Question 59

LA VOLONTÉ DES ANGES

Au sujet de la volonté chez les anges, nous étudierons d’abord la volonté en elle-même (Q. 59), puis son mouvement qui est l’amour ou dilection (Q. 60).

1. Y a-t-il une volonté chez les anges ? - 2. La volonté de l’ange est-elle identique à sa nature, ou aussi à son intelligence ? - 3. Les anges ont-ils le libre arbitre ? - 4. L’irascible et le concupiscible existent-ils chez eux ?

Article 1

Y a-t-il une volonté chez les anges ?

Objections : 1. Au dire du Philosophe, “ la volonté est dans la raison ”. Or il n’y a pas de raison chez les anges, mais quelque chose qui lui est supérieur. Il y a donc, chez les anges, non pas une volonté, mais une faculté supérieure à la volonté.

2. La volonté relève de l’appétit, selon Aristote, et l’appétit suppose une imperfection puisqu’il a pour objet ce que l’on ne possède pas. Or les anges, surtout les anges bienheureux, n’ont pas d’imperfection. Il semble donc qu’il n’y a pas en eux de volonté.

3. Selon Aristote encore, la volonté est un moteur mu ; en effet elle est mue par l’objet désirable quand celui-ci tombe sous l’appréhension de l’intelligence. Mais les anges sont immobiles parce qu’incorporels.

En sens contraire, S. Augustin enseigne que l’image de la Trinité se trouve dans l’esprit, en tant qu’il y a en lui mémoire, intelligence et volonté. Cette image de Dieu n’existe pas seulement dans l’esprit humain, mais aussi dans l’esprit angélique, car celui-ci est capable de Dieu. Il y a donc une volonté dans l’ange.

Réponse : Il est nécessaire d’admettre que les anges ont une volonté. Toutes les créatures, en effet, procèdent de la volonté divine et sont inclinées au bien par l’appétit, chacune à sa manière et diversement. Certaines sont inclinées au bien uniquement par la disposition de leur nature, sans qu’il y ait connaissance de leur part ; tels les plantes et les corps inanimés. On nomme cette inclination “ appétit naturel ”. D’autres sont portées au bien avec une certaine connaissance, non qu’elles saisissent la raison même de bien, mais elles connaissent seulement un bien déterminé en sa particularité : ainsi le sens qui connaît le doux, le blanc, etc. L’inclinaison qui naît de cette connaissance s’appelle “ appétit sensible ”. D’autres créatures enfin sont inclinées au bien avec une connaissance qui leur fait appréhender la raison même de bien, ce qui est le propre de l’intelligence. De tels êtres sont portés vers le bien de la façon la plus parfaite, car ils ne sont pas seulement poussés vers lui en quelque sorte par un autre, comme il arrive pour les êtres dénués de connaissance ; ils ne sont pas seulement inclinés à un bien en sa particularité, comme les êtres doués de connaissance sensible ; mais ils sont inclinés vers le bien universel lui-même. Et cette inclination a nom “ volonté ”. C’est pourquoi, puisque les anges appréhendent par leur intelligence la raison universelle de bien, il est manifeste qu’il y a en eux une volonté.

Solutions : 1. Ce n’est pas de la même manière que la raison est supérieure au sens, et l’intelligence à la raison. La raison transcende le sens en raison de la diversité des objets connus ; car le sens a pour objet le particulier, et la raison l’universel. De là vient la nécessité d’un double appétit ; l’un tend au bien universel et est requis par la raison ; l’autre se porte vers le bien particulier et est exigé par le sens. Mais l’intelligence et la raison diffèrent seulement par leur mode de connaissance ; l’intelligence connaît par simple intuition ; la raison connaît par raisonnement. Ce qui n’empêche pas la raison de parvenir à connaître, par le raisonnement, ce que l’intelligence connaît par intuition, à savoir l’universel. C’est donc le même objet qui est proposé à la faculté appétitive, soit par la raison, soit par l’intelligence. Il s’ensuit que les anges, qui sont des créatures uniquement intellectuelles, n’ont pas un appétit supérieur à la volonté.

2. Bien que le mot “ appétit ” vienne étymologiquement du mot appetere, qui signifie désirer ce que l’on n’a pas, cependant la faculté appétitive s’étend à bien d’autres objets. Ainsi le mot lapis, pierre vient de laesio pedis, blessure du pied, et a un sens beaucoup plus étendu. De même, le mot irascibile prend son origine dans ira, colère ; mais la puissance irascible comporte aussi bien l’espérance, l’audace et beaucoup d’autre passions que la colère.

