Question 105

LA MUTATION DES CRÉATURES PAR DIEU

Il faut maintenant considérer le second effet du gouvernement divin, qui est la mutation des créatures, qu’il s’agisse de la mutation des créatures par Dieu (Q. 105), ou de la mutation d’une créature par une autre (Q. 106-119).

1. Dieu peut-il mouvoir immédiatement la matière pour l’unir à la forme ? - 2. Peut-il mouvoir immédiatement un corps ? - 3. Peut-il mouvoir l’intelligence ? - 4. Peut-il mouvoir la volonté ? - 5. Dieu agit-il en tout être agissant ? - 6. Peut-il faire quelque chose en dehors de l’ordre naturel ? - 7. Tout ce que Dieu produit ainsi est-il miraculeux ? - 8. La diversité des miracles.

Article 1

Dieu peut-il mouvoir immédiatement la matière à recevoir la forme ?

Objections : 1. Il semble que ce ne soit pas possible. D’après Aristote Il en effet, la forme qui est dans une matière peut seule produire une forme matérielle déterminée, car le semblable produit son semblable. Mais Dieu n’est pas une forme existant dans une matière. Donc il ne peut pas produire une forme matérielle.

2. Si un agent se trouve ordonné à des effets multiples, il n’en produira aucun, à moins d’être déterminé à l’un d’eux par quelque chose d’autre ; comme dit Aristote, une opinion universelle n’est motrice que par le moyen d’une saisie particulière. Mais la puissance divine est la cause universelle de toutes choses. Elle ne peut donc produire une forme particulière que par le moyen d’un agent particulier.

3. De même que l’être, pris communément, dépend de la première cause universelle, de même l’être déterminé dépend de causes particulières déterminées, nous l’avons montré à la question précédente. Mais ce qui détermine l’être d’une chose, c’est sa propre forme. Donc, les formes propres aux choses ne sont produites par Dieu que moyennant des causes particulières.

En sens contraire, il est écrit dans la Genèse (2, 7) : "Dieu forma l’homme du limon de la terre. "

Réponse : Dieu peut immédiatement mouvoir la matière à recevoir la forme. En effet, l’être en puissance passive peut être réduit à l’acte par une puissance active qui contienne la puissance passive sous son pouvoir. Et comme la matière est contenue sous le pouvoir divin, puisqu’elle est produite par Dieu, elle peut être réduite à l’acte par la puissance divine ; et c’est là précisément mouvoir la matière à recevoir la forme, car la forme n’est autre chose que l’acte de la matière.

Solutions : 1. Un effet se trouve assimilé à l’agent qui le cause d’une double manière. Premièrement, l’homme est engendré par l’homme, le feu par le feu. Secondement, selon une contenance virtuelle, en tant que l’effet est virtuellement contenu dans la cause ; ainsi les animaux engendrés par la putréfaction, les plantes et les minéraux sont assimilés au soleil et aux étoiles, par la vertu desquels ils sont engendrés. Ainsi donc l’effet est assimilé à la cause agente selon tout ce que la vertu de l’agent peut atteindre en lui.

Or, la puissance de Dieu atteint la forme et la matière, ainsi que nous l’avons vu. C’est pourquoi le composé qui est engendré est assimilé à Dieu selon une contenance virtuelle ; et il est assimilé au composé qui l’engendre selon une similitude spécifique. Et de même que le composé engendrant peut mouvoir la matière à recevoir la forme en produisant un composé semblable à lui, ainsi en est-il de Dieu. On ne pourrait en dire autant d’une autre forme immatérielle, car la matière échappe à la puissance des substances séparées. Aussi les démons et les anges n’agissent-ils pas sur les réalités de ce monde visible en y imprimant des formes, mais en utilisant des germes ou semences corporels.

2. Cette objection serait valable si Dieu agissait par nécessité de nature. Mais Dieu agit par sa volonté et son intelligence, et celle-ci connaît les structures propres de toutes les formes, y compris les formes particulières ; d’où il suit que Dieu peut, d’une façon déterminée, imprimer à la matière telle ou telle forme.

3. Que les causes secondes soient ordonnées à produire des effets déterminés, elles le tiennent de Dieu. Et puisque c’est Dieu qui ordonne les autres causes à produire des effets déterminés, il peut tout aussi bien les produire lui-même.

