Question 29

LES PERSONNES DIVINES

Nous avons exposé tout d’abord les notions qu’il semblait nécessaire de connaître touchant les processions et les relations ; il nous faut maintenant aborder l’étude des Personnes. Elle comprendra deux parties : les Personnes considérées en elles-mêmes (Q. 29-38), et les Personnes comparées entre elles (Q. 39-43). Dans la première, nous devrons d’abord considérer les Personnes en général (Q. 29-32), puis chaque Personne en particulier (Q. 33-38).

L’étude des Personnes en général comporte quatre questions : 1° La signification du terme “ personne ” (Q. 29). - 2° Le nombre des Personnes (Q. 30). - 3° Les attributs que ce nombre implique ou exclut, tels ceux qui évoquent diversité, similitude, etc. (Q. 31). - 4° Notre connaissance des Personnes (Q. 32).

1. La définition de la personne. - 2. La comparaison de ce terme avec ceux d’essence, de subsistance et d’hypostase. - 3. Le terme personne convient-il à propos de Dieu ? - 4. Ce qu’il y signifie.

Article 1

Définition de la personne

Objections : 1. Boèce en donne cette définition : la personne est la substance individuelle de nature raisonnable. Or cette définition paraît irrecevable. En effet, on ne définit pas le singulier ; c’est donc à tort qu’on la définit.

2. Dans cette définition, le terme “ substance ” est à prendre soit au sens de substance première, soit au sens de substance seconde. S’il s’agit de substance première, le mot “ individuelle ”, est de trop, car la substance première est la substance individuelle. S’il s’agit de la substance seconde, “ individuelle ” en fait une définition fausse et contradictoire dans ses termes ; car ce sont les genres et les espèces qu’on appelle substances secondes. Cette définition est donc mal faite.

3. Dans la définition d’une réalité, on ne doit pas insérer de terme signifiant une intention logique, Par exemple, l’énoncé que voici : “ l’homme est une espèce d’animal ”, ne constitue pas une bonne définition, car “ homme ” désigne une réalité, tandis qu’espèce désigne une intention logique. Dès lors, puisque “personne ” désigne une réalité, (ce terme en effet signifie une substance de nature raisonnable), il est incorrect d’introduire dans sa définition le terme “ individu ”, qui désigne une intention logique.

4. “ La nature, dit Aristote, est le principe du mouvement et du repos dans l’être qui y est sujet par soi, et non accidentellement. ” Mais la personne se vérifie chez des êtres soustraits au mouvement, comme Dieu et les anges. Il ne fallait donc pas mettre le mot “ nature ” dans la définition de la personne, mais plutôt celui d’“ essence ”.

5. L’âme séparée est une substance individuelle de nature raisonnable, elle n’est pourtant pas une personne. C’est donc que notre définition pèche par quelque endroit.

Réponse : L’universel et le particulier se rencontrent dans tous les genres ; cependant ils se vérifient d’une manière spéciale dans le genre substance. La substance, en effet, est individuée par elle-même ; tandis que les accidents le sont par leur sujet, c’est-à-dire par la substance : on dit “ cette ” blancheur, dès lors qu’elle est dans “ ce ” sujet. C’est donc à bon droit qu’on donne aux individus du genre substance un nom spécial : on les nomme “ hypostase ” ou “ substance première ”.

Mais le particulier et l’individu se rencontrent sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement “ agies ”, comme les autres, elles agissent par elles-mêmes ; or les actions existent dans les singuliers. Aussi, parmi les autres substances, les individus de nature raisonnable ontils un nom spécial, celui de “ personne ”. Et voilà pourquoi, dans la définition ci-dessus, on dit : “ La substance individuelle ”, puisque “ personne ” signifie le singulier du genre substance ; et l’on ajoute “ de nature raisonnable ”, en tant qu’elle signifie le singulier dans les substances raisonnables.

Solutions : 1. Bien que l’on ne puisse pas définir tel ou tel singulier, on peut définir ce qui constitue la raison formelle commune de singularité. C’est ainsi que le Philosophe définit la substance première. Et c’est de cette manière que Boèce définit la personne.