3. La volonté est appelée moteur mû au sens où le mouvement peut s’appliquer à l’acte du vouloir et de l’intellection. En ce sens, on peut parler de mouvement dans l’ange, car, dit Aristote, un tel mouvement n’est autre que l’acte de l’être parfait.

Article 2

La volonté de l’ange est-elle identique à sa nature ou à son intelligence

Objections : 1. Il semble que chez les anges la volonté ne diffère pas de l’intelligence et de la nature. En effet, l’ange est un être plus simple que le corps naturel. Mais ce dernier est incliné par sa forme même vers sa fin qui est son bien. A plus forte raison, semble-t-il, en sera-t-il ainsi de l’ange. Or la forme de l’ange ne peut être que la nature en laquelle il subsiste, ou l’espèce qui se trouve dans son intelligence. C’est donc par l’une ou par l’autre que l’ange sera incliné au bien. Et puisque cette ordination au bien relève de sa volonté, celle-ci ne peut être autre chose que la nature ou l’intelligence.

2. L’objet de l’intelligence, c’est le vrai ; et celui de la volonté, c’est le bien. Mais le vrai et le bien ne diffèrent pas réellement ; il n’y a entre eux qu’une distinction de raison. La volonté et l’intelligence ne diffèrent donc pas réellement.

3. La distinction de l’objet commun et de l’objet propre ne diversifie pas les puissances, car la même puissance de la vue a pour objet la couleur et la blancheur. Mais le bien et le vrai ont entre eux le même rapport que l’objet commun et l’objet propre, car le vrai est un bien particulier puisqu’il est celui de l’intelligence. La volonté, dont l’objet est le bien, ne diffère donc pas de l’intelligence, dont l’objet est le vrai.

En sens contraire, la volonté chez les anges ne se porte que vers le bien. L’intelligence est relative au bien et au mal, car les anges connaissent l’un et l’autre. La volonté de l’ange est donc autre que son intelligence.

Réponse : La volonté, chez les anges, est une faculté ou puissance qui ne s’identifie ni avec leur nature, ni avec leur intelligence. Avec leur nature d’abord, car la nature ou l’essence d’une chose lui est intrinsèque ; et tout ce qui lui est extrinsèque ne saurait s’identifier à l’essence. Nous voyons bien en effet que, dans les corps naturels, ce qui tend à l’être n’est pas quelque chose de surajouté à l’essence, c’est soit la matière, qui désire l’être avant de le posséder ; soit la forme, qui maintient la chose dans l’être, une fois que cette chose est constituée. Mais l’inclination vers ce qui est extrinsèque suppose toujours quelque chose de surajouté à l’essence ; ainsi la tendance au lieu propre se fait par le moyen de la gravité ou de la légèreté, qualités extrinsèques à l’essence ; l’inclination à produire un être semblable à soi se réalise par le moyen des qualités actives. Or la volonté a une inclination naturelle au bien. Il n’y aura donc identité entre essence et volonté que dans le cas où la totalité du bien sera contenue dans l’essence du sujet voulant. C’est le cas de Dieu, qui ne veut rien en dehors de lui qu’en raison de sa bonté. Mais on ne peut en dire autant d’aucune créature, car le bien infini est en dehors de l’essence de tout être créé. C’est pourquoi la volonté de l’ange, pas plus que celle d’une autre créature, ne peut s’identifier à son essence.

De même, qu’il s’agisse de l’ange ou de l’homme, il ne peut y avoir identification entre intelligence et volonté. La connaissance, en effet, suppose que le connu est dans le connaissant ; elle implique donc, pour l’intelligence, que ce qui lui est extrinsèque par son essence se trouve apte de quelque manière à exister en elle. La volonté au contraire se porte vers ce qui est en dehors d’elle par une certaine inclination qui la fait tendre vers la réalité extérieure. Il faut donc bien que, dans toute créature, l’intelligence soit autre que la volonté. En Dieu, il n’en est pas ainsi, car Dieu possède en lui-même l’être universel et le bien universel, et il en résulte que sa volonté, aussi bien que son intelligence, est identique à son essence.