Article 2

Dieu peut-il mouvoir immédiatement un corps ?

Objections : 1. " Le moteur qui meut et le mobile qui est mû doivent cœxister ", d’après Aristote, et par suite avoir entre eux un certain contact. Mais il n’y a pas de contact possible entre Dieu et un corps, car en Dieu, comme l’affirme Denys, il n’y a pas de toucher. Dieu ne peut donc pas mouvoir un corps immédiatement.

2. Dieu est un moteur qui n’est pas mû. Or tel est le cas de l’objet de l’appétit, quand cet objet est appréhendé. Dieu meut donc en tant qu’objet désiré et appréhendé. Mais il ne peut être appréhendé que par l’intelligence, laquelle n’est ni un corps ni une faculté corporelle. Donc Dieu ne peut pas mouvoir un corps immédiatement.

3. Selon Aristote, le mouvement produit par une puissance infinie est instantané. Mais il est impossible que le mouvement d’un corps soit instantané, car, comme le mouvement se produit entre deux termes opposés, il s’ensuivrait que les deux termes se trouveraient simultanément dans le même sujet, ce qui est impossible. Un corps ne peut donc être mû immédiatement par une puissance infinie. Or la puissance de Dieu est infinie, comme on l’a vu. Donc Dieu ne peut mouvoir un corps immédiatement.

En sens contraire, Dieu a produit les œuvres des six jours immédiatement. Or ces œuvres comprennent des mouvements corporels, puisqu’il est écrit dans la Genèse (1, 9) : "Que les eaux se rassemblent en un lieu unique. " Donc Dieu peut mouvoir immédiatement un corps quel qu’il soit.

Réponse : C’est une erreur de croire que Dieu ne peut pas produire par lui-même tous les effets particuliers qui sont réalisés par une cause créée quelconque . Et puisque les corps sont mus immédiatement par les causes créées, on ne saurait douter que Dieu puisse mouvoir immédiatement n’importe quel corps.

Cela d’ailleurs s’accorde avec ce que nous avons dit plus haut. Tout mouvement de n’importe quel corps, ou bien est la conséquence d’une forme : ainsi le mouvement local des corps lourds ou légers vient de la forme qui leur a été donnée par l’engendrant, et c’est pourquoi on voit en celui-ci la cause d’un mouvement. Ou bien le mouvement est l’acheminement vers une forme à acquérir ; ainsi l’échauffement conduit à la forme de feu. Or il appartient au même agent qui imprime la forme et de disposer à la forme, et de donner le mouvement consécutif à la forme ; ainsi le feu non seulement engendre un autre feu, mais il produit aussi la chaleur et il fait s’élever la flamme. Puisque Dieu peut immédiatement imprimer une forme dans une matière, il peut donc aussi bien mouvoir un corps, de quelque façon que ce soit.

Solutions : 1. Il y a deux espèces de contact : le contact corporel qui fait que deux corps se touchent ; et le contact virtuel ; ainsi dit-on qu’un objet attristant "touche" celui qui s’en afflige. Dieu, qui est incorporel, ne touche pas et n’est pas touché. Mais, sous le rapport du contact virtuel, il touche les créatures en les faisant se mouvoir ; il n’est pas cependant touché par elles, car aucune créature, par sa vertu naturelle., ne peut atteindre jusqu’à lui. En ce sens, Denys dit : " Il n’y a pas de toucher en Dieu ", en ce qu’il serait touché.

2. Dieu meut en tant que désiré et connu. Mais il n’est pas nécessaire qu’il meuve toujours en tant que désiré et connu par celui qui est mû ; il suffit qu’il soit désiré et connu par lui-même. Dieu produit en effet toutes choses en vue de sa bonté.

3. Aristote entend prouver que la puissance du premier moteur n’est pas une puissance de grandeur quantitative, par le raisonnement suivant. La puissance du premier moteur est infinie (il le montre en disant qu’elle peut mouvoir pendant un temps infini). Or une puissance infinie, qui serait infinie en grandeur quantitative, exercerait sa motion en dehors du temps, ce qui est impossible. Il faut donc que la puissance infinie du premier moteur ne soit pas infinie quantitativement.

