de son être, si bien que l’intelligence est en quelque façon unie à son corps.

Le Commentateur soutient que cette union se réalise au moyen de l’" espèce intelligible ". Celle-ci se trouverait à la fois dans l’intellect possible, et dans les images qui dépendent d’organes corporels. Ainsi donc, la continuité entre l’intellect possible et le corps de tel ou tel homme serait assurée par l’espèce intelligible. Mais une continuité, une union de cette sorte ne peut faire que l’action de l’intellect soit vraiment une action de Socrate. Une comparaison empruntée à l’ordre de la sensation, (point de départ des recherches d’Aristote sur l’intelligence), va éclairer le problème. Les images sont à l’intelligence dans le même rapport que les couleurs à la vue. Les " espèces " qui proviennent des images sont donc dans l’intellect possible comme les " espèces " sensibles des couleurs sont dans la faculté de voir. Mais du fait que les couleurs dont les similitudes sont dans la vue, se trouvent sur un mur, il ne s’ensuit pas qu’on attribue au mur l’action de voir ; on dira plutôt qu’il est vu. De même, par le fait que les espèces qui proviennent des images sont dans l’intellect possible, il ne s’ensuit pas que Socrate qui possède ces images pense lui-même, mais que lui ou ses images sont compris par l’intellect.

Selon d’autres philosophes, l’intellect est uni au corps comme un principe moteur, en sorte que l’intellect et le corps forment un seul être, ce qui permet d’attribuer l’action de l’intellect à ce tout. Mais cette théorie est sans aucune valeur, et cela pour plusieurs motifs : 1. L’intellect ne peut donner de mouvement au corps que par le moyen de l’affectivité. Or le mouvement affectif présuppose un acte intellectuel. Ce n’est donc pas en raison d’une impulsion de l’intellect que Socrate pense ; au contraire, c’est parce que Socrate pense qu’il reçoit une impulsion de l’intellect. - 2. Socrate est un être individuel, dont l’essence, composée de matière et de forme, est une ; si l’intellect n’est pas sa forme, il n’appartiendra pas à son essence. L’intellect sera donc avec Socrate dans le rapport d’un principe moteur avec ce qui est mis en mouvement. Mais penser est une activité immanente, ayant son terme dans le sujet, et non pas transitive, ayant son terme dans un autre, comme l’action de chauffer. On ne peut donc attribuer l’acte d’intelligence à Socrate parce qu’il recevrait une impulsion de l’intellect. - 3. L’action d’une cause motrice n’appartient au mobile que comme à un instrument, telle l’action du menuisier sur la scie. S’il convient à Socrate de penser en raison de l’activité de sa cause motrice, il ne sera donc qu’un instrument. Conclusion contraire à la pensée d’Aristote, pour qui penser ne se réalise pas au moyen d’un instrument corporel. - 4. L’action de la partie est attribuée au tout, comme celle de l’œil l’est à l’homme ; elle n’est cependant jamais attribuée à une autre partie du même être, si ce n’est peut-être par accident . on ne dira pas que la main voit, parce que l’œil voit. Donc, si l’unité de l’intellect et de Socrate se réalise seulement comme on vient de le dire, l’action de l’intellect ne pourra être attribuée à Socrate. D’autre part, si Socrate est un tout composé de l’intellect et des autres éléments qui constituent Socrate, et si cependant l’intellect ne lui est uni que comme une cause motrice, il en résulte que Socrate n’est pas absolument un, et donc qu’il n’est pas absolument un être ; car toute réalité possède l’être de la même manière quelle possède l’unité.

Il ne reste donc que la solution d’Aristote cet homme pense parce que le principe pensant est sa forme. C’est donc l’acte intellectuel qui permet de prouver que le principe de la pensée est la forme du corps.

On peut encore le montrer d’après l’essence de l’espèce humaine. La nature d’une réalité est révélée par son opération. L’opération propre à l’homme est de penser ; car c’est par là qu’il est supérieur à tous les animaux. Et Aristote a établi dans cette activité, comme étant proprement humaine, le parfait bonheur. L’espèce de l’homme doit donc être déterminée d’après le principe de cette activité. Et comme l’espèce est déterminée d’après la forme propre à un être, il s’ensuit que le principe de l’activité intellectuelle est pour l’homme cette forme propre.

Il faut ici considérer que plus la forme est d’un degré élevé, plus elle a d’emprise sur la matière corporelle, moins elle y est " enfoncée ", et plus elle la dépasse par son activité ou sa puissance. Ainsi la forme d’un corps composé possède une activité qui n’a pas pour cause les qualités élémentaires. Et plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus on trouve que la vertu de la forme dépasse la matière élémentaire : l’âme végétale la dépasse plus que ne le fait la forme du métal, l’âme sensitive plus que ne le fait l’âme végétative. Or, l’âme humaine est la forme la plus élevée en perfection. Sa puissance dépasse si fort la matière corporelle qu’elle possède une activité et une faculté où cette matière n’entre en aucune façon. Cette faculté, c’est l’intelligence.

Il faut bien voir enfin que si l’on donnait l’âme comme un composé de matière et de forme, elle ne pourrait absolument pas être forme du corps. La forme est acte, la matière est seulement puissance ; un composé de matière et de forme ne peut donc pas être, selon tout ce qu’il est, la forme d’un autre sujet. Si ce composé n’est forme que selon une partie de son être, cette partie sera appelée " âme ", et le sujet de la forme sera appelé " premier animé ", comme on l’a dit plus haut.

Solutions : 1. La forme la plus parfaite à laquelle s’arrête la recherche du philosophe de la Nature, c’est-à-dire l’âme humaine, " est bien une forme séparée, mais unie à la matière " d’après Aristote ; et il le prouve par le fait que " l’homme est engendré de la matière par l’homme et par le soleil ". Elle est en effet séparée en tant que principe d’intellection ; car la faculté intellectuelle n’est pas la vertu d’un organe corporel à la manière dont la faculté de voir est l’acte de l’œil. Penser, en effet, est un acte, qui ne peut s’exercer comme " voir ", par un organe corporel. Néanmoins l’âme qui possède cette puissance intellectuelle est unie à la matière, en tant qu’elle est la forme du corps, et le terme de la génération humaine. D’où cette affirmation du traité De l’Âme que l’intelligence est une forme séparée, parce qu’elle n’est pas la " vertu " d’un organe corporel.

2. 3. En conséquence, pour que l’homme puisse tout comprendre par son intelligence, et qu’il saisisse l’immatériel et l’universel, il suffit que cette faculté intellectuelle ne soit pas l’acte du corps.

4. L’âme humaine, en raison de sa perfection, n’est pas une forme enfoncée dans la matière, totalement absorbée par elle. Rien n’empêche donc qu’une de ses puissances ne soit pas l’acte d’un corps. Cependant l’âme, considérée selon son essence, est la forme du corps.

5. L’âme communique à la matière corporelle l’être par lequel elle est une réalité subsistante ainsi l’âme intellectuelle ne forme avec cette matière qu’un seul être, en sorte que cet être qui est celui du composé tout entier est également l’être de l’âme. Cela n’arrive pas pour les formes qui ne sont pas subsistantes. En conséquence, l’âme humaine conserve son être, le corps étant détruit, ce qui n’est pas le cas des autres formes.