2. Pour certains, dans la définition de la personne, “ substance ” est mis pour “ substance première ” (qui est l’hypostase) ; et cependant “ individuelle ” n’y est pas de trop. En effet, par ces termes d’hypostase ou de substance première, on exclut l’universel ou la partie ; car on ne qualifie pas d’hypostase l’homme en général, ni même sa main, qui n’est qu’une partie. Mais, en ajoutant “ individuelle ”, on exclut de la personne la raison d’aptitude à être assumé ; dans le Christ, par exemple, la nature humaine n’est pas une personne, parce qu’elle se trouve assumée par un plus digne : le Verbe de Dieu.

Cependant, il vaut mieux dire que, dans notre définition, “ substance ” est pris dans un sens général qui domine les subdivisions (substance première et substance seconde), et que l’adjectif “ individuelle ” amène ce terme à signifier la substance première.

3. Parce que les différences substantielles nous sont inconnues, ou encore n’ont pas de nom, il nous faut parfois user de différences accidentelles à leur place. On dira, par exemple, que le feu est “ un corps simple, chaud et sec ” ; car les accidents propres sont des effets des formes substantielles et les manifestent. Pareillement, pour définir des choses, on peut prendre des noms d’intentions logiques au lieu de noms de choses inexistants. C’est ainsi que le terme “ individu ” figure dans la définition de la personne : il y désigne le mode de subsister qui appartient aux substances particulières.

4. D’après Aristote, le mot “ nature ” a d’abord été donné à la génération des vivants, c’est-à-dire à la naissance. Et comme cette génération procède d’un principe intérieur, le terme a été étendu au principe intrinsèque de tout mouvement : c’est la définition même qui en a été donnée par Aristote. Et parce que ce principe est formel ou matériel, on appelle “ nature ” aussi bien la forme que la matière. Mais la forme achève l’être de chaque chose : on appelle donc en général “nature” l’essence de chaque chose, c’est-à-dire cela même qu’exprime la définition. Et c’est en ce sens que le mot “ nature ” est pris ici. Aussi Boèce dit-il : “ La nature est ce qui informe chaque chose en la dotant de sa différence spécifique. ” Celle-ci en effet est la différence qui achève la définition et qui se prend de la forme propre de la chose. Il convenait donc bien, pour définir la personne, qui est l’individu d’un genre déterminé, d’employer le terme de “ nature ” plutôt que celui d’essence, qui dérive d’esse, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus commun.

5. L’âme est une partie de la nature humaine : et du fait que, tout en subsistant à l’état séparé, elle garde son aptitude naturelle à l’union, on ne peut l’appeler une substance individuelle, c’est-à-dire une hypostase ou substance première pas plus que la main ou toute autre partie de l’être humain. Voilà pourquoi ni la définition, ni le nom de personne ne lui conviennent.

Article 2

Persona, hypostasis, subsistentia et essentia sont-ils synonymes ?

Objections : 1. Persona et hypostasis paraissent bien synonymes. Boèce dit que les Grecs appellent hypostasis la substance individuelle de nature raisonnable. Or c’est là précisément la signification du mot persona chez les Latins. Les deux termes sont donc parfaitement synonymes.

2. En parlant de Dieu, on dit aussi bien tres subsistentiae ou tres personae. Et nous ne le ferions pas si persona et subsistentia ne signifiaient pas la même chose. Donc persona et subsistentia sont synonymes.

3. Selon Boèce, ousia, autrement dit essentia, désigne le composé de matière et de forme. Mais ce qui est composé de matière et de forme, c’est l’individu du genre substance, c’est-à-dire cela même qu’on appelle hypostasis ou persona. Tous ces termes paraissent donc bien signifier la même chose.

En sens contraire, 1. Boèce dit aussi que les genres et les espèces subsistent seulement, tandis que les individus non seulement subsistunt, mais encore substant. Or, de subsistere vient l’appellation de subsistentia ; et de substare, celle de substantia. Si donc la condition d’hypostase ou personne ne convient pas aux genres ni aux espèces, hypostasis et persona ne sont pas synonymes de subsistentia.

2. Selon Boèce encore, on nomme hypostasis la matière, et ousiosis, c’est-à-dire subsistentia, la forme. Mais ni la matière ni la forme ne peuvent être appelées persona. Donc persona n’est pas identique aux termes susdits.

