Question 6

LA BONTÉ DE DIEU

1. Peut-on dire de Dieu qu’il est bon ? - 2. Dieu est-il suprêmement bon ? - 3. Lui seul est-il bon par son essence ? - 4. Toutes choses sont-elles bonnes de la bonté divine ?

Article 1

Peut-on dire de Dieu qu’il est bon ?

Objections : 1. Il semble que non, car la raison de bien consiste dans le mode, l’espèce et l’ordre. Or ces trois attributs ne conviennent pas à Dieu, puisqu’il est sans limite et n’est ordonné à rien d’autre.

2. La bonté est ce vers quoi tendent tous les étants. Mais tous les étants ne tendent pas vers Dieu, car tous ne le connaissent pas, et on ne tend qu’à ce que l’on connaît.

En sens contraire, il est écrit dans les Lamentations (3, 25) : “ Dieu est bon pour ceux qui espèrent en lui, pour l’âme qui le cherche. ”

Réponse : L’attribut “ bon ” appartient à Dieu par excellence. En effet, un étant est bon dans la mesure où il est attirant. Or toute chose tend vers son achèvement, sa perfection. La perfection, et déjà la forme de l’effet est une similitude de sa cause, puisque tout agent produit un effet semblable à lui. Il suit de là que l’agent même, comme tel, est pour son effet un attirant et, de ce fait a raison de bien, car ce qui attire en lui, c’est que l’on participe à sa ressemblance. Puisque Dieu est la cause efficiente première de toutes choses, il lui appartient évidemment d’être attirant et bon. Aussi Denys a attribue-t-il à Dieu le bien comme à la première cause efficiente : “ Dieu reçoit le nom de bien comme étant ce par quoi toutes choses subsistent. ”

Solutions : 1. Avoir mode, espèce et ordre est propre au bien créé. Mais puisque le bien est en Dieu comme en sa cause, c’est à lui qu’il appartient d’imprimer aux autres le mode, l’espèce et l’ordre de sorte qu’en Dieu ces caractères existent comme dans leur cause.

2. Tous les êtres, en tendant vers leurs propres perfections, tendent vers Dieu en ce sens que toutes les perfections propres aux choses sont des similitudes de l’être divin, comme on l’a fait voir. Ainsi, parmi les êtres qui tendent vers Dieu, certains le connaissent en lui-même, et c’est le propre de la créature raisonnable. D’autres connaissent des participations de sa bonté, ce qui doit s’entendre même de la connaissance sensible. D’autres enfin ont un mouvement appétitif naturel sans connaissance, étant entraînés à leur fin par un acte qui les domine, et qui, lui, connaît.

Article 2

Dieu est-il suprêmement bon ?

Objections : 1. Il semble que non, car “ suprême ment bon ” dit plus que simplement “ bon ”, sans quoi il conviendrait à n’importe quel bien. Mais tout ce qui s’obtient par addition est composé. Le suprêmement bon est donc composé. Or, Dieu est suprêmement simple, on l’a montré. Donc il n’est pas suprêmement bon.

2. Selon le Philosophe, “ est bon ce vers quoi tendent toutes choses ”. Or il n’est rien vers quoi tendent toutes choses, si ce n’est Dieu, qui est la fin de toutes choses. Il n’y a donc pas d’autre que Dieu qui soit bon, ce qu’a d’ailleurs confirmé le Christ en disant (Mt 19,17) : “ Personne n’est bon que Dieu. ” Mais “ suprêmement ” se dit par comparaison avec d’autres ; ainsi suprêmement chaud se dit par rapport à tout ce qui est chaud. Donc on ne peut pas dire que Dieu est suprêmement bon.

3. “ Suprêmement ” implique comparaison. Mais on ne peut comparer ce qui n’est pas de même genre ; on ne dit pas qu’une douceur est plus grande ou plus petite qu’une ligne. Puisque Dieu n’est pas dans le même genre que les autres qui sont bons, ainsi qu’on l’a établi plus haut et il semble donc qu’on ne puisse le dire un bien suprême par rapport à eux.

En sens contraire, S. Augustin affirme que la Trinité des personnes divines est “ le Bien suprême, que savent discerner les âmes entièrement pures ”.