6. Il convient par essence à l’âme d’être unie à un corps, comme au corps léger de se tenir en haut. Le corps léger demeure léger lorsqu’il est séparé de son lieu naturel, mais il garde une tendance, une inclination à y retourner. De même l’âme humaine conserve son être lorsqu’elle est séparée du corps, tout en ayant une aptitude, une inclination naturelle à s’unir à la matière.

Article 2

Y a-t-il autant de principes d’intellection qu’il y a de corps ?

Objections : 1. Il semble au contraire qu’il n’y ait qu’une seule intelligence pour tous les hommes. Il n’y a pas plus d’une substance immatérielle par espèce. L’âme humaine est une substance immatérielle, puisqu’elle n’est pas composée de matière et de forme. Il ne peut donc y en avoir plusieurs dans une même espèce, et tous les hommes appartiennent à une seule. Il ne peut donc y avoir pour eux tous qu’une seule intelligence.

2. A supprimer la cause, on supprime l’effet. Si le nombre des âmes dépendait du nombre des corps, il ne resterait pas, ceux-ci détruits, une multitude d’âmes, mais un seul être. Ce qui est hérétique, parce que cela supprimerait les récompenses et les châtiments.

3. Si mon intelligence est distincte de la vôtre, ce sont donc deux intelligences individuelles. Les individus sont en effet des êtres qui se distinguent numériquement à l’intérieur d’une même espèce. Or ce qui est reçu dans un sujet, l’est selon le mode de l’être qui reçoit. Les espèces intelligibles des choses seront donc reçues en nos deux intelligences sous un mode individuel. Mais c’est contre la nature de l’intelligence, qui connaît l’universel.

4. Ce qui est intellectuellement perçu se trouve dans une intelligence en acte. Si mon intelligence se distingue de la vôtre, il faut donc que l’objet de pensée soit différent en chacune de nos intelligences. Il sera de la sorte compté comme une chose individuelle, et intelligible seulement en puissance. Il faudra encore abstraire de l’un et de l’autre un concept universel, car lorsqu’on a affaire à une pluralité quelconque, on peut abstraire un aspect intelligible commun. Mais c’est contre la nature de l’intelligence, qui, en cette hypothèse, ne se distinguerait plus de l’imagination. Il faut donc admettre qu’il n’y a qu’une intelligence pour tous les hommes.

5. Lorsque l’élève reçoit la science de son maître, on ne peut pas dire que la science du maître soit la cause génératrice de la science de l’élève, ou alors la science serait une forme active, à la manière de la chaleur, ce qui est évidemment faux. La science qui est transmise à l’élève semble donc une même science numériquement que celle du maire. Ce qui exige une seule intelligence pour tous deux. Le maître et l’élève ont donc une même intelligence, et, en conséquence, tous les hommes.

6. S. Augustin écrit : " Si j’affirmais seulement qu’il y a plusieurs âmes humaines, je me moquerais de moi-même. " Mais l’unité de l’âme apparaît surtout clairement dans l’intelligence. Il n’y a donc qu’une seule intelligence pour tous les hommes.

En sens contraire, il y a le même rapport, selon Aristote, entre les causes universelles et leur effet universel, et entre les causes particulières et leur effet particulier. Or il est impossible qu’une âme, unique dans son espèce, appartienne à des êtres vivants d’espèces différentes. Il est donc impossible qu’une âme intellectuelle, umque numériquement, appartienne à divers êtres particuliers.

Réponse : Que l’intelligence soit unique pour tous les hommes, c’est absolument impossible. Et cela est évident, d’abord dans la position platonicienne, où l’on admet que l’homme, c’est l’intelligence. Si Socrate et Platon ne sont qu’un seul intellect, ils forment un seul homme, et ne se distinguent l’un de l’autre que par les éléments surajoutés à leur essence. Il n’y aurait pas plus de différence entre Socrate et Platon qu’entre l’homme vêtu d’une tunique, et le même homme vêtu d’une pèlerine, ce qui est parfaitement absurde.

C’est encore évident avec la position aristotélicienne, où l’intelligence est une partie, une faculté de l’âme qui est la forme du corps. Il est impossible qu’il n’y ait qu’une forme pour plusieurs réalités numériquement distinctes ; tout autant qu’il est impossible qu’elles aient un seul être. Car le principe de l’être, c’est la forme.

Même conclusion, quel que soit le mode d’union qu’on imagine entre l’intelligence et tel ou tel individu. Supposons une cause principale unique et deux causes instrumentales. Il n’y aura qu’un seul être actif, absolument parlant, mais il y aura deux actions ; par exemple, si un homme touche plusieurs objets avec les deux mains, il n’y aura qu’un seul être qui touche, mais deux attouchements. Inversement, s’il n’y a qu’un seul instrument et plusieurs causes principales, on aura plusieurs êtres actifs, mais une seule action. Par exemple, si plusieurs hommes tirent un bateau avec un seul câble, il y aura plusieurs êtres qui tirent, et une seule action de tirer. Si enfin la cause principale et l’instrument sont uniques, il y aura un seul être actif et une seule action. Ainsi lorsque le forgeron frappe avec son marteau, un seul frappe, et d’un seul coup. - Quel que soit le mode d’union de l’intelligence à tel ou tel homme, il est évident que celle-ci a une supériorité sur les autres facultés, car les puissances sensibles lui obéissent et sont à son service. Supposons qu’il y ait pour deux hommes plusieurs intelligences et un seul sens, par exemple que deux hommes n’aient qu’un seul œil, il y aurait plusieurs voyants et une seule vision. Mais, au contraire, s’il n’y a qu’une intelligence, on pourra multiplier autant qu’on voudra le nombre des instruments à son service, Socrate et Platon ne formeront qu’un seul être intelligent.

Ajoutez que l’acte même de penser, qui est l’action de l’intelligence, ne s’accomplit pas à l’aide d’un autre instrument que l’intelligence elle-même. D’où une nouvelle conséquence : il n’y aura qu’un seul être qui agit et une seule action. C’est-à-dire que tous les hommes ne formeraient qu’un seul être intelligent, et il n’y aurait qu’un seul acte intellectuel, je veux dire : envers un même objet de pensée.

Mon acte intellectuel pourrait se distinguer du vôtre en raison de la distinction de nos images, car l’image de la pierre en moi n’est pas la même que son image en vous. Mais il faudrait pour cela que l’image, pour autant qu’elle est propre à chacun de nous, fût la forme de l’intellect possible. Car le même être, agissant selon diverses formes, produit des actions diverses ; de manière analogue, des formes diverses dans la réalité produisent dans un même œil plusieurs sensations visuelles. Or, la forme de l’intellect possible, ce n’est pas l’image, mais l’espèce intelligible abstraite des images. Une seule intelligence n’abstrait de diverses images de même espèce qu’une seule espèce intelligible. Aussi peut-il se trouver plusieurs images de la pierre dans une même conscience humaine, et cependant on n’en abstraira qu’une seule espèce intelligible de la pierre. Par elle, l’intelligence d’un seul homme comprend en un seul acte la nature de la pierre, malgré la multiplicité des images. Donc, en admettant qu’il n’y ait qu’une seule intelligence pour tous les hommes, la diversité des images en plusieurs individus ne pourrait causer la diversité des actes intellectuels en chacun d’eux, comme l’imagine le Commentateur, au livre III du traité De l’âme. - Il est donc absolument impossible et inacceptable de n’admettre qu’une seule intelligence pour tous les hommes.