Il est donc évident que la motion d’un corps en dehors du temps ne peut relever que d’une puissance infinie en grandeur quantitative. La raison en est que toute puissance de grandeur quantitative meut selon tout elle-même, car elle meut par nécessité de nature. D’autre part, une puissance infinie dépasse sans proportion toute puissance finie. Or plus la puissance du moteur est grande, plus grande aussi est la rapidité du mouvement. Donc, puisqu’une puissance finie meut selon un temps déterminé, il s’ensuit qu’une puissance infinie doit mouvoir en dehors de tout temps ; car entre un temps quel qu’il soit et un autre temps, il y aura toujours une proportion déterminée.

Mais la puissance qui ne se mesure pas par la grandeur quantitative est la puissance d’un être intelligent, lequel agit sur ses effets selon qu’il leur convient. C’est pourquoi, comme il ne convient pas à un corps d’être mû en dehors du temps, on ne peut pas conclure des principes posés que l’être intelligent réalise le mouvement corporel en dehors du temps.

Article 3

Dieu peut-il mouvoir l’intelligence ?

Objections : 1. Il semble que Dieu ne meuve pas immédiatement l’intelligence créée, car l’acte d’intelligence a pour cause celui en qui il se trouve, il ne s’exerce pas sur une matière extérieure, dit Aristote. Or l’action de celui qui est mû par un autre ne vient pas de celui en qui elle se trouve, mais de l’agent moteur. L’intelligence n’est donc pas mue par un autre.

2. Ce qui a en soi le principe suffisant de son mouvement n’est pas mû par un autre. Mais le mouvement de l’intelligence, c’est sa propre intellection, au sens où nous disons avec Aristote que l’intellection et la sensation sont des mouvements. Or la lumière intelligible, inhérente à l’intelligence, constitue un principe suffisant d’intellection. L’intelligence n’est donc pas mue par un autre qu’elle-même.

3. De même que le sens est mû par l’objet sensible, ainsi l’intelligence est mue par l’objet intelligible. Mais Dieu n’est pas intelligible pour nous ; car il dépasse notre intelligence. Il ne peut donc mouvoir notre intelligence.

En sens contraire, celui qui enseigne meut l’intelligence du disciple. Mais Dieu " enseigne à l’homme la science " d’après le Psaume (94, 10). Donc Dieu meut l’intelligence de l’homme.

Réponse : Dans les mouvements corporels, on appelle moteur celui qui donne la forme, laquelle est principe du mouvement. Ainsi peut-on dire que celui-là meut l’intelligence, qui cause la forme, principe de ce mouvement qu’est l’opération intellectuelle. Or, dans l’être intelligent, il y a un double principe de l’opération intellectuelle : l’un est la faculté intellectuelle elle-même et se trouve dans l’être intelligent, même s’il n’est qu’en puissance à agir ; l’autre est le principe de l’intellection en acte, à savoir la similitude de l’objet intelligible. On pourra donc dire qu’un être meut une intelligence, soit qu’il lui donne la faculté de connaître, soit qu’il imprime en elle la similitude de la chose connue.

Or, selon ces deux principes, Dieu meut l’intelligence créée. Il est en effet le premier être immatériel. Et parce que l’intellectualité est une conséquence de l’immatérialité, il est aussi le premier être intelligent. Aussi, comme le premier, dans un ordre quelconque, est cause de tous les dérivés qui appartiennent à cet ordre, il s’ensuit que de Dieu dérive toute vertu intellectuelle. Pareillement, puisque Dieu est le premier être, et que tous les êtres préexistent en lui comme en leur première cause, il faut bien qu’ils soient en lui d’une manière intelligible et selon son mode à lui.

De même en effet que toutes les raisons intelligibles des choses existent d’abord en Dieu, puis dérivent de lui dans les autres intelligences pour leur faire exercer l’intellection en acte, de même ces raisons intelligibles dérivent sur les créatures pour les faire subsister.

Ainsi donc Dieu meut l’intelligence en tant qu’il lui donne la vertu de connaître, qu’il s’agisse de la vertu naturelle ou d’une vertu surajoutée ; et en tant qu’il imprime dans l’intelligence des similitudes ou espèces intelligibles. De plus il soutient et conserve dans l’être et cette vertu et ces espèces.