Réponse : On doit affirmer que Dieu est suprêmement bon purement et simplement, et non pas seulement dans un genre particulier dans une classe de choses. En effet, ainsi qu’on l’a vu, le bien est attribué à Dieu de telle sorte que toutes les perfections désirables par tous les êtres découlent de lui comme de leur cause première. On l’a dit aussi, ces perfections ne découlent pas de Dieu comme d’un agent univoque, mais comme d’un agent qui ne se rencontre avec ses effets ni dans la communauté de la forme spécifique ni dans celle de la forme générique. Or, si, dans une cause univoque, la similitude de l’effet se trouve au même niveau de perfection formelle, dans une cause équivoque elle se trouve selon une perfection plus excellente, comme la chaleur qui se trouve dans le soleil selon un mode plus excellent que dans le feu. Il faut donc dire que la bonté étant en Dieu comme dans la cause première, non univoque, de toutes choses, elle se trouve en lui selon un mode souverainement excellent. C’est en raison de cela qu’on le dit suprêmement bon.

Solutions : 1. “ Suprêmement ” ajoute à bon, non pas quelque chose d’absolu, mais une relation seulement ; or la relation, par le moyen de laquelle on dit de Dieu quelque chose de relatif aux créatures n’est pas réelle en Dieu, mais dans les créatures seulement. En Dieu elle est de raison, comme dire d’une chose qu’elle est scientifiquement connaissable, c’est la concevoir relativement à la science, non qu’elle-même soit réellement référée à la science, mais c’est la science qui lui est référée. Ainsi “ suprêmement bon ” ne dit pas une composition en ce qui est dit tel, mais seulement que les autres bons sont déficients en bonté par rapport à lui.

2. Dire de la bonté qu’elle est ce vers quoi tendent toutes choses, n’affirme pas que toute chose bonne soit attirante pour tous, mais que c’est la bonté qui rend attirant tout ce à quoi l’on tend. Quant au mot de l’Évangile exprimant que Dieu seul est bon, il se rapporte au bien par essence, dont on va parler bientôt.

3. Des choses qui ne sont pas dans le même genre en ce sens qu’elles appartiennent chacune à un genre différent, ne peuvent nullement être comparées. Mais quand on dit de Dieu qu’il n’est pas dans le même genre que les autres biens, on n’entend pas le ranger lui-même dans un autre genre ; on affirme qu’il est hors de tout genre, et principe de tous les genres. Et ainsi il est comparé aux autres comme incomparable, et c’est cette prééminence qu’on exprime en le disant suprêmement bon.

Article 3

Dieu seul est-il bon par essence ?

Objections : 1. Il semble qu’être bon par essence ne soit pas le propre de Dieu. En effet, comme on l’a vu plus haut, l’un est identique à l’étant, de même le bon. Mais tout étant est un par son essence, comme le montre le Philosophe dans sa Métaphysique. Donc tout étant est bon par son essence.

2. Si le bien est vers quoi tendent toutes choses, comme d’autre part c’est l’être que toutes désirent, il s’ensuit que c’est l’être même de chaque chose qui est son bien. Mais, chaque chose est un étant par son essence. Donc chaque chose est bonne par son essence.

3. Toute chose est bonne par sa bonté. Donc, s’il est une chose qui n’est pas bonne par son essence, il faudra que sa bonté ne soit pas son essence. Comme pourtant cette bonté est un certain étant, il faut qu’elle soit bonne, et si c’est par une autre bonté, la même question se posera pour cette autre. Il faudra donc aller à l’infini, ou en venir à quelque bonté qui ne sera pas bonne par une autre. Autant s’arrêter au premier terme, et dire que chaque chose est bonne par son essence même.

En sens contraire, Boèce écrit : “ Toute chose autre que Dieu est bonne par participation ” ; elle ne l’est donc point par essence.

Réponse : Dieu seul est bon par son essence. En effet, tout étant est dit bon dans la mesure où il est parfait. Or, la perfection de chaque chose a trois niveaux. Au premier, elle est constituée dans son être. Au second, elle a, en plus de sa forme constitutive, des accidents qui sont nécessaires à la perfection de son opération. Au troisième, enfin, c’est la perfection d’un être qui atteint quelque chose d’autre, comme une fin pour lui. Par exemple, la première perfection du feu est l’existence même qu’il possède par sa forme substantielle ; la seconde consiste dans sa chaleur, sa légèreté, sa sécheresse, etc., et sa troisième perfection consiste en ce qu’il a trouvé son lieu, où il se repose.

Or, cette triple perfection ne convient à nul être créé en vertu de son essence, mais à Dieu seul. Car il est le seul dont l’essence est son être ; parce que à cette essence aucun accident ne s’ajoute, mais tout ce qui est attribué aux créatures accidentellement être puissant, sage, etc. Lui est essentiel ainsi qu’on l’a vu. Et à rien d’autre que lui-même il n’est ordonné comme à sa fin ; c’est lui-même qui est la fin ultime de toutes les choses. Il est manifeste par là que Dieu seul a en son essence même la perfection totale, et c’est pourquoi lui seul est bon par essence.