Solutions : 1. L’âme intellectuelle, tout comme l’ange, ne vient pas de la matière ; elle est néanmoins la forme d’une certaine matière, ce qui ne convient pas à l’ange. Ce sont donc les divisions de la matière qui fondent la multiplicité des âmes dans une même espèce ; mais il est absolument impossible qu’il y ait, dans une même espèce, plusieurs anges.

2. L’unité d’une chose est fonction de son mode d’être ; il faut donc juger d’après son être de son aptitude à être multipliée. Or, l’âme intellectuelle, considérée dans son être, est unie au corps en tant que forme ; et néanmoins elle continue d’exister, une fois le corps détruit. De même, la multiplicité des âmes est relative à celle des corps, et néanmoins lorsque les corps sont détruits, les âmes restent une multitude d’êtres.

3. Que l’être intelligent ou son espèce intelligible soient individués, cela n’exclut pas la connaissance de l’universel ; ou alors, les intelligences pures, qui sont des réalités subsistantes et donc individuelles ne pourraient pas connaître l’universel. Cet empêchement ne peut venir que de la matérialité du sujet connaissant ou de l’espèce qui est son moyen de connaître. L’action, en effet, correspond au mode de la forme de l’être agissant : l’action de chauffer, à la chaleur ; et la connaissance, à l’espèce par laquelle on connaît. - Or, une essence universelle se trouve divisée en une multiplicité d’êtres par les principes d’individuation qui viennent de la matière. Donc, si la forme, qui est le moyen de connaître, est matérielle, non abstraite des conditions de la matière, elle représentera l’essence du genre ou de l’espèce, mais seulement en tant que cette essence est diversifiée par les principes d’individuation ; et par suite l’essence ne sera pas connue dans son universalité. Mais si l’espèce est abstraite des conditions de la matière individuelle, ce sera une ressemblance de l’essence, abstraction faite de ce qui fonde la multiplicité. C’est de cette façon qu’on connaît l’universel. Il importe peu ici de savoir s’il y a ou non plusieurs intelligences ; car, même s’il n’y en avait qu’une, il faudrait que cette intelligence et son espèce intelligible fussent quelque chose d’individuel.

4. Qu’il y ait une ou plusieurs intelligences, l’objet de la pensée est un. Cet objet n’est pas lui-même dans l’intelligence mais seulement sa ressemblance. " Ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais la représentation de la pierre. " Et cependant l’objet de la pensée, c’est la pierre et non pas la " représentation " de la pierre, à moins que l’intelligence ne fasse réflexion sur elle-même. Autrement il n’y aurait pas de sciences des réalités, mais seulement de nos représentations. Or, il arrive que divers sujets connaissants s’assimilent à une même réalité au moyen de formes diverses. Et, par le fait que la connaissance se fait par assimilation du sujet connaissant à la réalité connue, le même objet peut être connu par plusieurs individus. Ainsi, dans la sensation, plusieurs voient la même couleur à travers des " espèces " diverses. De même, plusieurs intelligences peuvent comprendre une même réalité. La différence entre sens et intelligence, dans la doctrine d’Aristote, consiste en ce que la réalité est perçue par le sens selon le mode qu’elle possède en dehors de l’âme, c’est-à-dire dans son existence concrète ; mais que l’essence de la réalité, qui est saisie par l’intelligence, est sans aucun doute en dehors de l’âme, mais n’existe pas sous le mode selon lequel elle est saisie. En effet, l’essence universelle est connue abstraction faite des principes d’individuation. Or elle n’existe pas, de cette manière, en dehors de l’esprit. - Dans la théorie de Platon, la réalité intelligible est telle en dehors de l’esprit qu’au-dedans, car il admettait que les essences des choses avaient une existence à part de la matière.

5. La science de l’élève n’est pas la même que celle du maître. On expliquera plus loin comment l’une est cause de l’autre.

6. S. Augustin veut dire que la pluralité des âmes n’empêche pas qu’elles appartiennent à une même espèce.

Article 3

Y a-t-il dans l’homme d’autres âmes que l’âme intellectuelle ?

Objections : 1. Il semble qu’il y ait dans l’homme d’autres âmes que l’âme intellectuelle, à savoir l’âme sensitive et l’âme végétative. Car une même substance ne peut être à la fois corruptible et incorruptible ; or l’âme intellectuelle ne peut se corrompre, tandis que les autres âmes le peuvent, comme on l’a dit plus haut. Il ne peut donc y avoir dans l’homme une seule essence pour ces trois âmes.

2. Même si l’âme sensitive est incorruptible, on peut objecter ceci : selon Aristote, " ce qui est corruptible n’est pas du même genre que ce qui est incorruptible ". Or l’âme sensitive du cheval, du lion et des autres animaux est périssable. Si elle ne l’est pas dans l’homme, elle n’appartiendra pas au même genre en lui que dans la bête. L’animal se définissant par son âme sensitive, l’animalité ne formera pas un genre commun à l’homme et aux bêtes. Ce qui est inadmissible.

3. Selon Aristote, l’embryon est animal avant d’être homme. Ce serait impossible si l’âme sensitive avait une même essence avec l’âme intellectuelle. Car il est animal par l’âme sensitive, et homme par l’âme intellectuelle. il n’y a donc pas dans l’homme une même essence pour les deux âmes.

4. Selon Aristote encore, le genre se détermine d’après la matière, et la différence spécifique d’après la forme. " Raisonnable ", qui est dans l’homme cette différence, est relatif à l’âme intellectuelle. Quant au genre " animal ", il lui convient parce qu’il possède un corps doué d’une âme sensitive. L’âme intellectuelle est avec ce dernier dans le rapport de forme à matière ; elle n’est donc pas identique par essence à l’âme sensitive, mais elle la suppose comme sujet matériel.

En sens contraire, on lit dans le livre des Dogmes de l’église : " Nous ne disons pas, comme Jacques et d’autres auteurs syriens, qu’il y a deux âmes en un seul homme, l’une animale qui vivifie le corps et se trouve mêlée au sang, l’autre spirituelle qui est au service de la raison ; mais nous disons qu’il y a dans l’homme une seule et même âme., qui vivifie le corps par sa présence, et se règle elle-même par la raison. "

Réponse : Platon admettait l’existence de plusieurs âmes en un seul corps. Il les distinguait d’après les organes, et leur attribuait les diverses fonctions vitales : faculté nutritive dans le foie, affective dans le cœur, connaissante dans le cerveau.

Aristote rejette cette opinion en ce qui concerne les parties de l’âme qui usent d’organes corporels pour leur opération. La preuve en est que les animaux qui peuvent vivre après avoir été coupés en morceaux, présentent dans chacun des tronçons les diverses opérations de l’âme, tels le sens et l’affectivité. Ce serait impossible si les différents principes d’opérations, qui seraient d’essence diverse, étaient distribués en diverses régions du corps.

Quant à l’âme intellectuelle, Aristote ne détermine pas d’une façon certaine, semble-t-il, si elle est distincte des autres parties de l’âme par sa seule nature, ou aussi par sa localisation.