Solutions : 1. L’opération intellectuelle relève de l’intelligence du sujet connaissant, mais comme d’une cause seconde. Elle relève de Dieu comme de sa cause première. C’est Dieu en effet qui donne à l’être intelligent son pouvoir d’intellection.

2. La lumière intellectuelle, en même temps que la similitude de l’objet, est un principe suffisant d’intellection, mais c’est un principe second dépendant du premier principe.

3. L’objet intelligible meut notre intelligence en imprimant en elle de quelque façon sa propre similitude grâce à laquelle l’intellection peut se produire. Mais les similitudes que Dieu imprime dans l’intelligence créée ne suffisent pas à le faire connaître dans son essence, ainsi que nous l’avons déjà montré. Dieu meut donc l’intelligence créée sans pour autant lui devenir intelligible, nous l’avons dit aussi.

Article 4

Dieu peut-il mouvoir la volonté ?

Objections : 1. Il semble que non. En effet, tout ce qui est mû de l’extérieur est contraint. Mais la volonté ne peut être contrainte. Elle ne peut donc être mue de l’extérieur, et par conséquent Dieu ne peut la mouvoir.

2. Dieu ne peut faire que des contradictoires soient vrais en même temps et c’est ce qui arriverait s’il exerçait une motion sur la volonté ; car agir volontairement c’est être mû par soi et non par un autre. Donc Dieu ne peut pas mouvoir la volonté.

3. Le mouvement se réfère davantage au moteur qu’au mobile ; c’est pourquoi l’homicide n’est pas attribué à la pierre, mais à celui qui la lance. Donc, si Dieu meut la volonté, des œuvres volontaires de l’homme ne peuvent lui être imputées à mérite ou à démérite. Or ceci est faux. Donc Dieu ne meut pas la volonté.

En sens contraire, nous lisons dans l’épître aux Philippiens (2, 13) - " C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire. "

Réponse : De même que l’intelligence, on vient de le dire, est mue par son objet, et par celui qui lui donne la faculté de connaître, ainsi la volonté est mue par son objet qui est le bien, et par celui qui crée la faculté de vouloir. Or la volonté peut être mue, à titre d’objet, par un bien quelconque ; mais elle ne peut l’être d’une manière suffisante et efficace que par Dieu. En effet, un agent moteur ne peut mouvoir un mobile d’une manière suffisante si sa vertu active ne dépasse pas, ou au moins n’égale pas la vertu passive du mobile. Or la vertu passive de la volonté s’étend au bien dans son universalité ; car son objet est le bien universel comme l’objet de l’intelligence est l’être universel. Mais tout bien créé est un bien particulier ; Dieu seul est le bien universel. C’est pourquoi lui seul peut combler la volonté et la mouvoir, comme objet, d’une façon pleinement suffisante.

Pareillement, la puissance volontaire est causée par Dieu seul. Le vouloir, en effet, n’est pas autre chose qu’une certaine inclination vers l’objet de la volonté, c’est-à-dire vers le bien universel. Or incliner un être vers le bien universel appartient au premier moteur, car c’est à lui que correspond la fin ultime. Ainsi, dans les affaires humaines, il appartient au chef d’orienter la multitude vers le bien commun.

Aux deux points de vue envisagés, il est donc propre à Dieu de mouvoir la volonté, mais surtout au second point de vue selon lequel Dieu incline intérieurement la volonté.

Solutions : 1. L’être mû par un autre n’est contraint que s’il est mû contre son inclination propre. Mais s’il est mû par un autre qui lui donne sa propre inclination, on ne peut dire qu’il soit contraint. Ainsi le corps lourd qui est mû par son engendrant et qui tombe, n’est pas contraint. C’est de cette manière que Dieu, en mouvant la volonté, ne la force pas, car il lui donne sa propre inclination.

2. Agir volontairement, c’est se mouvoir soi-même, c’est-à-dire par un principe intrinsèque. Mais ce principe intrinsèque peut venir d’un autre principe qui, lui, est extrinsèque. Se mouvoir soi-même ne s’oppose donc pas nécessairement à être mû par un autre.

3. Si la volonté était mue par un autre de telle manière qu’elle ne se mouvrait aucunement par elle-même, ses œuvres ne pourraient lui être imputées à mérite ou à démérite. Mais puisque le fait d’être mue par un autre n’exclut pas qu’elle puisse se mouvoir d’elle-même, ou vient de le dire, il s’ensuit que la possibilité de mériter ou de démériter ne lui est pas enlevée.

