Question 101

LA CONDITION NATIVE DES ENFANTS QUANT À LA SCIENCE

1. Les enfants seraient-ils nés avec une science parfaite ? - 2. Auraient-ils eu dès leur naissance l’usage parfait de la raison ?

Article 1

Les enfants seraient-ils nés avec une science parfaite ?

Objections : 1. Tel était Adam, tels auraient été les fils qu’il aurait engendrés. Mais, comme on l’a dit plus haut, Adam avait une science parfaite. Donc aussi les fils nés de lui.

2. L’ignorance est causée par le péché, dit Bède. Mais l’ignorance est la privation de science. Donc avant le péché les nouveau-nés auraient eu toute la science.

3. Les nouveau-nés auraient eu aussitôt la justice. Mais la justice requiert la science, qui dirige dans l’action. Donc ils auraient eu la science.

En sens contraire, notre âme, par nature, est " comme une tablette rase où il n’y a rien d’écrit ". Mais la nature de l’âme est maintenant identique à ce qu’elle eût été alors. Donc les âmes des enfants, pour commencer, auraient été dénuées de science.

Réponse : Comme on l’a dit plus haut, pour ce qui est au-dessus de la nature, on fait confiance à l’autorité seule ; aussi, là où l’autorité est muette, devons-nous suivre la condition de la nature. Or, il est naturel à l’homme d’acquérir la science par les sens, comme on l’a dit précédemment ; et si l’âme est soumise à un corps, c’est parce qu’elle a besoin de lui pour son opération propre ; ce qui ne serait pas, si, dès le commencement, elle avait une science non acquise par les facultés sensibles. Aussi faut-il dire que, dans l’état d’innocence, les enfants ne seraient pas nés avec une science parfaite ; ils l’auraient acquise sans difficulté au cours du temps par découverte personnelle ou par enseignement.

Solutions : 1. Avoir une science parfaite était un accident individuel du premier père, en tant que celui-ci était institué père et instructeur de tout le genre humain. Et c’est pourquoi, sur ce point, il n’engendrait pas des fils semblables à lui ; mais seulement quant aux accidents naturels ou gratuits accordés à toute la nature.

2. L’ignorance est la privation de la science que l’on doit avoir pour un temps donné. Cela n’eût pas existé chez les enfants nouveau-nés ; ils auraient eu en effet la science qui leur convenait pour ce temps-là. C’est pourquoi il n’y aurait pas eu en eux ignorance, mais non-savoir par rapport à certains objets. Ce non-savoir que Denys reconnaît chez les saints anges eux-mêmes.

3. Les enfants auraient eu une science suffisante pour les diriger dans les œuvres de justice où les hommes sont dirigés par les principes universels du droit ; mais cette science, ils l’auraient eue alors avec beaucoup plus de plénitude que nous ne l’avons par nature, et de même pour les autres principes universels.

Article 2

Les enfants auraient-ils eu dès leur naissance l’usage parfait de la raison ?

Objections : 1. Si maintenant les enfants n’ont pas l’usage parfait de la raison, c’est parce que l’âme est appesantie par le corps. Mais cela n’existait pas alors car, dit le livre de la Sagesse (9,15) : " Le corps corruptible appesantit l’âme. " Donc, avant le péché et la corruption consécutive au péché, les enfants auraient eu dès leur naissance l’usage parfait de la raison.

2. Certains autres animaux ont dès la naissance l’usage de leur activité naturelle ; c’est ainsi que l’agneau fuit aussitôt le loup. A bien plus forte raison les hommes dans l’état d’innocence auraient-ils eu dès la naissance le parfait usage de la raison.

En sens contraire, la nature progresse de l’imparfait au parfait chez tous les êtres engendrés. Par conséquent les enfants n’auraient pas eu, dès le commencement, le parfait usage de la raison.

Réponse : Il est clair, d’après ce qui a été dit précédemment, que l’usage de la raison dépend d’une certaine façon de l’usage des facultés sensibles ; c’est pourquoi lorsque les sens sont liés et les puissances sensitives internes empêchées, l’homme n’a pas le parfait usage de sa raison, comme cela se voit chez ceux qui dorment ou qui délirent. Or, les puissances sensibles sont les vertus d’organes corporels ; aussi lorsque leurs organes sont entravés, il est nécessaire que leurs actes soient empêchés, et par suite l’usage de la raison. Chez les enfants ces puissances trouvent une entrave dans l’excessive humidité du cerveau. Et c’est pourquoi chez eux il n’y a pas de parfait usage de la raison, pas plus que des autres membres. Aussi les enfants dans l’état d’innocence n’auraient pas eu le parfait usage de la raison tel qu’ils devaient l’avoir à l’âge adulte. Ils auraient eu pourtant un usage de la raison plus parfait que maintenant pour les choses qui relevaient de cet état, comme on l’a dit plus haut pour l’usage des membres.

Solutions : 1. L’appesantissement de l’âme qui résulte de la corruption du corps consiste en ce que l’usage de la raison est gêné même pour les choses qui concernent l’homme à tout âge.

2. Même les autres animaux n’ont pas dès le commencement un usage parfait de leur activité naturelle comme ils l’ont par la suite. Cela se voit dans le fait que les oiseaux apprennent à leurs petits à voler, et on trouve des choses semblables dans d’autres espèces d’animaux. Et cependant chez l’homme il y a une entrave spéciale du fait de l’abondante humidité du cerveau, comme on l’a dit plus haut.