Question 100

LA CONDITION NATIVE DES ENFANTS QUANT À LA JUSTICE

1. Les hommes seraient-ils nés avec la justice ? - 2. Seraient-ils nés confirmés en justice ?

Article 1

Les hommes seraient-ils nés avec la justice ?

Objections : 1. Hugues de Saint-Victor dit que le premier homme, avant le péché, aurait engendré . des enfants non chargés de péché sans doute, mais qui n’auraient pas hérité de la justice de leur père.

2. La justice est réalisée par la grâce, dit S. Paul (Rm 5, 21 Vg). Or la grâce ne se transmet pas, car alors elle serait naturelle, mais elle est infusée par Dieu seul. Donc les enfants ne seraient pas nés avec la justice.

3. La justice est dans l’âme. Mais l’âme ne vient pas par transmission corporelle. Donc la justice non plus n’aurait pas été transmise des parents aux enfants.

En sens contraire, S. Anselme écrit : " Ceux que l’homme eût engendrés, s’il n’avaient pas péché, eussent été justes dès qu’ils auraient eu une âme raisonnable. "

Réponse : Par nature, l’homme engendre un être qui lui est spécifiquement semblable. Aussi tous les accidents consécutifs à la nature de l’espèce se retrouvent-ils semblables chez les fils comme chez les parents, à moins d’une erreur dans l’opération de la nature, erreur qui ne se serait pas produite dans l’état d’innocence. Mais il n’est pas nécessaire que cette ressemblance se réalise dans les accidents individuels.

Or, la justice originelle dans laquelle fut créé le premier homme était un accident de la nature spécifique ; non pas qu’elle fût causée par les principes spécifiques, mais parce qu’elle était un don accordé par Dieu à toute la nature. C’est clair, du fait que les opposés sont dans le même genre ; or le péché originel, qui s’oppose à cette justice, est appelé un péché de nature ; aussi est-il transmis par les parents à leurs descendants. Et c’est pourquoi les enfants leur eussent été assimilés également quant à la justice originelle.

Solutions : 1. La parole de Hugues est à entendre non pas de l’habitus de justice, mais de l’exercice actuel de cette justice.

2. Certains disent que les enfants seraient nés non pas avec la justice surnaturelle qui est principe de mérite, mais avec la justice originelle. Mais la racine de la justice originelle, dans la rectitude de laquelle l’homme a été créé, consiste dans une soumission surnaturelle de la raison envers Dieu, qui se réalise par la grâce sanctifiante, comme on l’a dit précédemment ; il est donc nécessaire de dire que si les enfants étaient nés dans la justice originelle, ils seraient nés aussi avec la grâce ; ainsi nous avons dit plus hautd que le premier homme avait été créé avec la grâce. Celle-ci toutefois n’en devenait pas naturelle pour autant, car elle n’aurait pas été transmise par la vertu de la semence, mais eût été accordée à l’homme dès qu’il aurait eu une âme raisonnable. C’est de la même façon d’ailleurs que l’âme raisonnable est infusée par Dieu dès que le corps y est disposé, et pourtant elle n’est pas causée par transmission corporelle.

3. Cela résout la troisième objection.

Article 2

Les hommes seraient-ils nés confirmés en justice ?

Objections : 1. S. Grégoire, commentant le texte de Job (3, 13) : " Je dormirai de mon sommeil... ", dite : " Si aucune injection de péché n’avait corrompu notre premier père, il n’aurait aucunement engendré de sa chair des fils de la géhenne ; mais ceux qui maintenant doivent être sauvés par le Rédempteur auraient été les seuls à être élus pour naître de lui. " Donc ils seraient tous nés confirmés en justice.

2. S. Anselme écrit que si les premiers parents " avaient vécu de telle manière que lors de la tentation ils n’eussent pas péché, ils auraient été confirmés avec toute leur descendance de manière à ne plus pouvoir pécher ". Donc, les enfants seraient nés confirmés en justice.