Article 5

Dieu agit-il en tout être agissant ?

Objections : 1. Il semble que non, car aucune insuffisance ne doit être attribuée à Dieu. Donc, si Dieu opère en tout être agissant, il le fait d’une façon pleinement suffisante, ce qui rend inutile l’action de l’agent créé. Donc Dieu n’agit pas en tout être agissant.

2. Une opération unique ne peut venir à la fois de deux agents, pas plus qu’un mouvement numériquement unique ne peut appartenir à deux mobiles différents. Donc, si l’action de la créature vient de Dieu agissant en elle, elle ne peut venir en même temps de la créature - ainsi nulle créature ne fait quoi que ce soit.

3. On dit qu’un agent est cause de l’opération de son effet en ce sens qu’il donne à l’effet la forme qui déterminera son action. Donc, si Dieu est cause de l’opération des créatures, ce sera en tant qu’il leur donne la puissance d’agir. Mais ceci commence lorsque Dieu crée. Il apparaît donc qu’ultérieurement Dieu n’agit pas dans tout être agissant.

En sens contraire, nous lisons dans Isaïe (26, 12) : " Toutes nos œuvres, tu les accomplis en nous, Seigneur. "

Réponse : Que Dieu agisse en tout être agissant, certains l’ont compris en ce sens qu’aucune vertu créée, en réalité, ne ferait rien, mais que Dieu seul produirait tout immédiatement ; ainsi le feu ne chaufferait pas par lui-même, mais c’est Dieu qui, dans le feu, produirait la chaleur, et ainsi de tout le reste.

Or cela est impossible. D’abord, parce que ce serait enlever du même coup, dans la création, toute relation entre cause et effet. Ce serait attribuable à l’impuissance du créateur, car c’est la puissance de l’agent qui donne à son effet la vertu d’agir. - En second lieu, parce que les puissances d’action que nous découvrons dans les choses leur seraient attribuées sans raison, puisqu’elles ne feraient rien. Bien plus, toutes les choses créées apparaîtraient d’une certaine façon inutiles si elles étaient privées d’opération propre, car toute chose existe en vue de son opération. L’imparfait existe toujours en vue du plus parfait. Ainsi la matière est pour la forme, et la forme, qui est l’acte premier, est pour son opération, qui est l’acte second. L’opération est donc la fin de la réalité créée. Dès lors il faut comprendre que Dieu agit dans les choses de telle sorte que celles-ci gardent leur opération propre.

Pour le comprendre, il importe de considérer qu’il y a quatre genres de causes : la matière, qui n’est pas à proprement parler principe d’action, mais se présente comme le sujet récepteur de l’effet produit. La fin, l’agent et la forme se comportent comme un principe d’action, mais selon un certain ordre. Le premier principe d’action est la fin, parce qu’elle meut l’agent ; en deuxième lieu, vient l’agent ; en troisième lieu, il y a la forme de la réalité que l’agent applique à l’action (quoique l’agent lui-même agisse par le moyen de sa propre forme). On le voit bien dans les œuvres de l’art : l’artisan est mû à agir par la fin, c’est-à-dire par l’œuvre qu’il se propose de réaliser, que ce soit un coffre ou un lit ; puis il applique à l’action la hache, laquelle taille par son tranchant.

C’est donc de ces trois façons que Dieu agit en tout être agissant. En premier lieu, du point de vue de la fin ; car toute action est produite en vue d’un bien, véritable ou apparent, et d’ailleurs rien n’est bon, ou n’apparaît tel, sinon en tant qu’il possède en participation une certaine similitude du souverain Bien qui est Dieu. Il s’ensuit donc que Dieu lui-même, en tant que fin, est la cause de toute opération.

En deuxième lieu, il faut se souvenir que, lorsque plusieurs agents sont ordonnés entre eux, c’est toujours en vertu du premier agent que le second opère, car le premier agent meut le second à agir. Sous ce rapport, toutes choses agissent en vertu de Dieu lui-même, en sorte qu’il est vraiment la cause de toutes les actions des agents créés.