Réponse : Selon Aristote, “ substance ” s’emploie en deux sens. On appelle d’abord ainsi la quiddité de la chose, c’est-à-dire ce qu’exprime la définition ; on dit ainsi que la définition signifie la substance de la chose. Les Grecs nomment cette substance-là ousia, que nous pouvons traduire par essentia. Dans un second sens, on appelle substance le sujet ou suppôt qui subsiste dans le genre substance. Et si on le prend en général, on peut d’abord lui donner un nom qui désigne l’intention logique : celui de “ suppôt ”. On lui donne aussi trois noms qui se rapportent à la chose signifiée, à savoir : res naturae, subsistentia et hypostasis, qui correspondent à trois aspects de la substance prise en ce second sens. En tant qu’elle existe par soi et non dans un autre, on l’appelle subsistentia, car subsister se dit de ce qui existe en soi-même et non en autre chose. En tant qu’elle est le sujet d’une nature commune, on l’appelle res naturae, par exemple, “ cet homme ” est une réalisation concrète de la nature humaine. En tant qu’elle est le sujet des accidents, on l’appelle hypostasis ou substantia. Et ce que ces trois noms signifient communément pour toutes les substances, le mot persona le signifie particulièrement pour les substances raisonnables.

Solutions : 1. Chez les Grecs, hypostasis signifie proprement, de par sa composition même, n’importe quel individu du genre substance ; mais l’usage courant lui fait désigner l’individu de nature raisonnable, à cause de son excellence.

2. De même que pour Dieu nous employons le pluriel : trois personnes ou trois subsistances, ainsi les Grecs disent trois hypostases. Mais le mot substantia qui, à considérer le sens propre du terme, correspond à hypostasis, prête à équivoque en latin, puisqu’il signifie tantôt l’essence et tantôt l’hypostase. C’est pour éviter cette occasion d’erreur, qu’on a préféré traduire hypostasis par “ subsistence ” plutôt que par “ substance ”.

3. L’essence est proprement ce que signifie la définition. Or celle-ci comprend les principes spécifiques, et non les principes individuels. Par suite, dans les êtres composés de matière et de forme, l’essence ne signifie pas seulement la forme, ni seulement la matière, mais le composé de matière et de forme communes, considérées comme principes de l’espèce. Mais c’est le composé de “ cette matière ” et de “ cette forme ”, qui est une hypostase ou une personne ; car une âme, de la chair et des os sont bien constitutifs de l’homme en général ; mais “ cette âme ”, “ cette chair ” et “ ces os ” sont bien constitutifs de cet homme singulier ; c’est pourquoi “ hypostase ” et “ personne ” signifient en plus du contenu d’essence, les principes individuels : ils ne sont donc pas synonymes d’essentia dans les composés de matière et de forme, comme on l’a dit en traitant de la simplicité de Dieu.

4. Aux genres, Boèce attribue de subsistere, parce que, s’il convient à certains individus de subsister, c’est comme appartenant à des genres et à des espèces compris dans le prédicament substance ; ce n’est pas que les espèces et les genres subsistent comme tels, sinon dans la théorie de Platon, qui fait subsister les substances des choses à part des singuliers. En revanche, la fonction de substare convient aux mêmes individus à l’égard des accidents, lesquels ne font point partie de la définition des genres et des espèces.

5. Le composé individuel de matière et de forme tient en propre de sa matière la fonction de sujet des accidents De là ce mot de Boèce que “ la forme pure ne peut pas être sujet ”. Quant à subsister par soi, il le tient en propre de sa forme. Celle-ci ne survient pas dans une chose déjà subsistante : elle donne l’être actuel à la matière pour que l’individu puisse subsister. Voilà pourquoi Boèce rapporte hypostasis à la matière, et ousiosis ou subsistentia à la forme : c’est que la matière est principe du substare, et la forme, principe du subsistere.

Article 3

Convient-il d’employer le terme “ personne ” pour parler de Dieu ?

Objections : 1. Denys écrit : “ Il faut absolument se refuser la hardiesse de dire ou penser quoi que ce soit de la Déité supersubstantielle et cachée, en dehors des termes dont l’expression nous est donnée par les Saintes Écritures.” Or le nom de personne ne se trouve pas employé dans la Sainte Écriture du Nouveau ni de l’Ancien Testament. Il ne faut donc pas employer ce mot à propos de Dieu.