La théorie de Platon peut être soutenue si l’on admet que l’âme est unie au corps, non comme une forme, mais comme une cause motrice, ainsi qu’il l’admet lui-même. Il n’y a pas de contradiction à ce qu’un seul mobile soit mis en mouvement par plusieurs moteurs, surtout si la motion s’exerce sur différentes parties du mobile. Mais si nous admettons que l’âme est unie au corps comme une forme, il est absolument impossible qu’il y ait dans un même corps plusieurs âmes d’essence différente.

La première raison en est que l’animal ne serait pas parfaitement un s’il avait plusieurs âmes. Cette parfaite unité procède de la forme qui donne à une réalité son existence. C’est le même principe qui donne à une chose l’être et l’unité. Mais ce qui est désigné par plusieurs formes n’est pas parfaitement un, par exemple un homme blanc. Si donc l’homme était vivant en raison d’une première forme qui serait l’âme végétative ; s’il était animal par une seconde forme, l’âme sensi-. tive ; et enfin s’il était homme par une troisième, l’âme rationnelle, il s’ensuivrait que l’homme ne possède pas une parfaite unité. Aristote présente une argumentation analogue, contre Platon : s’il y avait une idée de l’animal, et une autre idée du bipède, on n’aurait pas un animal bipède d’une unité rigoureuse. Pour le même motif, au livre I du traité De l’Âme s’opposant aux philosophes qui admettent plusieurs âmes pour le corps, il demande quel est le principe qui les enveloppera toutes, c’est-à-dire qui en fera un seul être. On ne peut répondre que c’est l’unité du corps, car c’est l’âme qui contient le corps et lui donne son unité, bien plutôt que le contraire.

Une seconde raison qui rend cette position intenable est prise du mode d’attribution. Il peut y avoir une attribution accidentelle entre des prédicats empruntés à diverses formes, pourvu qu’elles ne soient pas ordonnées par essence l’une à l’autre, par exemple : le blanc est doux. Mais si elles ont cet ordre entre elles, il y aura attribution par essence per se du second mode, où le sujet entre dans la définition du prédicat. Ainsi l’étendue est antérieure à la couleur ; donc, lorsqu’on dira qu’un corps étendu est coloré, ce sera le second mode d’attribution per se. Supposons que l’on attribue à un être le prédicat " animal " en raison d’une certaine forme, et en raison d’une autre forme le prédicat " homme " ; on trouve alors l’alternative suivante : ou bien ces deux formes ne sont pas ordonnées l’une à l’autre par essence, et l’on n’a qu’une attribution accidentelle ; ou bien l’une des deux âmes est antérieure à l’autre, et l’on a une attribution per se du second mode. Or, les deux hypothèses sont évidemment fausses : " animal " est attribué à l’homme en vertu de son essence et non d’une manière accidentelle ; d’autre part " homme " n’entre pas dans la définition de l’animal, mais c’est le contraire. C’est donc par une seule et même forme qu’un être est animal et qu’il est homme. Autrement, l’homme ne posséderait pas vraiment tout ce qui constitue l’animal, - raison pour laquelle il y a attribution nécessaire d’" animal " à " homme ".

Troisième preuve : lorsqu’une activité de l’âme est très intense, elle empêche les autres de s’exercer. Cela n’arriverait pas, si le principe de ces activités n’était pas essentiellement un.

L’âme, sensitive, intellectuelle et végétative, ne forme donc dans l’homme qu’une seule et même âme. On comprendra aisément comment cela peut se faire en considérant les différentes espèces ou formes des êtres de la nature.

Elles se distinguent les unes des autres par des degrés de perfection croissante ; les êtres animés sont plus parfaits que les êtres inanimés, les animaux plus que les plantes, les hommes plus que les animaux. Et il y a encore des degrés à l’intérieur de chacun de ces genres. Voilà pourquoi Aristote, au livre VIII des Métaphysiques, compare les espèces dans les êtres aux nombres qui changent d’espèce selon qu’on ajoute ou retranche une unité ; au livre II du traité De l’âme, il compare les différentes âmes aux figures géométriques dont l’une contient l’autre comme le pentagone contient le carré et possède un plus grand nombre de côtés. L’âme intellectuelle contient donc en sa perfection toute la réalité de l’âme sensitive des animaux, et de l’âme végétative des plantes. Une surface à cinq côtés n’a pas deux figures, celle d’un pentagone et celle d’un carré ; car la figure à quatre côtés serait inutile puisqu’elle est contenue virtuellement dans celle qui en a cinq. Semblablement, Socrate n’est pas homme par une âme, et animal par une autre, mais par une seule et même âme.

Solutions : 1. Si l’âme sensitive est incorruptible, ce n’est pas en tant que sensitive. C’est en tant qu’intellectueue que l’incorruptibilité lui est due. Quand l’âme n’est que sensitive, elle peut être détruite, mais lorsqu’en plus elle est intellectuelle, elle est incorruptible. Le principe sensitif ne donne pas l’incorruptibilité, mais ne peut pas non plus la faire perdre à ce qui est en outre principe d’intellection.

2. Ce ne sont pas les formes qui sont classées dans les genres et les espèces, mais les êtres composés. L’homme est corruptible, comme les autres animaux. On distingue le corruptible de l’incorruptible en raison de la différence des formes ; cela ne fait pas que l’homme diffère en genre des autres animaux.

3. L’embryon n’a d’abord qu’une âme sensitive. Celle-ci disparaît, et une âme plus parfaite lui succède, qui est à la fois sensitive et intellectuelle. On le dira avec plus de détails par la suite.

4. Il ne faut pas concevoir que les êtres de la nature sont distincts de la même manière que les abstractions logiques qui tiennent à notre façon de comprendre. Car la raison peut comprendre une seule et même réalité à l’aide de divers concepts. On a dit que l’âme intellectuelle contenait virtuellement toute la réalité de l’âme sensitive, et quelque chose de plus. La raison peut donc considérer à part ce qui appartient à l’âme sensitive comme un élément matériel et imparfait. Elle constate que cet élément est commun à l’homme et aux animaux, et elle en forme le concept du genre. Quant au degré de perfection par lequel l’âme intellectuelle est supérieure à l’âme sensitive, elle le considère comme l’élément formel qui achève l’être humain, et elle en forme la différence spécifique de l’homme.

Article 4

Y a-t-il dans l’homme une autre forme substantielle que l’âme intellectuelle ?

Objections : 1. Le Philosophe décrit l’âme comme " l’acte d’un corps naturel qui a la vie en puissance ". Il y a donc entre l’âme et le corps le rapport de forme à matière. Mais le corps lui-même possède une forme substantielle qui lui donne d’être un corps. Donc, antérieurement à l’âme, il y a dans le corps une forme substantielle.

2. L’homme, comme tout animal, se meut lui-même. " Toute réalité de ce genre se divise en deux éléments, l’un moteur, et l’autre mobile ", dit Aristote. L’élément moteur dans l’homme, c’est l’âme. Il faut donc que l’autre élément soit de telle nature qu’il puisse être mis en mouvement. Or la matière première ne peut l’être, parce qu’elle est pure puissance, selon Aristote. Bien plus, tout ce qui est mis en mouvement est un corps. Il doit donc y avoir dans l’homme et dans tout animal un forme substantielle spéciale qui constitue le corps.

3. La hiérarchie des formes s’établit par rapport à la matière première. Un ordre se détermine toujours en fonction d’un certain point de départ. S’il n’y avait pas dans l’homme d’autre forme substantielle que l’âme intellectuelle, mais que celle-ci fût en relation immédiate avec la matière première, elle appartiendrait à la classe des formes les plus imparfaites, car c’est là leur caractéristique.

