Question 114

LES ATTAQUES DES DÉMONS

1. Les hommes sont-ils attaqués par les démons ? - 2. Tenter est-il l’action propre du diable ? - 3. Tous les péchés des hommes proviennent-ils de l’attaque ou de la tentation des démons ? - 4. Les démons peuvent-ils faire de vrais miracles pour nous séduire ? - 5. Les démons vaincus par les hommes sont-ils empêchés de les attaquer de nouveau ?

Article 1

Les hommes sont-ils attaqués par les démons ?

Objections : 1. Les anges sont chargés par Dieu de garder les hommes. Mais les démons ne sont pas envoyés par Dieu, puisqu’ils ont l’intention de perdre les âmes, tandis que Dieu veut les sauver. Les démons ne sont donc pas envoyés pour attaquer les hommes.

2. Ce n’est pas une juste condition de combat que d’exposer à la guerre le faible contre le fort, l’ignorant contre l’homme rusé. Or les hommes sont faibles et ignorants, tandis que les démons sont puissants et rusés. Donc Dieu, qui est l’auteur de toute justice, ne doit pas permettre qu’ils soient attaqués par les démons.

3. Pour exercer les hommes il suffit qu’ils luttent contre la chair et le monde. Mais Dieu permet que ses élus combattent pour leur exercice. Il ne semble donc pas nécessaire qu’ils luttent contre les démons.

En sens contraire, S. Paul dit (Ep 6, 12) : " Ce n’est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés et les Puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal, qui habitent les espaces célestes. "

Réponse : Au sujet des attaques des démons, nous devons considérer deux choses, c’est-à-dire les attaques elles-mêmes et leur place dans le plan divin. L’attaque elle-même procède de la malice des démons, qui par envie s’efforcent d’empêcher le progrès des hommes, et à cause de leur orgueil ils usurpent la ressemblance du pouvoir divin, envoyant des ministres désignés pour attaquer les hommes, comme les anges de Dieu sont envoyés comme ministres pour certaines fonctions favorables au salut des hommes. Mais ces attaques sont finalement soumises à l’ordre de Dieu qui sait se servir du mal selon son plan, en l’ordonnant au bien. Quand il s’agit des bons anges, c’est aussi bien leur action protectrice que l’ordination de celle-ci au but final qui se ramènent à Dieu comme à leur premier auteur.

Solutions : 1. Les mauvais anges assaillent les hommes de deux manières. Premièrement en les poussant au péché. Et de la sorte ils ne sont pas envoyés par Dieu pour attaquer, mais ils y sont parfois autorisés selon les justes jugements de Dieu. Mais parfois, ils attaquent les hommes pour les punir ; dans ce cas ils sont envoyés par Dieu, comme par exemple un esprit menteur fut envoyé pour punir Achab, roi d’Israël (1 R 22, 20). Le châtiment, en effet, revient à Dieu comme à son premier auteur ; pourtant, les démons envoyés pour punir le font avec une autre intention que celle pour laquelle ils sont envoyés ; car eux-mêmes punissent par haine ou par envie, alors que Dieu les envoie pour accomplir sa justice.

2. Pour que les conditions de la lutte ne soient pas inégales, l’homme reçoit en compensation principalement le secours de la grâce divine, secondement la protection des anges. C’est pourquoi Élisée dit à son serviteur (2 R 6, 16) : " Ne crains pas : il y a plus d’alliés avec nous qu’avec eux. "

3. Étant donné la faiblesse de l’homme, il suffirait qu’il soit attaqué par la chair et le monde. Mais cela ne suffit pas à la malice des démons, qui se servent de l’un et de l’autre pour assaillir les hommes. Cependant, grâce au plan divin, cela augmente la gloire des élus.

Article 2

Tenter est-il le propre du diable ?

Objections : 1. On dit que Dieu tente (Gn 22, 1) : " Dieu tenta Abraham. " La chair et le monde tentent aussi. On dit même que l’homme tente Dieu, et qu’il tente l’homme. Tenter n’est donc pas le propre du démon.

2. Tenter est l’acte d’un ignorant. Mais les démons savent ce qui arrivera au sujet des hommes. Donc ils ne tentent pas.

3. La tentation conduit au péché. Or le péché consiste en un acte de volonté. Puisque nous avons dit que les démons ne peuvent pas modifier la volonté de l’homme, il semble qu’il ne leur appartient pas de tenter.