En troisième lieu, on doit considérer que Dieu ne meut pas seulement les choses à agir en appliquant leurs formes et leurs vertus à l’action, comme fait l’artisan qui applique la hache à tailler sans pour autant lui avoir donné sa forme de hache ; mais Dieu donne aussi aux créatures agissantes leurs formes, et il conserve ces formes dans l’être. Ainsi Dieu n’est pas seulement cause des actions en tant qu’il donne la forme, principe d’action, comme l’engendrant qui est dit cause de mouvement des corps lourds et légers ; mais il l’est encore parce qu’il conserve les formes et les vertus des êtres ; ainsi le soleil est cause de la manifestation des couleurs parce qu’il donne et conserve la lumière qui les manifeste. Et parce que la forme d’une chose lui est d’autant plus intime qu’elle se présente davantage comme première et universelle ; parce que Dieu lui-même est proprement la cause de l’être universel en toutes choses, et que cet être est ce qu’il y a de plus intime à ces choses : il suit de là que Dieu agit intimement dans toutes les réalités. C’est pourquoi, dans la Sainte Écriture, les opérations de la nature sont attribuées à Dieu comme agissant en elles, selon cette parole de Job (10, 11) : "Tu m’as vêtu de peau et de chair ; tu m’as tissé avec des os et des nerfs. "

Solutions : 1. Dieu agit dans les choses d’une manière pleinement suffisante, au titre d’agent premier. Et cela ne rend pas superflue l’action des agents seconds.

2. Une seule et même action ne procède pas de deux agents de même catégorie, mais rien ne s’oppose à ce qu’elle procède d’un agent premier et d’un agent second.

3. Dieu ne donne pas seulement aux choses leurs formes, mais il les conserve dans l’être, il les applique à l’action, et il est la fin de toutes les opérations, ainsi que nous venons de le dires.

Article 6

Dieu peut-il faire quelque chose en dehors de l’ordre naturel ?

Objections : 1. S. Augustin écrit : " Dieu, auteur et créateur de toutes les natures, ne fait rien contre la nature. " Or il semble que ce qui est en dehors de l’ordre naturel inscrit dans les choses soit contre la nature. Donc Dieu ne peut rien faire en dehors de l’ordre inscrit dans les choses.

2. L’ordre de la nature vient de Dieu aussi bien que l’ordre de la justice. Mais Dieu ne peut rien faire qui soit en dehors de l’ordre de la justice, car il ferait alors quelque chose d’injuste. Donc, il ne peut rien faire en dehors de l’ordre de la nature.

3. C’est Dieu qui a institué l’ordre de la nature. Donc s’il faisait quelque chose en dehors de cet ordre, il faudrait en conclure, semble-t-il, qu’il est sujet au changement, ce qui est inadmissible.

En sens contraire, nous lisons chez S. Augustin que " parfois Dieu agit contre le cours ordinaire de la nature ".

Réponse : Toute cause, parce qu’elle a raison de principe, introduit dans ses effets un certain ordre.

C’est pourquoi la multiplication des causes a pour résultat la multiplication des ordres ; et de même qu’une cause se trouve contenue sous une autre cause, ainsi en est-il des ordres eux-mêmes. Ce n’est donc pas la cause supérieure qui est contenue sous l’ordre de la cause inférieure, mais bien le contraire. Nous en avons un exemple dans les affaires humaines : car c’est du père de famille que dépend l’ordre de la maison, et celui-ci est contenu sous l’ordre de la cité, qui procède de son chef, tout comme l’ordre de la cité est contenu sous l’ordre du roi qui préside à l’organisation de tout le royaume.

Donc, si l’ordre des choses est considéré comme dépendant de la cause première, alors Dieu ne peut rien faire contre cet ordre, car en ce cas il agirait contre sa prescience, ou sa volonté, ou sa bonté. Mais si nous considérons l’ordre des choses en tant qu’il dépend de l’une quelconque des causes secondes, à ce point de vue Dieu peut agir en dehors de l’ordre des choses. Car Dieu n’est pas soumis à l’ordre des causes secondes ; c’est cet ordre qui lui est soumis, parce qu’il procède de lui non par nécessité de nature, mais par choix de sa volonté ; car il eût pu instituer un ordre de choses différent. C’est pourquoi il peut agir en dehors de tel ordre institué, quand il le veut ; il peut, par exemple, produire les effets des causes secondes sans leur concours, ou produire certains effets qui dépassent la puissance des causes secondes. De là cette parole de S. Augustin : " Dieu agit contre le cours habituel de la nature, mais il ne fait rien qui aille contre sa loi souveraine pas plus que contre lui-même. "