Solutions : 1. Le corps naturel, par sa forme substantielle, incline vers son être propre. Mais, pour tendre vers une réalité extérieure, il lui faut quelque chose de surajouté, ainsi que nous venons de le dire.

2. Les puissances se diversifient d’après la distinction, non pas matérielle, mais formelle, de leurs objets. C’est pourquoi la distinction entre la raison formelle du bien et la raison formelle du vrai suffit à établir celle de l’intelligence et de la volonté.

3. Le bien et le vrai sont convertibles dans la réalité, et c’est pourquoi le bien peut être appréhendé par l’intelligence sous la raison de vrai, et le vrai sous la raison de bien par la volonté. Cela suffit à distinguer les deux puissances.

Article 3

Les anges ont-ils le libre arbitre ?

Objections : 1. L’acte du libre arbitre consiste dans le choix ou élection. Mais il ne peut y avoir d’élection dans les anges ; celle-ci en effet est un appétit qui se porte sur ce qui a été délibéré au préalable, et la délibération est une recherche, selon Aristote : or si les anges connaissent c’est sans avoir à chercher, puisque c’est du raisonnement que relève la recherche. Il n’y a donc pas de libre arbitre chez l’ange.

2. Le libre arbitre suppose la possibilité d’une alternative. Mais il n’y a pas d’alternative dans la connaissance angélique ; car l’ange ne peut se tromper dans le domaine des réalités naturelles. comme on l’a dit. Son affectivité elle-même ne peut donc être libre dans son choix.

3. Ce qui est naturel chez les anges leur convient à des degrés différents puisque la nature intellectuelle (qui leur est commune à tous) est plus parfaite chez les anges supérieurs que chez les anges inférieurs. Or le libre arbitre ne comporte pas de degrés : il n’y a donc pas de libre arbitre chez les anges.

En sens contraire, la liberté du choix appartient à la dignité humaine. Or, la dignité de l’ange est plus élevée que celle de l’homme. A plus forte raison, la liberté du choix doit-elle se trouver chez l’ange.

Réponse : Il y a des êtres qui n’agissent pas par choix, mais qui sont comme agis et mus par d’autres, telle la flèche lancée vers un but par l’archer. D’autres êtres agissent par un certain choix, mais qui n’est pas libre, tels les animaux sans raison ; ainsi la brebis fuit le loup parce que, d’une certaine manière, elle juge et estime que le loup lui est nuisible ; mais ce jugement, chez elle, n’est pas libre il lui est inné par nature. Seul, celui qui possède une intelligence peut agir par un jugement libre, car il connaît la raison universelle de bien, et, à partir de là, il peut juger si ceci ou cela est bon. C’est pourquoi, en tout être où il y a intelligence, il y a aussi libre arbitre. Le libre arbitre se trouve donc chez l’ange, et d’une manière plus excellente que chez l’homme, comme il en est pour l’intelligence.

Solutions : 1. Aristote, dans le passage auquel on se réfère ici, parle uniquement de l’élection humaine. Or nous savons que l’appréciation de l’homme, dans les choses spéculatives, diffère de celle de l’ange ; la première suppose la recherche ; la seconde s’en passe. Il en est de même dans le domaine de l’action. Certes, dans les anges, il y a choix ou élection ; mais l’ange n’a pas besoin de la recherche délibérative du conseil ; la saisie immédiate de la vérité lui suffit.

2. Nous l’avons dit, la connaissance suppose que le connu est dans le connaissant ; et c’est être imparfait pour une chose de ne pas posséder ce qu’elle est apte, par nature, à posséder. L’ange ne serait donc pas parfait en nature si son intelligence n’était pas en possession de toutes les vérités qu’il peut naturellement connaître. Mais, par l’acte de la puissance appétitive, l’affectivité se trouve inclinée vers la réalité extérieure. Or, la perfection d’un être ne dépend pas de toutes les réalités vers lesquelles il est incliné, mais seulement des réalités supérieures qui peuvent le parfaire. Ce n’est donc pas être imparfait pour l’ange que de ne pas avoir une volonté déterminée vers les réalités qui lui sont inférieures ; c’en serait une au contraire que d’être indéterminé à l’égard de ce qui est au-dessus de lui.

3. Le libre arbitre, comme le jugement, est plus noble chez l’ange que chez l’homme. Cependant, il reste vrai que la liberté elle-même, en tant qu’elle est une absence de cœrcition, ne comporte pas de plus ou de moins. Il en est ainsi de toute privation ou de toute négation ; elles ne comportent pas en elles-mêmes de degrés, mais seulement par rapport à leur cause, ou en tant qu’une affirmation s’y trouve jointe.