4. Le corps humain est une combinaison d’éléments. Cette combinaison ne se réalise pas seulement selon leur matière : on n’aurait alors qu’une corruption. Les formes élémentaires doivent donc demeurer dans le corps composé. Mais ce sont des formes substantielles. Il y a donc dans le corps humain d’autres formes en plus de l’âme intellectuelle.

En sens contraire, pour chaque réalité, il n’y a qu’un être substantiel. Or, c’est la forme substantielle qui donne cet être. Il n’y a donc qu’une forme pour chaque réalité. Dans l’homme, c’est l’âme qui est cette forme. Il ne peut donc y en avoir d’autre en lui que l’âme intellectuelle.

Réponse : On pourrait supposer que l’âme intellectuelle n’est pas unie au corps comme une forme, mais, selon la théorie platonicienne, qu’elle est seulement cause motrice ; on devrait accorder alors qu’il y a dans l’homme une forme substantielle spéciale qui donnerait son être au corps apte à recevoir de l’âme le mouvement. - Mais si, comme on l’a dit, l’âme intellectuelle est forme du corps, il ne peut y avoir dans l’homme d’autre forme substantielle que cette âme.

Prouvons-le : une forme substantielle se distingue d’une forme accidentelle en ce que cette dernière ne donne pas l’être purement et simplement, mais un certain mode d’être. Ainsi la chaleur ne donne au sujet qu’elle affecte que d’être chaud. Lorsqu’une forme accidentelle est produite, on ne dit pas qu’un être est produit de façon absolue, mais que tel être reçoit telle modalité, telle manière d’être. Inversement, lorsque la forme accidentelle disparaît, il n’y a pas destruction de l’être de façon absolue, mais seulement sous un certain rapport. La forme substantielle, elle, donne l’être absolument. En conséquence, sa présence est cause d’une production pure et simple de l’être, et sa disparition est cause d’une destruction absolue. Ce qui explique l’opinion des anciens " physiciens " ; pour eux la matière première était une réalité en acte : le feu, l’air ou quelque autre élément. Aussi n’admettaient-ils pas qu’il y eût jamais production ou destruction pure et simple, mais que tout devenir était un changement qualitatif. - Si en plus de l’âme intellectuelle, il préexistait dans la matière une forme substantielle quelconque, qui donnerait au sujet de l’âme d’être en acte, il faudrait donc conclure : l’âme ne donne pas l’être de façon absolue ; elle n’est pas une forme substantielle ; il n’y a pas de génération pure et simple, lorsqu’elle disparaît, mais seulement sous un certain rapport. Or tout cela est évidemment faux.

Il faut donc dire qu’il n’y a aucune forme substantielle dans l’homme que l’âme intellectuelle. Celle-ci contient par sa vertu l’âme sensitive et l’âme végétative, mais, de plus, toutes les formes inférieures ; et elle fait à elle seule tout ce que les formes moins parfaites accomplissent dans les autres êtres. - Il faut en dire autant pour l’âme sensitive chez les bêtes, et l’âme végétative dans les plantes, et de façon générale pour toutes les formes plus parfaites, par comparaison avec les imparfaites.

Solutions : 1. Aristote ne dit pas seulement que l’âme est " l’acte d’un corps ", mais " l’acte d’un corps naturel organisé, qui a la vie en puissance ", et que cette puissance " ne rejette pas l’âme hors de soi ". Dans ce que j’appelle corps l’âme est incluse, comme son acte, de même que la chaleur est l’acte de l’objet chaud, et la lumière, l’acte du corps lumineux. Ce qui ne veut pas dire que le corps soit lumineux en dehors de la lumière, mais qu’il est lumineux par la lumière. Et si l’on définit l’âme comme ci-dessus, c’est que l’âme donne à la fois d’être un corps, et d’être organisé, et d’avoir la vie en puissance. L’acte premier (qui est l’être) est en puissance par rapport à l’acte second, ou opération. Mais une puissance de ce genre " ne rejette pas ", c’est-à-dire n’exclut pas de soi l’acte de l’âme.

2. L’âme ne met pas le corps en mouvement par son être, c’est-à-dire en tant qu’elle lui est unie comme une forme, mais par la faculté motrice dont l’activité implique que le corps est déjà réalisé en acte par l’âme. Ainsi, par cette vertu motrice, l’âme est ce qui donne le mouvement, et le corps animé est le mobile.

3. On peut distinguer, en fonction de la matière, différents degrés de perfection : être, vivre, sentir, penser. Or, la forme supérieure surajoutée est toujours plus parfaire que la précédente. Celle qui donne à la matière le premier degré de perfection est la moins parfaite ; celle qui donne à la fois le premier, le deuxième, le troisième et ainsi de suite, est la plus parfaite ; et néanmoins elle s’unit immédiatement à la matière.

4. Pour Avicenne, les formes substantielles des éléments conservent leur intégrité dans le corps mixte et la combinaison des éléments consisterait en un état moyen de leurs qualités contraires. - Mais c’est impossible. Les différentes formes des éléments ne peuvent exister que dans les diverses parties de la matière. Celles-ci impliquent des dimensions quantitatives, sans lesquelles la matière n’est pas divisible. Une telle matière est corporelle. Or, plusieurs corps ne peuvent exister dans le même lieu. Par suite, les éléments du corps mixte seraient distincts par leur position dans l’étendue. Nous n’aurons plus alors une véritable combinaison, qui aboutit à un véritable tout ; ce sera une combinaison apparente, qui consiste en une juxtaposition de parties très petites.

Pour Averroès, les formes des éléments sont, en raison de leur imperfection, intermédiaires entre les formes accidentelles et les formes substantielles. Elles sont susceptibles de plus et de moins. C’est pourquoi l’intensité de leurs qualités diminue dans la combinaison ; elles se trouvent réduites à un état moyen et composent ainsi une seule forme. Mais cette solution est encore moins admissible. L’être substantiel de toute réalité consiste en un degré indivisible d’être. Tout ce qu’on y ajoute ou en retranche amène un changement d’espèce, comme pour les nombres. Une forme substantielle n’est donc pas susceptible de plus ou de moins. Il est d’ailleurs tout aussi impossible d’admettre une réalité intermédiaire entre la substance et l’accident.

La vraie solution est celle d’Aristote : les formes des éléments demeurent dans le composé, non pas en acte, mais virtuellement. Leurs qualités demeurent, quoique atténuées ; c’est en elles que réside la vertu des formes élémentaires. Ce mode de combinaison constitue la disposition propre à recevoir la forme substantielle du corps composé, soit celle d’une pierre, soit celle d’une âme d’espèce quelconque.

Article 5

À quelle sorte de corps convenait-il que l’âme intellective fût unie ?

Objections : 1. Il semble anormal que l’âme intellectuelle soit unie à un tel corps. En effet, la matière doit être proportionnée à la forme. Or l’âme intellectuelle est une forme incorruptible. Elle ne doit donc pas être unie à un corps corruptible.

2. L’âme intellectuelle est une forme de la plus pure immatérialité. La preuve en est qu’elle possède une opération indépendante de la matière corporelle. Or, plus un corps est subtil, moins il a de matière. L’âme devrait donc être unie au corps le plus subtil, au feu, par exemple, et non pas à un corps mixte, où l’élément terrestre domine.