En sens contraire, S. Paul dit (1 Th 3, 5) " Pourvu que le tentateur ne vous ait pas tentés ! " Et la Glose interlinéaire ajoute : " C’est le diable, dont le rôle est de tenter. "

Réponse : Tenter, au sens propre du mot, c’est faire une expérience sur un autre. Si on agit ainsi, c’est pour découvrir quelque chose à son sujet. La fin immédiate de tout être qui tente est donc l’acquisition d’un savoir. Mais parfois, au-delà de ce savoir, on cherche quelque autre fin, bonne ou mauvaise. Bonne, quand on veut savoir où en est quelqu’un au point de vue de la science ou de la vertu, afin de le faire progresser ; mauvaise, quand on veut savoir cela pour le tromper ou le pervertir. On comprend ainsi comment on peut attribuer diversement le rôle de tentateur. En effet, on dit parfois de l’homme qu’il tente, seulement parce qu’il cherche à savoir ; tenter Dieu est appelé un péché, parce que l’homme, comme s’il doutait, veut expérimenter la force de Dieu. D’autres fois, l’homme tente pour aider, d’autres fois pour nuire. Le diable au contraire ne tente que pour nuire en précipitant dans le péché. Sous cet aspect, on dit que son rôle propre est de tenter. En effet, si l’homme tente quelquefois ainsi, il le fait en tant que serviteur du diable. Quant à Dieu, on dit qu’il tente pour savoir, mais c’est pour signifier qu’il veut faire connaître quelque chose à d’autres. Le Deutéronome (1 3, 1) dit donc : " C’est le Seigneur votre Dieu, qui vous tente afin de manifester que vous l’aimez. " Quant à la chair et au monde on dit qu’ils tentent en ce qu’ils fournissent l’instrument ou la matière de la tentation, en tant qu’on peut connaître ce qu’est un homme selon qu’il suit les convoitises de la chair ou leur résiste, et en tant qu’il méprise : les réussites ou les adversités du monde ; le diable aussi s’en sert pour tenter.

Solutions : 1. Cela résout la première objection.

2. Les démons savent ce qui se passe à l’extérieur des hommes ; mais la condition intérieure dans laquelle se trouve l’homme est connue de Dieu seul, " qui pèse les esprits " (Pr 16, 2). C’est elle qui rend les hommes plus portés à tel vice qu’à tel autre. C’est pourquoi le diable tente en explorant les dispositions intérieures de l’homme, afin de le tenter par le vice auquel il est le plus enclin.

3. Bien que le démon ne puisse pas modifier la volonté, il peut agir de quelque manière, comme nous l’avons dit a, sur les forces intérieures de l’homme ; celles-ci, sans forcer la volonté, l’inclinent cependant.

Article 3

Tous les péchés des hommes proviennent-ils de l’attaque ou de la tentation des démons ?

Objections : 1. C’est ce qu’il semble. Denys dit en effet : " La multitude des démons est la cause de tous les maux pour eux et pour les autres ", et S. Jean Damascène déclare : " Toute malice et toute impureté ont été conçues par le diable. "

2. On peut dire de tout pécheur ce que le Seigneur dit des juifs (Jn 8, 44) : " Vous avez pour père le diable. " Cela signifie qu’ils péchaient sous la suggestion du diable.

3. Les anges sont chargés de garder les hommes, et les démons de les attaquer. Mais tous les actes bons que nous accomplissons procèdent de la suggestion des bons anges, puisque les dons de Dieu nous sont apportés par leur entremise. Donc, tous les actes mauvais que nous accomplissons proviennent de la suggestion du diable.

En sens contraire, il est dit dans le livre des Dogmes Ecclésiastiques : " Nos mauvaises pensées ne sont pas toutes suscitées par le diable, mais elles surgissent parfois de notre libre arbitre. "

Réponse : Une chose peut être causée par une autre de deux manières : directement ou indirectement. Indirectement, quand un agent, en produisant une certaine disposition à l’égard de quelque effet, est appelé occasionnellement et indirectement cause de cet effet ; si par exemple on dit que celui qui coupe le bois est cause de sa combustion. De cette manière on doit dire que le diable est la cause de tous nos péchés, parce qu’il a poussé le premier homme à pécher, ce qui a produit dans tout le genre humain une certaine inclination à l’égard de tous les péchés. C’est ainsi que nous devons entendre les paroles citées du Damascène et de Denys. Directement, une chose est cause d’une autre parce qu’elle agit directement pour produire cet effet ; en ce sens le diable n’est pas la cause de tout péché. En effet, tous les péchés ne sont pas commis à l’instigation du diable, mais certains viennent de la liberté de notre arbitre et de la corruption de notre chair. Comme dit Origène " même s’il n’y avait pas de diable, les hommes subiraient l’attrait des aliments, des plaisirs sexuels, etc. ", au sujet desquels un grand désordre règne si leurs désirs ne sont pas réfrénés par la raison, surtout si l’on tient compte de la corruption de la nature. Réfréner et ordonner ces appétits dépend du libre arbitre. Il n’est donc pas nécessaire que tous les péchés proviennent de l’impulsion du diable.