Solutions : 1. Quand quelque chose arrive dans les réalités naturelles en dehors de leur nature foncière, cela peut se produire d’une double manière. D’abord, par l’action exercée sur une chose par un agent qui ne lui a pas donné son inclination naturelle ; ainsi l’homme qui lance en l’air un corps lourd ; ce n’est pas lui qui a donné au corps sa lourdeur, et l’action de cet homme va à l’encontre de la nature du corps. En second lieu, par l’action d’un agent duquel dépend l’inclination naturelle. Dans ce cas, il n’y a pas action contre la nature de l’être sur lequel l’agent exerce son pouvoir. Ainsi le flux et le reflux de la mer ne vont pas à l’encontre de la nature de l’eau, bien qu’ils soient en dehors de son mouvement naturel qui l’entraîne vers le bas. Le flux et le reflux viennent en effet de l’influence d’un corps céleste qui tient sous sa dépendance l’inclination naturelle des corps inférieurs. - Et puisque l’ordre de la nature a été inscrit par Dieu dans les choses, quand Dieu agit en dehors de cet ordre, il ne va pas contre la nature. C’est ce qui fait dire à S. Augustin : "Ce que Dieu fait est naturel à chaque chose, car de lui dépend tout mode, nombre et ordre de la nature. "

2. L’ordre de la justice se réfère à la cause première qui est la règle de toute justice. C’est pour cette raison que Dieu ne peut rien faire en dehors de cet ordre.

3. Dieu inscrit dans les choses un certain ordre, en se réservant cependant d’agir parfois autrement pour une raison spéciale. C’est pourquoi, quand il agit en dehors de cet ordre, Dieu ne change pas.

Article 7

Tout ce que Dieu fait en dehors de l’ordre naturel est-il miraculeux ?

Objections : 1. La création du monde, celle des âmes, la justification de l’impie sont produites par Dieu en dehors de l’ordre naturel, puisqu’elles ne sont pas réalisées par l’activité d’une cause naturelle. Et cependant on ne dit pas que ce sont des miracles. Donc tout ce que Dieu fait en dehors de l’ordre naturel n’est pas miraculeux.

2. On appelle miracle " quelque chose d’ardu et d’insolite qui dépasse la puissance de la nature et l’attente de celui qui en est le témoin étonné ". Mais certains faits se produisent en dehors de l’ordre naturel qui n’apparaissent pas difficiles, car il s’agit d’affaires minimes comme la régénération des pierres précieuses ou la guérison des malades. - D’autres faits ne sont pas insolites parce qu’ils arrivent fréquemment : ainsi les malades que l’on déposait sur les places et qui étaient guéris par l’ombre de S. Pierre (Ac 5, 15). - D’autres encore ne dépassent pas le pouvoir de la nature, comme la guérison des fièvres. - D’autres enfin ne dépassent pas notre espoir : nous espérons tous la résurrection des morts qui pourtant se produira en dehors de l’ordre naturel. Donc tous les faits étrangers à l’ordre de la nature, ne sont pas des miracles.

3. Le mot miracle vient du mot admiration. Mais l’admiration concerne des faits manifestes pour les sens. Or, il arrive parfois que des événements se produisent en dehors de l’ordre naturel, et ne sont pas perceptibles aux sens : ainsi quand les Apôtres furent remplis de science sans avoir cherché ni appris. Tous les faits qui se produisent en dehors de l’ordre naturel ne sont donc pas des miracles.

En sens contraire, S. Augustin écrit : "Quand Dieu fait quelque chose en dehors du cours connu et habituel de la nature, on qualifie cela de haut fait et de merveille. "

Réponse : Le mot miracle vient du mot admiration. L’admiration surgit quand se manifestent des effets dont la cause demeure cachée. Ainsi, on est dans l’admiration ou l’étonnement quand on voit une éclipse de soleil et qu’on en ignore la cause, comme le note Aristote. Or, la cause d’un effet apparent à tous peut être connue par certains et ignorée par d’autres. Aussi un événement est-il étonnant pour l’un, et non pour les autres. Par exemple, une éclipse de soleil étonne l’ignorant, non l’astronome. Mais le miracle est un événement qui suscite pleinement l’admiration parce que sa cause est entièrement cachée à tous. Et cette cause, c’est Dieu. Aussi les actions que Dieu fait en dehors des causes connues de nous sont-elles appelées des miracles.