3. La forme est le principe constitutif de l’espèce. Aussi les espèces différentes ne dériventelles pas d’une seule forme. Or l’âme intellectuelle est une forme unique. Elle ne doit donc pas être unie à un corps composé de parties appartenant à des espèces dissemblables.

4. Plus la forme est parfaite, plus son sujet récepteur doit être parfait. Or l’âme intellectuelle est la plus parfaite des âmes. D’autre part les animaux ont le corps pourvu de moyens naturels de protection, par exemple de poils comme vêtement, de sabots comme chaussure ; ils ont aussi des armes naturelles, griffes, défenses, cornes. Il semble donc que l’âme intellectuelle n’aurait pas dû être unie à un corps qui est imparfait puisqu’il est démuni de tels moyens.

En sens contraire, Aristote définit l’âme : " L’acte d’un corps physique organisé qui a la vie en puissance. "

Réponse : Ce n’est pas la forme qui est ordonnée à la matière, c’est bien plutôt la matière qui est ordonnée à la forme ; et c’est à la forme de nous expliquer pourquoi la matière est de telle sorte, et non inversement. Or l’âme intellectuelle est, comme on l’a dit, au plus bas degré des substances spirituelles ; car elle n’a pas une connaissance innée de la vérité, comme les anges, mais il faut qu’à l’aide des sens, elle la recueille de la multiplicité des choses, comme le montre Denys. - La nature ne refuse à aucun être le nécessaire. Il fallait donc que l’âme intellectuelle possédât non seulement la faculté de penser, mais encore celle de sentir. Or, le sens ne peut fonctionner sans un organe corporel. Il était donc nécessaire que l’âme intellectuelle fût unie à un corps apte à servir d’organe au sens. Or tous les sens dérivent du toucher, et l’organe du toucher doit présenter une combinaison moyenne des contraires, tels que le chaud et le froid, l’humide et le sec, etc., que le toucher peut percevoir. C’est la raison pour laquelle ce sens est en puissance aux contraires et peut les connaître. Aussi, dans la mesure où l’organe du toucher se rapprochera davantage de cette combinaison moyenne, dans cette mesure même le toucher sera plus fin. Or, l’âme intellectuelle possède au plus haut degré de perfection la faculté de sentir ; car les qualités de l’être inférieur se trouvent sous un mode plus élevé dans l’être supérieur ; c’est Denys qui le dit. Il fallait donc que le corps auquel est unie l’âme intellectuelle soit, parmi tous les autres, celui qui présenterait le plus parfaitement possible cette combinaison moyenne des contraires. - Pour ce motif, l’homme est celui de tous les animaux qui a le toucher le plus fin ; et, parmi les hommes, ceux qui ont le toucher le plus fin sont d’intelligence plus pénétrante. Aristote en donne cet indice : "Ceux qui ont les chairs délicates ont l’esprit délié. "

Solutions : 1. On essaiera peut-être d’éluder cette objection, en disant que le corps humain était incorruptible avant le péché originel. - La réponse paràlt insuffisante. Car avant le péché le corps de l’homme fut immortel non par nature, mais par un don de la grâce divine. Dans le cas contraire, il n’aurait pas perdu son immortalité ; pas plus que le démon ne l’a perdue. - La véritable solution est la suivante : nous trouvons deux sortes de condition dans la matière : l’une qui est choisie parce qu’elle proportionne la matière à la forme, l’autre [qui n’est pas choisie] mais qui découle nécessairement de cette première condition. Par exemple, pour obtenir une forme de scie, l’ouvrier choisit du fer, c’est-à-dire une matière qui puisse couper des corps durs ; mais, que les dents de la scie puissent s’émousser et se couvrir de rouille cela tient aux conditions nécessaires de cette matière. De même, il faut à l’âme intellectuelle un corps qui présente une combinaison moyenne d’éléments, mais qu’il soit corruptible, cela tient aux nécessités d’une telle matière. - Si l’on voulait prétendre que Dieu aurait pu se dérober à cette nécessité, il faut répondre avec S. Augustin, que la structure des réalités physiques ne doit pas être appréciée d’après la puissance divine, mais d’après ce qui convient à la nature des choses. Toutefois, Dieu a apporté un remède à la mort par le don de la grâce.

2. L’âme intellectuelle n’a pas besoin de corps si l’on considère seulement son activité rationnelle, mais en raison des facultés sensibles qui demandent des organes où les éléments soient en proportions égales. Il fallait donc que l’âme intellectuelle fût unie à un corps déterminé, et non pas à un simple élément, ni à un corps composé où il y aurait une quantité excessive de feu ; la combinaison ne serait plus bien proportionnée à cause de la trop grande activité du feu. Mais le corps qui possède cette proportion dans les éléments est d’un degré d’être assez élevé, parce qu’il n’est pas composé de contraires, en quoi il a une certaine ressemblance avec les corps célestes.

3. Les parties du corps des animaux, telles que l’œil, la main, la chair, les os, etc. n’appartiennent pas à une espèce déterminée ; c’est l’animal entier qui est d’une certaine espèce. Aussi ne peut-on dire, à parler rigoureusement, qu’elles sont d’espèces différentes, mais qu’elles correspondent à diverses dispositions. Une telle diversité convient à l’âme intellectuelle : cette âme en effet est une par essence, mais multiple par ses facultés ; et ses opérations différentes demandent des dispositions variées dans le corps auquel elle est unie. C’est pourquoi on observe une plus grande diversité d’organes chez les animaux parfaits que chez les autres, et chez ceux-ci que dans les plantes.

4. L’âme intellectuelle est en puissance à une infinité d’actes, du fait qu’elle peut saisir les essences universelles. Il n’était donc pas possible de lui fixer des jugements instinctifs déterminés, ou même des moyens spéciaux de défense ou de protection, comme c’est le cas pour les animaux, dont la connaissance et l’activité sont déterminées à certaines fins particulières. Au lieu de tous ces instruments, l’homme possède par nature une raison, et la main, qui est " l’organe des organes ", parce qu’elle peut lui fournir des outils d’une infinité de modèles et pour une infinité d’usages.

Article 6

L’âme est-elle unie à un tel corps par l’intermédiaire de dispositions accidentelles ?

Objections : 1. Toute forme est unie à une matière qui lui est propre et qui possède certaines dispositions. Ces dernières sont des accidents. Il faut donc admettre dans la matière certains accidents, avant qu’elle soit unie à la forme substantielle, et en conséquence avant son union à l’âme.

2. Pour plusieurs formes appartenant à une même espèce, il faut diverses parties de matière. Cette distinction des parties ne peut être conçue sans des dimensions dans l’étendue. Il y a donc dans la matière des dimensions avant son union aux formes substantielles, lorsqu’il y a plusieurs formes dans une même espèce.

3. Un être spirituel agit sur un corps par le contact de sa vertu. Or la vertu ou puissance de l’âme, ce sont ses facultés. Il semble donc que l’âme soit unie au corps par le moyen d’une puissance, c’est-à-dire d’un accident.

En sens contraire, " l’accident est postérieur à la substance, et dans le temps et par nature ", dit Aristote. On ne peut donc supposer de forme accidentelle dans la matière, antérieurement à l’âme, qui est forme substantielle.