2. Boèce nous dit : “ Le mot personne parait dériver des masques qui représentaient des personnages humains dans les comédies ou tragédies : persona en effet vient de personare (résonner) ; parce que le son, en roulant dans la concavité du masque, est amplifié. Les Grecs nomment ces masques prosôpa (visages), parce qu’on les met sur le visage et devant les yeux si bien qu’ils cachent la figure.” Or ceci ne peut convenir en Dieu, sinon par métaphore. Donc le nom de personne n’est applicable à Dieu que par métaphore.

3. Toute personne est une hypostase. Mais le terme d’hypostase ne semble pas convenir à Dieu, car, d’après Boèce, il désigne le sujet des accidents ; et il n’y a pas d’accidents en Dieu. S. Jérôme dit même que, “ dans ce mot d’hypostase, un venin se cache sous le miel ”. Le terme de personne ne doit donc pas être dit de Dieu.

4. Enfin, si une définition ne peut être attribuée à un sujet donné, le terme défini ne le peut pas davantage. Or la définition, donnée plus haut, de la personne ne semble pas convenir à Dieu. D’abord, parce que la raison implique une connaissance discursive ; et on a montré que celle-ci ne convient pas à Dieu ; on ne peut donc pas dire que Dieu soit “ de nature raisonnable ”. Ensuite, parce que Dieu ne peut pas être appelé substance “ individuelle ” ; car le principe d’individuation est la matière, et Dieu n’a pas de matière. En outre, Dieu ne soutient pas d’accidents, pour être qualifié de “ substance ”. Il ne faut donc pas attribuer à Dieu le nom de personne.

En sens contraire, le Symbole de S. Athanase dit : “ Autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit. ”

Réponse : La personne signifie ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature : savoir, ce qui subsiste dans une nature raisonnable. Or tout ce qui dit perfection doit être attribué à Dieu, car son essence contient en soi toute perfection. Il convient donc d’attribuer à Dieu ce nom de “Personne ”. Non pas, il est vrai, de la même manière qu’on l’attribue aux créatures ; ce sera sous un mode plus excellent, comme il en est de l’attribution à Dieu des autres noms donnés par nous aux créatures ; on a expliqué cela plus haut, au traité des noms divins.

Solutions : 1. Il est exact qu’on ne rencontre pas le nom de personne appliqué à Dieu dans les Écritures de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Mais on y trouve maintes fois affirmé de Dieu ce que signifie ce nom ; autrement dit, que Dieu est par soi au suprême degré, et qu’il est souverainement intelligent. Et s’il fallait, pour nommer Dieu, s’en tenir littéralement aux mots que l’Écriture sainte applique à Dieu, on ne pourrait jamais parler de lui dans une autre langue que celle où fut composée l’Écriture de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Mais on a été contraint de trouver des mots nouveaux pour exprimer la foi traditionnelle touchant Dieu : car il fallait bien entrer en discussion avec les hérétiques. Ce n’est d’ailleurs pas là une nouveauté à éviter, puisqu’il ne s’agit pas de chose profane ; elle n’est pas en désaccord avec le sens des Écritures. Or ce que l’Apôtre prescrit (1 Tm 6, 20), c’est d’éviter “ dans les mots les nouveautés profanes ”.

2. Si l’on se reporte aux origines du mot, le nom de personne, il est vrai, ne convient pas à Dieu ; mais si on lui donne sa signification authentique, c’est bien à Dieu qu’il convient par excellence. En effet, comme dans ces comédies et tragédies on représentait des personnages célèbres, le terme de personne en vint à signifier des gens constitués en dignité ; de là cet usage dans les églises, d’appeler “ personnes ” ceux qui détiennent quelque dignité. Certains définissent pour cela la personne : “ Une hypostase distinguée par une propriété ressortissant à la dignité. ” Or, c’est une haute dignité, de subsister dans une nature raisonnable ; aussi donne-t-on le nom de personne à tout individu de cette nature, nous l’avons dit. Mais la dignité de la nature divine surpasse toute dignité ; c’est donc bien avant tout à Dieu que convient le nom de personne.

3. Le nom d’hypostase non plus ne convient pas à Dieu dans son sens étymologique, puisque Dieu ne soutient pas d’accidents ; mais il lui convient dans son sens authentique de “ réalité subsistante ”. S. Jérôme a bien dit qu’un venin se cachait sous ce mot : car, avant que sa signification fût pleinement connue des Latins, les hérétiques égaraient les simples avec ce mot, en les amenant à confesser plusieurs essences comme ils confessaient plusieurs hypostases : cela, grâce au fait que le terme de “ substance ”, qui est la traduction littérale du mot grec “ hypostase ”, se prend couramment chez les Latins au sens d’“ essence ”.