Solutions : 1. L’un, formellement, n’implique pas la perfection, mais l’indivision seulement, et l’indivision, toute chose la possède par son essence. Dans le cas des êtres simples, l’essence est indivise à la fois en acte et en puissance ; les êtres composés ont aussi une essence indivise en acte, mais ils sont divisibles en puissance. Et c’est pourquoi il faut que toute chose par son essence soit une, mais non pas bonne, ainsi qu’on vient de le montrer.

2. Quoique chaque étant soit bon en tant qu’il a l’être, l’essence de la créature n’est pourtant pas son être lui-même, de sorte qu’il ne s’ensuit pas qu’elle est bonne par essence.

3. La bonté d’une chose créée n’est pas sa propre essence, mais quelque chose de surajouté, soit son existence, soit quelque perfection accidentelle, soit son orientation vers une fin 6. Toutefois, cette bonté surajoutée est dite bonne comme elle est dite étant ; or on la dit étant parce que quelque chose est par elle, non pas qu’elle soit elle-même en raison d’autre chose. De la même manière, elle est dite bonne parce que quelque chose est bon par elle, non pas qu’elle-même ait une bonté autre qu’elle-même en raison de quoi elle est bonne.

Article 4

Toutes choses sont-elles bonnes de la bonté divine ?

Objections : 1. Il le semble bien, car S. Augustin écrit, dans son ouvrage sur La Trinité : “ Ceci est bon, cela est bon ; supprime le "ceci" et le "cela" et vois si tu peux, le bien même. Alors, tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un bien autre qui est bon, mais qui est la bonté de tout ce qui est bon. ” Or, toute chose est bonne par sa propre bonté. Donc il est bon de cette bonté qui est Dieu.

2. Boèce dit : “ Toutes choses sont dites bonnes pour autant qu’elles sont ordonnées à Dieu ”, et cela en raison de la bonté de Dieu. Donc toutes choses sont bonnes de la bonté divine.

En sens contraire, toutes les choses sont bonnes pour autant qu’elles sont. Mais les étants ne sont pas dits être par l’être de Dieu, mais par leur être propre. Donc elles ne sont pas bonnes de la bonté de Dieu, mais de leur propre bonté.

Réponse : Rien n’empêche, là où intervient la relation, qu’une chose tienne sa dénomination de ce qui lui est extérieur. Ainsi c’est par le lieu qu’un corps est dit localisé, par la mesure qu’il est dit mesuré. Mais quand il s’agit d’une attribution absolue, on trouve diversité d’opinions.

Platon a voulu que les espèces de toutes les choses soient séparées, de sorte que les individus soient dénommés par elles comme par participation ; ainsi, selon lui, Socrate est dit homme par participation à l’idée séparée de l’homme. Et de même que Platon supposait ainsi une idée séparée de l’homme, du cheval, qu’il appelait “ l’homme en soi ”, “ le cheval en soi ”, ainsi posait-il une idée séparée de l’étant, et une idée de l’un, qu’il appelait l’étant et l’un en soi ; et il disait que c’est par participation à elles que chaque chose est dite étant et une. Quant à ce qui est ainsi étant par soi, un par soi, Platon en faisait le souverain bien. Et puisque dans la réalité, le bien, comme l’un coïncident avec l’étant, il disait que le bien par soi est Dieu, dont tous les êtres tiennent par participation d’être nommés bons.

Bien que cette opinion apparaisse déraisonnable en ce qu’elle prétendait séparées et subsistantes par soi les espèces des choses corporelles, ce qu’Aristote a réfuté de multiples manières. Toutefois, il est absolument vrai qu’il y a une réalité première, laquelle est bonne par son essence même, et que nous appelons Dieu, comme nous l’avons établi plus haut. Et Aristote s’accorder avec cette affirmation.

C’est donc bien de ce premier, qui par son essence est, et est bon, que tout autre tient d’être et d’être bon, en tant qu’il y participe par une certaine assimilation encore que lointaine et déficiente, comme on l’a montré à l’article précédent.

Et ainsi, nous pouvons conclure que tout être est appelé bon en raison de la bonté divine, comme du premier principe exemplaire, efficient et finalisateur de toute bonté. Toutefois, chaque réalité est dite bonne encore par une ressemblance de la bonté divine gui lui est inhérente, et qui est formellement sa bonté à elle, celle en raison de laquelle elle est dite bonne. Ainsi donc, il y a une bonté unique de toutes choses et il y a une multitude de bontés.

Tout cela répond clairement aux objections.