Réponse : Si l’âme n’était unie au corps que comme une cause motrice, rien n’empêcherait, bien mieux, il serait nécessaire - qu’il y ait entre l’âme et le corps des dispositions intermédiaires : une puissance, du côté de l’âme, pour mouvoir le corps ; une certaine aptitude, du côté du corps, pour qu’il puisse recevoir de l’âme son mouvement.

Mais si, comme on l’a dit, l’âme intellectuelle est unie au corps comme forme substantielle, il est impossible qu’une disposition accidentelle intervienne entre l’âme et le corps ou entre n’importe quelle forme substantielle et sa matière. La matière est en effet en puissance à recevoir tous les actes dans un certain ordre : l’acte qui est de soi premier (parmi tous les actes) le sera donc aussi, dans la matière. Ce premier acte, c’est l’être. On ne peut donc concevoir que la matière soit chaude ou quantifiée, avant d’être en acte. Mais l’être en acte lui vient de la forme substantielle, qui donne l’être absolument, comme on l’a déjà dit. Aucune disposition accidentelle ne peut donc préexister dans la matière avant son union avec la forme substantielle, et en conséquence avant son union avec l’âme.

Solutions : 1. La forme la plus parfaite contient virtuellement toutes les perfections des formes inférieures, on l’a déjà fait voir. Une seule et même forme donne donc à la matière ses différents degrés de perfection. C’est par la même forme que l’homme est un être en acte, un corps, un vivant, un animal, et un homme. Or, à chacun de ces genres correspondent des formes accidentelles qui lui sont propres. Par suite, on peut concevoir la matière comme parfaite en son être, avant de la concevoir comme corporelle, et ainsi de suite ; de la même manière, les accidents propres à l’être peuvent être conçus avant la corporéité. C’est ainsi que, dans la matière, des dispositions peuvent être considérées comme présupposées à la forme, non pas à vrai dire à tout ce que fait la forme mais à ce qu’elle fait d’ultime et de plus parfait.

2. Les dimensions sont des accidents propres à la corporéité, laquelle convient à toute matière. Lorsque la matière aura été conçue comme déterminée par la corporéité avec ses dimensions, alors on pourra la concevoir comme distincte en diverses parties ; de la sorte, on pourra la concevoir sous diverses formes correspondant aux différents degrés de perfection. En effet, quoique ce soit une seule et même forme qui donne à la matière ces différents degrés, on peut cependant en distinguer plusieurs par abstraction.

3. Une substance spirituelle qui serait unie à un corps comme cause motrice seulement, le serait par l’intermédiaire de sa puissance, ou vertu. Mais l’âme intellectuelle est unie au corps comme forme, et donc par son être ; néanmoins elle le gouverne et le met en mouvement par sa puissance active.

Article 7

L’âme est-elle unie au corps par l’intermédiaire d’un autre corps ?

Objections : 1. Il semble que oui, car, dit S. Augustin : " L’âme gouverne le corps au moyen de la lumière (c’est-à-dire du feu), et de l’air, éléments qui ressemblent le plus à l’esprit. " Mais ces éléments sont des corps. C’est donc par l’intermédiaire de certains corps que l’âme est unie au corps humain.

2. Quand l’union de deux réalités est détruite par la suppression d’un certain élément, c’est que cet élément leur servait d’intermédiaire. Or, quand l’esprit vital manque, l’âme se sépare du corps. L’esprit vital, qui est un corps subtil, est donc intermédiaire entre le corps et l’âme.

3. Des êtres très différents par essence ne peuvent être unis que par un intermédiaire. Or l’âme intellectuelle est très différente du corps, parce qu’elle est incorporelle, et parce qu’elle est incorruptible. Elle doit donc lui être unie par un intermédiaire qui soit corporel et incorruptible. Ce sera une lumière céleste, capable d’harmoniser les éléments et de les unir en un tout.

En sens contraire, pour Aristote " il ne faut pas se demander si l’âme et le corps sont un, pas plus qu’on ne se le demande pour la cire et son empreinte ". Or l’empreinte est unie à la cire sans intermédiaire. Il en va donc de même pour l’âme et le corps.

Réponse : Si, comme le veulent les platoniciens, l’âme était unie au corps à la manière d’une cause motrice, il faudrait admettre des corps intermédiaires entre l’âme et le corps de l’homme ou de n’importe quel animal. Il convient en effet à la cause motrice de mettre en mouvement un être éloigné d’elle par des intermédiaires plus proches.

Mais, si l’âme est unie au corps comme une forme ainsi qu’on l’a dit, il est impossible qu’elle lui soit unie par l’intermédiaire d’un autre corps. La raison en est que l’unité est toujours fonction de l’être. Or la forme donne par elle-même l’être en acte à une réalité, puisqu’elle est par essence un acte ; et elle ne donne pas l’être par intermédiaire. Aussi l’unité d’un composé de matière et de forme est-elle le fait de la forme elle-même, qui est, selon tout elle-même, unie à la matière comme son acte. Et il n’y a pas d’autre cause unissante que celle qui donne à la matière d’être en acte, comme dit Aristote.

Par conséquent, l’opinion de ceux qui admettaient des intermédiaires corporels entre l’âme et le corps de l’homme est évidemment fausse. Parmi eux, les platoniciens affirmaient que l’âme intellectuelle possède un corps incorruptible, qui lui est naturellement uni, dont elle ne se sépare jamais, et au moyen duquel elle est unie au corps humain corruptible. - Selon d’autres, cette union se fait par un " esprit " matériel. - Selon d’autres encore, l’âme est unie au corps par le moyen de la lumière, qui pour eux est corporelle, et de la nature de la " quinte essence ", si bien que l’âme végétative est unie au corps par la lumière du ciel des étoiles ; l’âme sensitive, par celle du ciel cristallin ; et l’âme intellectuelle, par celle du ciel empyrée. Tout cela est imaginaire et dérisoire, car la lumière n’est pas un corps ; la " quinte essence " ne peut pas entrer en composition dans un corps mixte d’une façon matérielle, parce qu’elle est inaltérable, mais seulement s’y unir par sa puissance active ; enfin l’âme est unie immédiatement au corps comme la forme à sa matière.

Solutions : 1. S. Augustin parle de l’âme pour autant qu’elle met le corps en mouvement : c’est pourquoi il emploie le mot " gouvernement ". Il est d’ailleurs vrai qu’elle meut les parties les plus grossières du corps par le moyen des plus subtiles. Le premier instrument de la faculté motrice est l’" esprit vital", selon Aristote.

2. L’" esprit vital " disparaissant, l’union de l’âme et du corps cesse, mais ce n’est pas parce qu’il joue le rôle d’intermédiaire, c’est parce que la disposition favorable à l’union disparaît avec lui. L’" esprit vital " est néanmoins un intermédiaire du mouvement, comme premier instrument de la faculté motrice.

3. L’âme est en effet très différente du corps, eu égard aux caractéristiques propres à l’un et à l’autre. Si l’un et l’autre existaient séparément, il faudrait faire intervenir de nombreux intermédiaires. Mais en tant que forme du corps, l’âme n’a pas un être distinct de l’être du corps ; elle lui est unie immédiatement par son être. On pourrait dire, de la même manière, que toute forme, considérée comme acte, est très éloignée de la matière, qui est seulement un être en puissance.