Si pourtant certains proviennent de cette impulsion dans leur accomplissement " les hommes sont trompés maintenant par la flatterie du diable, comme nos premiers parents ", comme dit S. Isidore.

Solutions : 1. Cela donne la réponse à la première objection.

2. Si des péchés s’accomplissent sans l’impulsion du diable, cependant les hommes deviennent par eux fils du diable, en tant qu’ils imitent celui qui a péché le premier.

3. L’homme peut par lui-même tomber dans le péché, mais il ne peut augmenter son mérite que par le secours divin, qui lui est procuré par le ministère des anges. C’est pourquoi les anges coopèrent à toutes nos bonnes œuvres. Mais tous nos péchés ne procèdent pas de la suggestion des démons, bien que tout genre de péché puisse provenir parfois de la suggestion des démons.

Article 4

Les démons peuvent-ils faire de vrais miracles pour nous séduire ?

Objections : 1. Il semble que les démons ne peuvent pas séduire les hommes par de vrais miracles. L’intervention des démons se développera surtout dans les œuvres de l’Antichrist. Mais, dit S. Paul (2 Th 2, 9) : " Son avènement sera marqué par l’influence de Satan, en toutes espèces d’œuvres puissantes, de signes et de prodiges mensongers. " Donc, à plus forte raison dans les autres temps, les démons n’accomplissent que des miracles mensongers.

2. Les vrais miracles s’opèrent par une transformation des corps. Mais les démons ne peuvent pas modifier la nature d’un corps, dit S. Augustin : " je ne crois pas que le corps humain puisse pour aucun motif être transformé, par l’art ou le pouvoir des démons, en des membres d’animaux. " Les démons ne peuvent donc pas produire de vrais miracles.

3. Un argument qui vaut aussi bien pour la thèse contraire n’est pas efficace. Si les miracles authentiques peuvent être accomplis par les démons pour engendrer la fausseté, ils ne vaudront plus pour confirmer la vérité de la foi. Et cela ne convient pas puisqu’il est dit en S. Marc (16, 20) : " Le Seigneur coopérant avec eux et confirmant la parole par les signes qui l’accompagnaient. "

En sens contraire, S. Augustin assure que " par les artifices des magiciens s’accomplissaient des miracles qui sont la plupart du temps semblables à ceux qu’opèrent les serviteurs de Dieu ".

Réponse : Comme nous l’avons dit plus haut, le miracle proprement dit ne peut pas être l’œuvre des démons, ni d’autre créature, mais de Dieu seul ; parce que le miracle proprement dit est ce qui s’accomplit au-dessus de l’ordre de toute la nature créée, ordre qui contient toute puissance créée. On appelle cependant parfois miracle, au sens large, ce qui dépasse la faculté et la connaissance humaine. Et ainsi les démons peuvent faire des miracles qui provoquent l’étonnement des hommes, parce qu’ils dépassent le pouvoir et la connaissance des hommes. En effet, déjà quand un homme réalise quelque chose qui est au-dessus du pouvoir et de la science d’un autre, il provoque chez celui-ci l’admiration au point de sembler avoir accompli un miracle. Nous devons savoir cependant que, bien que ces œuvres des démons qui nous paraissent miraculeuses n’atteignent pas à la vraie raison de miracle, ce sont pourtant parfois des faits authentiques. C’est ainsi que les magiciens du Pharaon, par la puissance des démons, produisirent de vrais serpents et de vraies grenouilles. Et quand le feu descendit du ciel et consuma d’un seul coup la famille de job avec ses troupeaux (c’était l’œuvre de Satan), il ne s’agissait pas d’apparence seulement, selon S. Augustin.

Solutions : 1. Comme dit S. Augustin, les œuvres de l’Antichrist peuvent être appelées des signes du mensonge, " soit parce que les sens mortels seront trompés par des apparences illusoires, de telle sorte qu’il semblera faire ce qu’il ne fera pas réellement, soit parce que tout en étant de vrais prodiges, ces œuvres entraîneront dans le mensonge ceux qui y croiront ".