Article 4

L’irascible et le concupiscible existent-ils chez les anges ?

Objections : 1. Denys parle de “ la fureur insensée des démons et de leur folle concupiscence ”. Mais les démons sont de même nature que les anges, puisque le péché n’a pas changé leur nature. L’irascible et le concupiscible existent donc chez les anges.

2. L’amour et la joie appartiennent au concupiscible ; la colère, l’espérance et la crainte relèvent de l’irascible. Or, l’Écriture attribue ces passions aux anges.

3. Certaines vertus, comme la charité et la tempérance, semblent appartenir au concupiscible ; d’autres, comme l’espérance et la force, à l’irascible. Mais ces vertus se trouvent chez les anges. Il y a donc en eux le concupiscible et l’irascible.

En sens contraire, comme l’affirme Aristote, l’irascible et le concupiscible appartiennent à la partie sensible de l’âme. Or il n’y a pas de sensibilité chez les anges.

Réponse : Ce n’est pas l’appétit intellectuel, mais seulement l’appétit sensible, qui se divise en irascible et concupiscible. La raison en est que les puissances se distinguent non par leurs objets matériels mais d’après leur objet formel. Si une faculté a pour objet une formalité commune à plusieurs objets matériellement distincts, il n’y a pas lieu de distinguer plusieurs facultés selon la pluralité des objets compris dans cette formalité qui leur est commune Ainsi l’objet propre de la vue, c’est la couleur comme telle ; on ne distingue donc pas plusieurs puissances de voir selon que l’objet de la vision sera le blanc ou le noir. Mais si l’objet propre d’une faculté était le blanc comme tel, il faudrait distinguer cette puissance de celle qui a le noir pour objet.

Or, d’après tout ce que nous avons dit, il est manifeste que l’objet de l’appétit intellectuel ou volonté, est le bien sous la raison commune de bien. On ne divisera donc pas l’appétit intellectuel d’après les biens particuliers qu’il convoite. Mais il en sera tout autrement pour l’appétit sensible qui, précisément, a pour objet un bien particulier. Dans les anges, il n’y a que l’appétit intellectuel, on ne le distinguera donc pas en irascible et concupiscible, mais on le laissera indivisible, et on lui donnera le nom de volonté.

Solutions : 1. La fureur et la concupiscence sont attribuées aux démons par métaphore. C’est ainsi que l’on parle parfois de la colère de Dieu à cause de l’effet produit qui ressemble à celui de la colère.

2. L’amour et la joie, considérés comme des passions, appartiennent au concupiscible ; mais, quand ils désignent simplement un acte de la volonté, ils relèvent de la partie intellectuelle ; ainsi aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un, et la joie, c’est le repos de la volonté dans le bien possédé. Quand il s’agit de l’ange, il n’est jamais question de lui attribuer l’amour et la joie comme des passions, dit S. Augustin.

3. La charité, comme vertu, n’est pas dans le concupiscible, mais dans la volonté. Car l’objet, du concupiscible, c’est le bien agréable aux sens ; tel n’est pas le bien divin qui est l’objet de la charité. Pour la même raison, l’espérance n’est pas dans l’irascible, car l’objet de l’irascible, c’est le bien difficile à obtenir dans l’ordre sensible ; et la vertu d’espérance a pour objet le bien considéré comme difficile à acquérir mais qui est le bien divin. Quant à la tempérance, envisagée comme vertu humaine, elle gouverne le désir des délectations sensibles, lesquelles appartiennent au concupiscible. De même la force régit les audaces et les craintes qui se trouvent dans l’irascible. C’est pourquoi la tempérance, vertu humaine, réside dans le concupiscible, et la force dans l’irascible. En ce sens, elles n’existent pas chez l’ange qui ne connaît pas les passions de désir, de crainte et d’audace, et qui n’a pas à les régler par la tempérance et la force. Mais on peut parler de tempérance chez les anges sous le rapport où ils mesurent et règlent leur volonté d’après la volonté divine ; et l’on peut parler de force à leur propos, quand ils exécutent fermement les volontés de Dieu. Tout cela se fait par le moyen de la volonté, et non par l’irascible et le concupiscible.