3. Le bien est plus puissant que le mal. Mais le péché du premier homme a entraîné une nécessité de pécher chez ceux qui naissent de lui. Donc, si le premier homme avait persévéré dans la justice, il en aurait découlé chez ses descendants une nécessité d’observer la justice.

4. L’ange qui adhérait à Dieu alors que d’autres péchaient fut aussitôt confirmé en justice, de manière à ne plus pouvoir pécher. Donc, si l’homme pareillement avait résisté à la tentation, il eût été confirmé. Mais tel il fut, tels eussent été ceux qu’il aurait engendrés. Donc ses fils aussi seraient nés confirmés en justice.

En sens contraire, S. Augustin écrit : " Alors la société humaine tout entière eût été bienheureuse, si eux-mêmes (c’est-à-dire les premiers parents) n’avaient transmis le mal à leurs descendants, et si personne non plus, dans leur postérité, n’avait commis d’iniquité qui méritât condamnation. " Une telle réflexion laisse entendre que même si les premiers hommes n’avaient pas péché, certains de leur postérité auraient pu commettre l’iniquité. C’est donc qu’ils ne seraient pas nés confirmés en justice.

Réponse : Il ne paraît pas possible que dans l’état d’innocence les enfants fussent nés confirmés en justice. Il est manifeste en effet que les enfants à leur naissance n’ont pas plus de perfection que n’en ont leurs parents lorsqu’ils sont en état d’engendrer. Or les parents, aussi longtemps qu’ils auraient engendré, n’auraient pas été confirmés en justice. Si une créature rationnelle est confirmée en justice, cela vient de ce qu’elle devient bienheureuse par la claire vision de Dieu ; car lorsqu’on voit Dieu on ne peut pas ne pas se fixer en lui, étant donné qu’il est l’essence même de la bonté dont nul ne peut se détourner, puisque rien n’est désiré et aimé si ce n’est sous la raison de bien. (je dis cela selon la loi commune, car il peut en arriver autrement par privilège spécial, comme nous le croyons de la Vierge, Mère de Dieu.) Mais sitôt qu’Adam serait parvenu à cette béatitude qui lui ferait voir Dieu face à face, il serait devenu spirituel tant dans son corps que dans son âme, et sa vie animale aurait cessé, qui est la seule où il eût fait œuvre de génération. Par conséquent il est manifeste que les petits enfants ne seraient pas nés confirmés en grâce.

Solutions : 1. Si Adam n’avait pas péché, il n’aurait pas engendré des fils de la géhenne, c’est-à-dire qui auraient contracté à partir de lui le péché, cause de la géhenne. Ces fils auraient cependant pu devenir fils de la géhenne en péchant par leur libre arbitre. Ou bien, s’ils n’étaient pas devenus fils de la géhenne par leur péché, ce n’eût pas été pour avoir été confirmés en justice, mais en vertu de la providence de Dieu, par laquelle ils auraient été gardés indemnes de péché.

2. S. Anselme ne présente pas cela comme une affirmation, mais comme une hypothèse. Cela se voit à sa façon de parler, lorsqu’il dit : " Il semble que s’ils avaient vécu... "

3. Cet argument n’est pas concluant, bien que S. Anselme semble avoir été entraîné par lui, comme on le voit dans son texte. En effet les descendants ne contractent pas par le péché du premier père une nécessité de pécher au point de ne pouvoir revenir à la justice, ce qui n’arrive qu’aux damnés. Aussi n’aurait-il pas transmis à ses descendants l’impossibilité absolue de pécher, ce qui ne se réalise que chez les bienheureux.

4. Le cas de l’homme n’est pas semblable à celui de l’ange. Car l’homme possède un libre arbitre susceptible de changement, aussi bien après le choix qu’avant celui-ci. Or, ceci n’est pas le fait de l’ange, comme on l’a dit plus haut en traitant des anges.