2. Comme nous l’avons dit, la matière corporelle n’obéit pas aux anges bons ou mauvais de façon absolue, de telle sorte que par leur puissance les démons pourraient faire passer la matière d’une forme à l’autre. Mais ils peuvent employer des sortes de germes qui se trouvent dans les éléments du monde, afin de produire de tels effets, dit S. Augustin. Nous devons donc dire que toutes les transformations de réalités corporelles qui peuvent être accomplies par des forces naturelles, auxquelles appartiennent ces germes, peuvent être accomplies par l’opération des démons employant ces sortes de germes, par exemple quand certaines réalités sont changées en serpents ou en grenouilles, qui peuvent être engendrées par la putréfaction. Au contraire, les transformations de réalités corporelles qui dépassent tout pouvoir de la nature ne peuvent pas être accomplies par l’action des démons d’une manière authentique ; par exemple qu’un corps humain soit changé en celui d’une bête, ou que le corps d’un homme mort revienne à la vie. Et si parfois un phénomène semblable parait résulter de l’action des démons, c’est qu’il n’est pas réel, mais seulement apparent.

Cela peut se produire de deux manières. D’abord, de l’intérieur, en tant que le démon peut modifier l’imagination de l’homme et même ses sens corporels, de telle sorte qu’il voit une chose autrement qu’elle n’est, nous l’avons dit plus haut. Et l’on dit que cela se réalise parfois sous l’action de certaines substances corporelles. D’autre part, cela peut se produire d’une façon extérieure à l’homme. En effet, puisque le démon est capable de façonner un corps, avec de l’air, en n’importe quelle forme et figure, de telle sorte qu’en s’en emparant il puisse apparaître visiblement, il peut, au même titre, entourer n’importe quelle réalité corporelle de n’importe quelle autre forme corporelle, pour quelle prenne cette apparence à nos yeux. C’est ce que dit S. Augustin : " Le produit de l’imagination de l’homme qui, en songeant ou en rêvant, se diversifie dans un genre innombrable de choses, apparent aux sens trompés comme quelque chose qui prend corps sous l’image de quelque animal. " On ne doit pas l’entendre en ce sens que la puissance imaginative de l’homme ou son image apparaîtrait elle-même comme matérialisée aux sens d’un autre homme ; mais en ce sens que le démon qui forme une image dans l’imagination d’un homme, est capable d’offrir lui-même une image semblable aux sens d’un autre homme.

3. Comme dit S. Augustin " quand les magiciens font des miracles semblables à ceux des saints, ils le font dans un but différent et par une autre autorité. Les magiciens le font en cherchant leur propre gloire ; les saints en cherchant la gloire de Dieu. Les magiciens agissent pour quelques profits privés, les saints pour l’avantage public et par ordre de Dieu, à qui toutes les créatures sont soumises ".

Article 5

Les démons vaincus par les hommes sont-ils empêchés de les attaquer de nouveau ?

Objections : 1. Il ne semble pas que le démon qui est dominé par quelqu’un soit à cause de cela empêché de l’attaquer. En effet, le Christ a très efficacement vaincu le tentateur. Cependant, celui-ci l’a encore attaqué ensuite, en poussant les Juifs à le tuer. Il n’est donc pas vrai que le démon vaincu cesse d’attaquer.

2. Infliger une souffrance à celui qui a le dessous dans le combat, c’est l’exciter à combattre plus violemment. Cela ne convient pas à la miséricorde de Dieu. Donc, les démons vaincus ne sont pas empêchés d’attaquer.

En sens contraire, on lit dans Matthieu (4, 11) : " Alors le diable le laissa. " Il s’agit du Christ victorieux.

Réponse : Certains disent que le démon vaincu ne peut plus ensuite tenter aucun homme, soit pour le même péché, soit pour un autre. D’autres disent qu’il peut encore tenter d’autres hommes, mais non le même. Cette opinion semble plus probable, du moins si on l’entend d’un certain laps de temps. C’est pourquoi S. Luc dit que, " toute tentation étant épuisée, le diable s’éloigna du Christ jusqu’au temps fixé ". Il y a pour cela deux motifs : le premier est la clémence divine, parce que, dit S. Jean Chrysostome, commentant S. Matthieu : " Le diable ne tente pas les hommes autant qu’il veut, mais autant que Dieu permet ; car s’il lui permet de tenter un peu, il le repousse ensuite à cause de la faiblesse de notre nature. " Le second motif est l’astuce du diable : S. Ambroise dit, sur S. Luc, que " le diable craint d’insister, parce qu’il répugne habituellement à être vaincu ". Que parfois il revienne à celui qu’il a quitté, cela apparaît bien dans ce texte de S. Matthieu (12, 44) : " Je reviendrai dans la maison dont j’étais sorti. "

Ainsi se trouvent résolues les objections.