4. On peut dire que Dieu est de nature “ raisonnable ”, au sens où “ raison ” évoque non pas le raisonnement discursif, mais la nature intellectuelle en général. De son côté, “ individu ” ne peut sans doute convenir à Dieu pour autant qu’il évoque la matière comme principe d’individuation ; il lui convient seulement comme évoquant l’incommunicabilité. Enfin “ substance ” convient à Dieu en tant qu’il signifie l’exister par soi. Cependant, certains disent que la définition ci-dessus, donnée par Boèce, ne définit pas la personne au sens où nous parlons de Personnes en Dieu. Ainsi Richard de Saint-Victor, voulant corriger cette définition, a-t-il dit que la personne, quand il s’agit de Dieu, est “ une existence incommunicable de nature divine ”.

Article 4

Que signifie, en Dieu, le nom de personne ?

Objections : 1. “ Quand nous disons : la personne du Père, écrit S. Augustin, nous ne disons pas autre chose que la substance du Père ; car c’est en lui-même qu’on le dit “ personne ”, et non par rapport au Fils. ”

2. La question quid s’enquiert de l’essence. Or, selon S. Augustin, lorsque l’on dit : “ Ils sont trois qui témoignent dans le ciel, le Père, le Verbe et le Saint-Esprit, ” si l’on demande : trois quoi? (quid tres ?), on répond : trois personnes. Ce nom de personne signifie donc l’essence.

3. Ce que le nom signifie, selon le Philosophe, c’est sa définition. Or on définit la personne : une substance individuelle de nature raisonnable, on l’a dit. Donc le nom de personne signifie bien la substance.

4. Quand il s’agit des hommes et des anges, la personne ne signifie pas une relation, mais quelque chose d’absolu. Si donc, en Dieu, ce nom signifiait la relation, il s’attribuerait de façon équivoque à Dieu, aux hommes et aux anges.

En sens contraire, Boèce dit que tout nom concernant les Personnes signifie une relation. Or aucun nom ne les concerne de plus près que celui de “ personne ”. Donc le nom de “ personne signifie une relation.

Réponse : Ce qui fait difficulté pour le sens de ce terme en Dieu, c’est qu’on le dit au pluriel des Trois, condition qui le met à part des noms essentiels ; et cependant il ne s’attribue pas relativement, comme les termes qui signifient une relation. Certains ont donc pensé que le terme de “ Personne ”, par sa teneur propre signifie purement et simplement l’essence en Dieu, tout comme le mot “ Dieu ” ou celui de “ Sage ” ; mais à cause des instances des hérétiques, il a été accommodé par décision conciliaire à tenir lieu des noms relatifs, surtout dans l’emploi au pluriel ou avec un terme partitif : “ Les trois Personnes” par exemple, ou bien “ Autre est la personne du Père, autre celle du Fils ”. Mais cette explication paraît insuffisante. Car, si le mot “ personne ”, en vertu de sa signification propre, n’a pas de quoi signifier autre chose que l’essence en Dieu, on n’aurait pas mis fin aux calomnies des hérétiques en disant “ Trois Personnes ” ; on leur aurait au contraire donné là occasion de calomnies plus graves.

C’est pourquoi d’autres ont dit que le mot “ personne ”, en Dieu, signifie à la fois l’essence et la relation. Les uns disent qu’il signifie directement l’essence, et indirectement la relation ; pour cette raison que “ personne ”, c’est comme si l’on disait per se una (une par soi) ; or, l’unité concerne l’essence, tandis que “ par soi ” implique la relation en construction indirecte. Et de fait, on saisit le Père comme subsistant par soi, en tant que distinct du Fils par sa relation. D’autres, en revanche, ont dit qu’il signifie directement la relation et indirectement l’essence, pour cette raison que, dans la définition de la personne, “ nature ” vient en complément indirect. Et ces derniers se sont davantage approchés de la vérité.