Article 8

L’âme est-elle tout entière dans chaque partie du corps ?

Objections : 1. Cela ne semble pas admis par Aristote : " Il n’est pas nécessaire que l’âme soit dans chaque partie du corps, mais que, se trouvant en un certain point initial du corps, elle fasse vivre les autres parties. Car chacune d’elles est capable par nature d’exécuter un mouvement qui lui est propre."

2. L’âme est dans le corps dont elle est l’acte. Mais c’est l’acte d’un corps organisé. Elle se trouve donc seulement dans un corps organisé, ce qui n’est pas le cas de toutes les parties du corps humain. L’âme n’est donc pas tout entière dans chaque partie du corps.

3. D’après le traité De l’âme, le rapport qui existe entre une partie de l’âme et une partie du corps, par exemple la vue et la pupille de l’œil, se retrouve de même entre l’âme et le corps, pris dans leur totalité. Si l’âme tout entière est dans chaque partie du corps, il faudra que toute partie du corps soit un animal.

4. Toutes les facultés de l’âme ont leur principe dans son essence. Donc, si l’âme est tout entière dans chaque partie du corps, toutes les facultés de l’âme s’y trouveront aussi, par exemple la vue dans l’oreille, l’ouïe dans l’œil. Ce qui est inadmissible.

5. Si toute l’âme était dans chaque partie du corps, chacune d’elles dépendrait immédiatement de l’âme. En ce cas, il n’y aurait pas de partie dépendante d’une autre, ni de partie plus importante qu’une autre. Ce qui est évidemment faux. L’âme n’est donc pas tout entière dans chaque partie du corps.

En sens contraire, selon S. Augustin, " l’âme se trouve tout entière dans la totalité du corps, et tout entière dans chaque partie ".

Réponse : Si l’âme était unie au corps seulement comme cause motrice, on pourrait admettre qu’elle n’est pas dans toute partie du corps, mais uniquement dans l’une d’elles, par laquelle elle pourrait mouvoir les autres. Mais du fait que l’âme est unie au corps comme sa forme, elle doit se trouver dans tout le corps et clans chacune de ses parties, car elle n’est pas une forme accidentelle, mais substantielle. Or, la forme substantielle constitue non seulement la perfection du tout, mais encore de chaque partie. Le tout étant en effet composé de parties, lorsque la forme d’un tout ne donne pas l’être aux diverses parties du corps, elle consiste en un simple assemblage ou ordre de parties, comme l’est par exemple la forme d’une maison. Mais une telle forme est accidentelle, tandis que l’âme est une forme substantielle ; elle doit donc être la forme et l’acte non seulement du tout, mais encore de chacune des parties. En conséquence, lorsque l’âme quitte le corps, on ne parle plus d’animal ou d’homme, si ce n’est de la manière équivoque dont on parle d’un animal peint ou sculpté ; et il en va de même pour la main ou l’œil, la chair et les os. Un indice, c’est que nulle partie du corps n’a d’activité lorsqu’il n’y a plus d’âme ; et cependant tout ce qui possède les caractères d’une espèce doit garder l’activité propre à cette espèce. - Mais l’acte doit se trouver dans le sujet qu’il actue ; l’âme doit donc être dans tout le corps, et dans chacune de ses parties.

Et maintenant, qu’elle y soit tout entière, voici comment on peut l’établir. Un tout, c’est ce qui est divisible en parties. Il y aura donc trois sortes de totalité, selon les trois sortes de division : 1. Un tout peut être divisible en parties quantitatives, comme le tout d’une ligne, d’un corps. 2. Un tout peut être divisé logiquement ou réellement en parties de l’essence : par exemple, l’objet défini se divise selon les parties de la définition, le composé se résout en matière et en forme. 3. Il y a encore le tout potentiel, qui est divisible du point de vue de l’étendue de sa vertu en puissance d’action.

Le premier mode de totalité ne peut convenir aux formes que d’une manière indirecte, et encore aux formes qui peuvent être indifféremment dans un tout quantitatif ou dans ses parties. Ainsi la couleur blanche, qu’elle se trouve sur la surface totale ou sur l’un des segments de cette surface, est essentiellement la même. Elle est alors divisée d’une manière indirecte, lorsque la surface est divisée. Mais une forme qui requiert des parties diversement constituées, telle que l’âme, surtout dans les animaux parfaits, n’est pas dans le même rapport avec le tout et avec les parties. Ainsi n’est-elle pas divisible, même indirectement, c’est-à-dire par division quantitative. Le premier mode de totalité ne peut donc être attribué à l’âme, ni essentiellement ni d’une manière indirecte. Au contraire, le second mode de totalité, celui de la définition et de l’essence, convient en propre et essentiellement aux formes. Il en est de même pour le tout potentiel puisque la forme est principe des activités.

On pourrait donc se demander si la couleur blanche est tout entière sur la surface totale et sur chacune de ses parties. Il faudrait alors distinguer plusieurs cas : si l’on parle de la totalité d’étendue que la couleur blanche possède indirectement, elle ne se trouvera pas tout entière en chaque partie de la surface. On devrait affirmer la même chose à propos du tout potentiel, car la blancheur qui recouvre toute la surface fait une impression plus vive sur la vue que celle qui n’en recouvre qu’une partie. Mais s’il s’agit du tout de l’espèce et de l’essence, la couleur blanche se trouve tout entière en une partie quelconque de la surface.

Or, l’âme ne possède, ni par soi ni indirectement, de totalité quantitative. Il suffit donc d’admettre qu’elle est tout entière dans une partie quelconque du corps, sous le rapport de la totalité d’essence et de perfection ; mais non pas selon la totalité de sa vertu. Car elle n’est pas selon toute sa puissance dans chaque partie du corps ; au contraire, la faculté de voir est dans l’œil, celle d’entendre, dans l’oreille, etc.

Il faut noter toutefois que l’âme, exigeant des parties différemment organisées, n’est pas dans le même rapport envers le tout et envers les parties ; elle est en relation avec le tout, premièrement et par soi, comme avec un sujet propre et bien adapté auquel elle donne sa perfection ; elle est en relation avec les parties, secondairement, en tant qu’elles sont ordonnées au tout.

Solutions : 1. Le Philosophe parle en cet endroit de la faculté motrice de l’âme.

2. L’âme est l’acte d’un corps organisé en tant que le corps est son sujet proportionné et immédiatement apte à être perfectionné par elle.

3. L’animal est composé de l’âme et du corps tout entier, qui est son sujet immédiat et proportionné. Sous ce rapport, l’âme ne se trouve pas dans chaque partie. Il n’est donc pas nécessaire que toute partie de l’animal soit un animal.

4. Il y a des puissances que l’âme possède en tant qu’elle dépasse par son excellence la capacité du corps : ce sont l’intelligence et la volonté. Par suite, ces puissances ne se trouvent dans aucune partie du corps. Les autres facultés appartiennent à la fois à l’âme et au corps. Il n’est pas nécessaire alors que chacune d’elles se trouve dans chaque partie du corps, mais seulement dans celle qui est adaptée à l’activité de cette puissance.

5. On dit qu’une partie du corps est plus capitale qu’une autre en raison des puissances diverses dont ces parties du corps sont les organes. Celle qui est l’organe de la puissance principale est la partie principale du corps, ou encore celle qui est son principal instrument.