Solutions : 1. La création, la justification de l’impie, bien qu’elles soient l’œuvre de Dieu seul, ne sont pas cependant appelées à proprement parler des miracles. Car elles ne sont pas aptes, par nature, à être produites par d’autres causes, et ainsi elles n’arrivent pas en dehors de l’ordre de la nature, puisqu’elles ne lui appartiennent pas.

2. Le miracle est appelé difficile, non pas en raison de l’importance de l’événement, mais parce qu’il dépasse le pouvoir de la nature. - Pareillement, il est insolite, non parce qu’il est rare, mais parce qu’il est produit en dehors du cours naturel des choses. - Il surpasse la puissance de la nature, non seulement en raison de la substance même du fait accompli, mais à cause de la manière dont il est produit et de l’ordre de sa réalisation. - Enfin, quand nous disons qu’il dépasse l’espoir de la nature, il ne s’agit pas de cette espérance de grâce qui vient de la foi et par laquelle nous croyons à la résurrection future.

3. La science des Apôtres, si elle n’était pas manifeste en elle-même, l’était cependant dans ses effets qui la rendaient admirable.

Article 8

La diversité des miracles

Objections : 1. Il semble qu’un miracle ne soit pas plus important qu’un autre. Car S. Augustin écrit : " Dans les événements qui suscitent l’admiration, toute l’explication se trouve dans la puissance de celui qui agit. " Or la puissance de Dieu est la même pour tous les miracles. Il n’y en a donc pas de plus ou moins grand.

2. La puissance de Dieu est infinie. Mais l’infini dépasse sans proportion tout ce qui est fini. Un effet de cette puissance n’est donc pas plus admirable qu’un autre, et par suite tous les miracles se valent.

En sens contraire, le Seigneur dit lui-même (Jn 14, 12) à propos des œuvres miraculeuses : "Les œuvres que je fais, (celui qui croit en moi) les fera lui aussi, et il en fera de plus grandes. "

Réponse : Rien ne peut être appelé miracle si on le réfère à la puissance divine, car tout ce qui est produit par Dieu, comparé à sa puissance, est infime, selon la parole d’Isaïe (40, 15) : " Les nations sont comme une goutte d’eau au bord du seau, comme un grain de poussière dans la balance. " Mais on qualifie de miracle un événement par comparaison avec la puissance de la nature qu’il dépasse. Et, sous ce rapport, il y a des miracles plus ou moins grands.

La puissance de la nature peut en être dépassée d’une triple manière : 1° en ce qui regarde la substance même du fait produit ; par exemple, si deux corps se trouvent ensemble dans un même lieu, si le soleil recule, si un corps humain est glorifié : cela, la nature ne peut le faire d’aucune façon. - 2° l’événement surpasse la puissance de la nature, non pas par rapport à ce qui est produit, mais par rapport au sujet dans lequel l’événement s’est produit. Il en est ainsi de la résurrection des morts, de la guérison des aveugles, ou d’autres cas semblables. La nature peut en effet produire la vie, mais non dans un cadavre ; elle peut donner la vue, mais non à un aveugle. De tels miracles appartiennent au deuxième degré. - 3° le miracle peut dépasser la puissance de la nature dans la manière et l’ordre selon lesquels il est produit : ainsi lorsqu’un malade est subitement guéri de la fièvre par la vertu divine sans recourir aux remèdes et en dehors du processus ordinaire et naturel de guérison ; ou bien quand, par la vertu divine, le ciel se couvre subitement et que la pluie tombe sans cause naturelle, comme le fait se produisit à la prière de Samuel (1 S 12, 18) et d’Élie (1 R 18, 44). Ce sont là des miracles du dernier rang.

Mais en chacun de ces ordres de miracles, il y a des degrés multiples, selon qu’ils dépassent diversement la puissance de la nature.

Ce que nous venons de dire suffit pour résoudre les objections, qui se placent au point de vue de la puissance divine.