Pour tirer cette question au clair, nous partirons de la considération que voici. Une chose peut entrer dans la signification d’un terme moins général, sans entrer dans la signification du terme plus général : ainsi “ raisonnable ” est compris dans la signification du mot “ homme ”, mais il ne l’est pas dans celle du mot “ animal ”. Aussi, chercher la signification du terme “ animal ”, et chercher celle de ce cas d’animal qu’est “ l’homme ”, cela fait deux. De même, autre chose est de chercher la signification du mot “ personne ” en général, autre chose de chercher celle de “ Personne divine ”.

En effet, la personne en général signifie, comme on l’a dit, la substance individuelle de nature raisonnable. Or, I’individu est ce qui est indivis en soi et distinct des autres. Par conséquent la personne, dans une nature quelconque, signifie ce qui est distinct en cette nature-là. Ainsi, dans la nature humaine, elle signifie ces chairs, ces os et cette âme, qui sont les principes individuants de l’homme. S’il est vrai que ces éléments-là n’entrent pas dans la signification de “ la personne ”, ils entrent bien dans la signification de “ la personne humaine ”. Or en Dieu, nous l’avons dit, il n’y a de distinction qu’à raison des relations d’origine. D’autre part, la relation en Dieu n’est pas comme un accident inhérent à un sujet ; elle est l’essence divine même ; par suite elle est subsistante au même titre que l’essence divine. De même donc que la déité est Dieu, de même aussi la paternité divine est Dieu le Père, c’est-à-dire une Personne divine. Ainsi “ la Personne divine ” signifie la relation en tant que subsistante : autrement dit, elle signifie la relation par manière de substance c’est-à-dire d’hypostase subsistant en la nature divine (bien que ce qui subsiste en la nature divine ne soit autre chose que la nature divine).

D’après ce qui précède, il reste vrai que le nom de “ Personne ” signifie directement la relation, et indirectement l’essence : la relation, dis-je, non pas en tant que relation, mais signifiée par manière d’hypostase. Il reste vrai aussi que la Personne signifie directement l’essence et indirectement la relation, si l’on considère d’une part que l’essence est identique à l’hypostase et, d’autre part, que l’hypostase en Dieu se définit et se signifie “ distincte par relation ” ; ce qui pose la relation, signifiée comme relation, cette fois, en détermination indirecte dans la définition de la Personne. On peut dire aussi que cette signification du nom de “ Personne ” n’avait pas été saisie avant la calomnie des hérétiques ; on n’usait donc alors de ce terme qu’au sens d’un attribut absolu pris parmi les autres. Mais dans la suite le mot de “ Personne ” fut appliqué à signifier le relatif, en raison de ses aptitudes de signification ; c’est-à-dire que, s’il désigne le relatif, ce n’est pas un pur effet de l’usage, comme le pensait la première opinion, cela tient aussi à sa signification propre.

Solutions : 1. Le mot “personne ” s’attribue absolument, et non pas relativement, parce qu’il signifie la relation, non par mode de relation, mais par mode de substance, entendez d’hypostase. Voilà pourquoi S. Augustin dit qu’il signifie l’essence. En Dieu, en effet, l’essence est identique à l’hypostase : aucune distinction en lui entre quod est et quo est.

2. La question quid ? s’enquiert parfois de la nature que signifie la définition ; ainsi, quand on demande : Quid sit homo ? (Qu’est-ce que l’homme ?), on répond : C’est un animal raisonnable et mortel. Parfois aussi elle s’enquiert du suppôt ; ainsi quand on demande : Quid natat in mari ? (Qu’est-ce qui nage dans la mer ?), on répond : c’est le poisson. Et c’est dans ce dernier sens que la question : Quid tres ? (trois quoi ?) a obtenu cette réponse : trois Personnes.

3. Le concept de substance individuelle, c’est-à-dire distincte et incommunicable, implique la relation s’il s’agit de Dieu ; on vient de l’exposer.

4. Un terme général n’est pas équivoque du seul fait que les termes moins universels ont des définitions différentes. Par exemple, le cheval et l’âne n’ont pas la même définition spécifique ; et cependant ils vérifient univoquement le nom d’animal, car la définition générique d’“ animal ” leur convient à tous deux. Dès lors, s’il est vrai que la relation entre dans la signification de “ Personne divine ”, sans entrer dans celle de “ personne angélique ou humaine ”, il ne s’ensuit pas que le terme “ personne ” soit équivoque. Il n’est d’ailleurs pas univoque non plus ; rien ne peut être attribué univoquement à Dieu et aux créatures on l’a vu plus haut.